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23 janvier 2006

Dans l'engrenage de la guerre

Lentement, à contrecoeur et dans le désordre, l'Europe entre en guerre. Ce vocable honni reste aujourd'hui encore synonyme d'absurdité et d'atrocité pour maints esprits, et voici longtemps que les ministères de la guerre sont appelés « de la défense » ou que les études des conflits se devenues des « recherches sur la paix ». Comme si le fait de taire le nom d'un phénomène devait concourir à réduire son occurrence, voire à le conjurer. Sous l'emprise anesthésiante de l'idéologie pacifiste, la guerre est passée d'un moyen rationnel à une fin émotive, d'un outil stratégique à un projet apocalyptique ; du coup, on n'en veut pas, on ne la prépare pas, on préfère se rendre que la mener, et ceux qui la font sont de toute manière coupables.

Mais les temps changent. Les perceptions évoluent. La France, par la voix de son président, affirme sa disposition à employer l'arme nucléaire en cas de menace grave, symétrique ou non ; tollé prévisible et vain. La « troïka européenne » refuse de reprendre les négociations avec l'Iran tant que celui-ci poursuit ses activités nucléaires illicites. Les nations européennes, dans le cadre de l'OTAN, s'engagent progressivement toujours plus en Afghanistan et encaissent sans broncher leurs pertes en hausse. Les accusations d'alignement sur les Etats-Unis sont un indice supplémentaire de cette évolution vers l'extérieur.

Une évolution qui trouve son pendant à l'intérieur, où les pressions populaires se font croissantes pour une adaptation non seulement des forces de sécurité, mais également des règles de vie en société. Au Pays-Bas, le parlement vient de voter une loi visant à réduire l'immigration sans intégration par le biais d'un test préalable ; cette mesure a également été discutée dans d'autres pays. En Grande-Bretagne, suite aux attentats de Londres, des méthodes militaires ont été intégrées par les forces de l'ordre pour faire face à la menace d'attentats-suicides ; les prédicateurs islamistes appelant au djihad ont fini par perdre leur immunité. En France, l'état d'urgence a été mis en place pour maîtriser des violences urbaines de dimension insurrectionnelle. De tels développements auraient été inimaginables voici quelques années encore.

Ils s'expliquent en grande partie par des événements ou des déclarations qui ont eu un impact majeur. L'identification des terroristes ayant attaqué les transports publics londoniens a montré le danger potentiel de communautés immigrées et non assimilées ; la criminalité issue de telles communautés, la composante ethnique des émeutes en Europe et bien entendu le meurtre de Theo van Gogh ont également attiré l'attention. Au Danemark, dans un cas qui a un retentissement mondial, les menaces de mort adressées au journal ayant publié des caricatures de Mahomet ont révélé au grand public les risques qui pèsent sur la liberté d'expression. Par ailleurs, les appels au génocide lancés de façon répétée par le président iranien et l'échec de l'apaisement recherché par la diplomatie européenne ont contribué à écarter nombre d'illusions. Des menaces pèsent sur nous. Elles peuvent être proches ou lointaines, immédiates ou distantes, ouvertes ou clandestines, mais elles existent.

Cependant, les organisations et les personnes qui contrôlent les flux traditionnels de mots et d'images destinés à informer le public ne l'entendent pas ainsi. Les perceptions ne doivent pas sortir des sentiers battus et rebattus. Il suffit de lire la pleine page de réquisitoire unilatéral et manichéen que publie spontanément aujourd'hui Le Temps sur le camp de Guantanamo pour mesurer ces efforts constants de redressement des esprits, de recadrage des opinions. Le choix du vocabulaire joue également un rôle important : parler de « résistance » ou de « guérilla anti-américaine » en Irak, à propos d'une nébuleuse déchirée qui combat avant tout les Irakiens, ou désigner le Hamas comme un groupe « militant » ou « extrémiste » alors qu'il figure sur la liste des organisations terroristes tenue par l'Union européenne, n'est pas innocent. Cela véhicule des signifiés précis. Notamment celui voulant que la menace n'est jamais aussi dangereuse ou immorale que les mesures prises pour la combattre.

La grande redistribution du pouvoir occasionnée par la révolution de l'information réduit toutefois l'influence de ceux que l'on appelait les faiseurs d'opinion. L'échec de la constitution européenne dans plusieurs pays, malgré le soutien majoritaire des classes politique, académique et médiatique, symbolise cette évolution. Il en va de même dans le domaine sécuritaire, et le durcissement des gouvernements répond sans aucun doute aux inquiétudes exprimées par la population. Des mots sont d'ailleurs jetés au visage des dirigeants qui se risquent à de tels durcissements : on parle d'Etat policier, ou même de Gestapo, pour dénigrer l'activité croissante des services de renseignement ; on parle de « mur de la honte » pour délégitimer chaque barrière de protection ; on parle de « goulag » pour diaboliser les camps de prisonniers comme celui de Guantanamo. Quant à ceux qui osent parler de guerres, les annoncer, les juger inévitables, ce sont naturellement de vils traineurs de sabres, des bellicistes bornés, voire tout bonnement des fous furieux.

L'exagération délibérée et le recours aux symboles totalitaires soulignent le caractère émotif de ces réactions. Elles révèlent souvent le refus instinctif d'un monde qui change trop et trop vite, l'espoir d'échapper aux conséquences du changement, l'envie de figer le temps pour éviter les remises en question. Mais cet état d'esprit n'est pas généralisé ; les citoyens européens moyens n'ont pas cessé de croire à la supériorité de certaines valeurs, tout comme à la primauté de la sécurité physique, et si la majorité d'entre eux ne se sentent pas en guerre, ils n'en ont pas moins exprimé les refus qui en sont le préalable. La question n'est donc pas de savoir si l'Europe fera pleinement la guerre au fascisme islamiste, mais bien si elle saura le faire sans perdre son identité composite et ses fondations démocratiques.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 15:40

Commentaires

Et dire que je m' apprêtais justement à vous écrire pour suggérer de toucher un mot sur Guantanamo... MERCI !

Je n' ai JAMAIS compris ces pervers de pseudo-intellectuels qui mettent tant d' énergie à défendre ceux-là même qui veulent anéantir toutes leurs valeurs... ah oui on pourrait aussi parler du public Français acclamant Ben Laden aux Guignols de l' info. Ou de certains qui se questionnaient au sujet de la justesse des bombardements sur la Serbie en 99 alors qu' un génocide avait lieu...tsssss.....

Publié par Arnaud le 23 janvier 2006 à 16:02

Il est vrai que Guantanamo est devenu l'un des symboles des dérives sémantiques contemporaines, puisque les activités des détenus sont systématiquement passées sous silence pour mieux mettre en exergue leur situation. Maintenant, cela n'enlève rien au fait que ce camp est parfaitement critiquable, que la lenteur à faire passer les détenus devant un tribunal militaire pour déterminer leur statut de "combattant illégal" (comme le prévoient les Conventions de Genève) est incompréhensible, et que plusieurs techniques d'interrogatoire sont hautement discutables.

Seulement, si l'on veut émettre un jugement sur Guantanamo, il faut mettre en balance les aspects positifs et négatifs, montrer - au lieu de nier - ses produits en termes de renseignements et évaluer à leur aune les méthodes utilisées. Et si l'on revendique la fermeture du camp, une solution doit être proposée pour la détention des combattants islamistes capturés sur les champs de bataille lointains.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 16:18

Je n' ai JAMAIS compris ces pervers de pseudo-intellectuels qui mettent tant d' énergie à défendre ceux-là même qui veulent anéantir toutes leurs valeurs...

On peut interpréter différemment le constat figurant ci-dessus. Les personnes en question condamnent des actions qui sont, à leurs yeux, une trahison de certaines valeurs prônées par les Etats qui les transgressent. Autrement dit, utiliser des moyens qui ne font pas partie de nos valeurs revient à amincir la frontière qui nous sépare de nos adversaires.

Alex

Publié par Alex le 23 janvier 2006 à 16:20

Se mettre à ressembler à ses adversaires est certainement pour une nation le risque principal dans tout conflit asymétrique. Cela dit, sur la base des informations disponibles, je suis persuadé qu'aucun camp de prisonniers de guerre dans l'histoire n'a fourni de meilleurs traitements que Guantanamo. Et c'est justement le fait de passer sous silence cette réalité, cette nuance nécessaire, qui décrédibilise les critiques du camp.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 16:32

« Je suis persuadé qu'aucun camp de prisonniers de guerre dans l'histoire n'a fourni de meilleurs traitements que Guantanamo. » (LM)

Je ne nie pas la réalité du conflit en cours. Toutefois ce dernier peut difficilement être comparé aux « guerres classiques » que vous mentionnez.
Sur un champ de bataille ou à proximité de celui-ci, il est compréhensible que l'on s'organise de façon à résoudre au plus vite les problèmes auxquels il faut faire face. Ce n'est pas vraiment le cas à Guantanamo.
D'autre part, pour pouvoir vraiment se prononcer sur ce sujet, il faudrait au minimum qu'une organisation neutre puisse visiter librement les installations concernées.
Dans ce contexte, la phrase ci-dessus me paraît prématurée, voire purement spéculative. Car en raison du ton péremptoire utilisé (aucun camp de prisonniers de guerre dans l'histoire), vous ne laissez pas la place à un quelconque doute. Dans ce contexte, ce n'est rien moins que l'ensemble de l'histoire carcérale des conflits armés que vous mettez en jeu.
C'est un peu cavalier! (même si vous n'appréciez pas vraiment la gent équine) ;)

Alex

Publié par Alex le 23 janvier 2006 à 16:55

"On peut interpréter différemment le constat figurant ci-dessus. Les personnes en question condamnent des actions qui sont, à leurs yeux, une trahison de certaines valeurs prônées par les Etats qui les transgressent. Autrement dit, utiliser des moyens qui ne font pas partie de nos valeurs revient à amincir la frontière qui nous sépare de nos adversaires.

Alex"

Je n'aurais pas pu mieux le dire.

La question élémentaire du pourquoi de la guerre est légitime. Pourquoi se bat-on? Certainement pas pour se sauver soi-même, car on pourrait espérer "passer entre les gouttes", fuire, se défendre seul avec une arme de poing en cas d'attaque, etc. Dans la volonté de mener une guerre -défensive ou non- il y a forcément d'abord la conviction d'appartenir à une société valant la peine qu'on se batte pour elle.

En continuant de fouler aux pieds les valeurs sur lesquelles ils se sont construits, violant la vie privée des gens, ne repectant pas leurs propres lois, réstreignant les libertés individuelles, etc, nos états ont enclenché une curieuse dynamique : plus ils veulent se défendre, moins ils mérite d'être défendu.

Nier cela comme au travers de ce post, Ludovic, est à mon sens une grave erreur.

Publié par pan le 23 janvier 2006 à 17:01

Exact, Alex : mon affirmation est pour le moins absolue. Elle se base sur certains indices, comme la qualité des repas et des soins médicaux, ainsi que les possibilités de prière, lecture ou loisirs, qui la rendent à mon sens hautement probable ; mais ses limites sont celles de mes connaissances, et j'exprimais bien là une opinion ("je suis persuadé..."). Juste pour reconnaître le caractère cavalier de la chose ! :)

Maintenant, il est exact que le conflit actuel ne peut être comparé aux guerres classiques sur bien des points ; dans la mesure où le droit qui doit s'y appliquer date de ces guerres-là , nous sommes cependant contraints de le faire. Une révision de ce droit s'impose. Et le CICR, qui dispose d'un droit de visite à Guantanamo, ferait bien de s'y atteler.

A Pan : je ne pense pas que les Etats occidentaux démocratiques se comportent de façon aussi radicale que cela. Sortir de la légalité est une décision grave ; il faudrait en donner des exemples pour discuter de la chose. Je n'ai pas l'impression de spécifiquement nier dans mon billet les aspects négatifs de certaines mesures ; je pense simplement qu'il est possible d'accepter provisoirement une restriction mesurée des libertés si le bénéfice attendu en termes de sécurité le justifie.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 17:10

"je pense simplement qu'il est possible d'accepter provisoirement une restriction mesurée des libertés si le bénéfice attendu en termes de sécurité le justifie.
(Ludovic Monnerat)"


"Those who would give up essential Liberty, to purchase a little temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety.
(B Franklin)"

Inutile de dire que je vous donne tort face à Franklin. Mais c'est un choix, que vous pouvez faire.

Publié par pan le 23 janvier 2006 à 17:18

J'ajoute que si Franklin en parle, c'est parce qu'il s'était interrogé sur les modalité de progression des tyrannies.
"Temporaire", cela ne l'est jamais.

Publié par Pan le 23 janvier 2006 à 17:20

A Pan : sans vouloir donner l'impression de constituer une ligue contre le maître de ces lieux, je dois constater avec plaisir que nous sommes parfois sur la même longueur d'onde.

Salutations

Alex

Publié par Alex le 23 janvier 2006 à 17:30

Dites donc, Pan, vous n'exagérez pas un peu en comparant ma "restriction mesurée des libertés" et le "essential liberty" de Franklin ? Il me semble bien voir une différence entre les deux. Cela dit, pour éviter de débattre dans le vide de notions absolues, ou considérées comme telles, il vaut mieux prendre un exemple.

Celui que j'avais en tête est le cas de la Suisse pendant la Seconde guerre mondiale. Les libertés ont effectivement été réduites (elles le sont toujours en cas de service actif selon le droit actuel) au profit de la sécurité, et ceci de manière provisoire. Peut-être est-ce là un cas exceptionnel, qu'il serait vain d'ériger en règle ; c'est possible. Mais je crois effectivement que les situations extraordinaires exigent des pouvoirs qui le soient également, et que les Etats démocratiques ont la capacité de trouver des compromis ponctuels en la matière.

Maintenant, je serais intéressé à connaître votre avis concernant le camp de Guantanamo, et plus largement la préservation des libertés individuelles dans un conflit asymétrique où ces libertés sont précisément exploitées en vue d'actions offensives de nature terroriste...

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 17:33

Oui, Alex, la convergence entre vous et Pan est suffisamment rare pour m'être apparue comme significative ! :)

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 17:34

Mon avis sur Gunatanamo? Il est simple : je partage entièrement le point de vue de Sisyphe à ce sujet. C'est à dire que je pense que Guantanamo est une tache qui me gêne à chaque fois que je tente de défendre la position américaine auprès d'un "pacifiste" consensuel.

Les restrictions à la libertés et les violations de la vie privées sont pires que les (rares) violences occasionnées par un conflit asymétrique.
Je n'ai pas de problème avec l'exercice de la violence contre des terroristes : je les préfère morts que vifs, mais je détesterais d'avantage encore un état qui se mettrait à les tuer sans respecter ses propres règles. Je l'ai d'ailleurs expliqué ici si cela vous amuse, avec l'exemple des écoutes téléphoniques (pour ne citer que cela).

Pour Alex : je vous en prie : c'est une simple question de bonne foi.

Publié par pan le 23 janvier 2006 à 17:48

hum... en rédigeant ce billet, souhaitiez-vous inconsciemment être invité à l'émission infrarouge ? :o))))

Publié par Deru le 23 janvier 2006 à 19:18

Je ne pense pas que nos valeurs soient en danger avec Guantanamo, valeurs qui sont à géométrie variable et qui n'ont jamais ( pour la plupart ) subi le vote. C'est un héritage hétéroclite de façons de faire qui ces dernières années, a eu le support plus ou moins intéressés de groupes, plus ou moins honnêtes dans leurs démarches en s'appropriant ces valeurs qui restent contestables pour beaucoup de Citoyens. Ceux ci auraient préféré avoir une Charte des devoirs des Humains, précéder celle des droits. En état de guerre on est assujetti au secret et les prisonniers qui sortent régulièrement de Guantanamo ont toujours le loisir de former une association et je suis persuadé qu'ils ne manqueront pas d'argent pour peut être démontrer qu'ils sont des bons gars ;-)

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 23 janvier 2006 à 19:20

Eh bien, Deru, puisque vous en parlez, je peux vous le confier : Michel Zendali m'a téléphoné vendredi après-midi pour parler de ce thème et pour m'inviter dans l'émission de demain. Malgré son insistance, j'ai refusé ; non seulement j'ai pour principe de ne pas participer à des débats, parce que je me dois d'avoir un certain contrôle sur les propos échangés et éviter toute association qui pourrait être dommageable à mon employeur, mais le contexte m'aurait en plus amené à passer pour le pro-américain de service. Très peu pour moi, d'autant que le camp de Guantanamo est stratégiquement et moralement indéfendable.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 19:44

La très célèbre phrase de Franklin est certes très belle ... mais tout autant utopique. On peut bien sûr essayer de distinguer ce que sont ces libertés essentielles au sens de Franklin, mais au final force est de constater que tout un chacun passe son temps à accepter des pertes de liberté pour augmenter sa sécurité.

Il me semble que c'est à chacun de définir quelles sont ses libertés essentielles qu'il ne remettrait pas en cause pour plus de sécurité, de choisir quelle limite il se pose, de définir quelle optimisation entre ces deux contraintes il cherchera à atteindre, et pas à une citation, aussi belle soit-elle, de lui imposer comment il devra vivre sa vie.

Cette phrase est dictatoriale.

PS: http://www.evoweb.net/blog/index.php/2004/06/28/p73/Vocabulaire--repentance.html

Publié par Evoweb le 23 janvier 2006 à 19:53

Les commentaires sont interessants mais... hors sujet: un post sur Guantanamo est sans doute necessaire a cause de valeurs et contre valeurs cites. Mais rappelons que le sujet du post est la prise de conscience de la guerre!!!
C'est la, entre autres, un des messages passes par Chirac ds son discours de l'Ile Longue: une reconnaissance, de facto, du fait de la guerre, de la necessite de s'y preparer.
Un droit de l'Homme universellement reconnu est le droit a la defense, de sa personne, de sa famille, de ses biens, avec le droit a la liberte, au travail. Le devoir de l'Etat est de lui donner ce droit. Il est donc interessant que les mouvements droits-de-l-hommistes l'ont oublie: mais ils ont tellement oublie de choses!

Publié par Ram Zenit le 23 janvier 2006 à 20:41

La guerre, comme vous le soulignez, ne veut effectivement plus dire son nom, en occident pour le moins...

Mais cette habitude d'user et d'abuser d'euphémismes pour enrober, édulcorer des réalités devenues trop brutes empoisonne notre sphère quotidienne, à tout propos.

Elle touche notre humanité:

Le "mal-entendant" a remplacé le sourd, le "non-voyant", l'aveugle, la "persone à mobilité réduite" le cul-jatte, la "personne de petite taille", le nain, le vagabond est désormais un "sans domicile fixe", le nécessiteux, pire, le pauvre s'est transformé en "allocataire des minimas sociaux" etc. Il est vrai que la "technicité" des termes possède la facheuse tendence à dédramatiser des situations jugées seulement "inconfortables" ...

Elle touche notre conception du monde:

Le "pays du tiers monde", autrefois "sous-développé" est devenu "en voie de développement", puis "émmergeant"...

Si ce refus d'une réalité devenu insupportable traduit un affaiblissement certain des valeurs traditionelles, la passe d'arme relative à Guantanamo révèle également leur brouille, leur dilution. Nous ne sommes plus en mesure de nous accepter, semble t'il, tels que nous sommes, et les valeurs qui ont prévalues à la puissance, la force et la réussite de l'occident sont aujourd'hui dénoncées avec une étrange vigueur comme des "contre-valeurs".

Si les remarques de l'Axe "Pan-Alex" ;) sont pertinentes au regard de l'affaiblissement de l'Etat lorsqu'il s'écarte de son système de valeur, au point de ne plus susciter l'adhésion et le reflexe de défense des citoyens, votre proposition sur la restriction ou la limitation "temporaire" (c'était le mot important à retenir) participe du bon sens même...Un peu d'Histoire:

Du temps de la République romaine, en cas de danger imminent, le sénat, à savoir les représentants du peuple (du moins la partie sensitaire et éduquée...pas la plèbe) avait coutume de nommer un "dictateur" pour une période de 6 mois, lequel prenait alors pour ainsi dire les pleins pouvoirs et avait carte blanche pour garantir la défense de la République, de ses institutions, de son peuple... Dans leur grande sagesse, les ancien avaient compris que d'un petit mal, il pouvait naître un plus grand bien...CQFD.

Avec l'Empire, cette habitude était devenu inutile, il n'y avait plus qu'un seul chef, distateur permament. Mais sur le déclin, miné par les crises économiques et monétaires autant que par les querelles politiques et la dilutions des valeurs traditionnelles, Rome ne trouva bientôt plus personne pour la défendre. Le Romain, depuis bien longtemps n'était plus le paysans du Latium, mais des grecs, des égyptiens, des numides, des gallo-romains, etc.(l'empereur caracala, grand démago, ayant par son édit de 212 ou 222 donné la citoyenneté (et donc les privilèges) à tous les habitants de l'empire).

Plus de valeurs communes, trop d'impôts, des intérêts devenus antagonistes entre les différentes préfectures, bref...Lorsque nos amis les barbares arrivèrent, il n'y eu personne pour défendre ce qui était devenu, il faut bien le dire, une coquille vide!! Là où les quelques légions d'origine, formées de citoyens "en conscience" armées par un Pompée ou un César, bien encadrées, auraient suffit à refouler les hordes dépenaillées de nouveaux venus, il n'y avait plus rien, ni énergie, ni ressource, ni volonté...Rome, la ville éternelle était brisée, et elle s'était cassée de l'intérieur, toute seule, avec le temps, l'air de rien, sans y prendre garde. Les barbares n'y étaient pour rien.

Cette paranthèse un peu longue pour affirmer avec force qu'il vaut effectivement encore mieux se priver momentanéement de sa libertée que de la voire s'envoler à tout jamais. Question de priorité...n'en déplaise aux groupies du père Franklin et autres pilgrim father's band :)

Publié par Winkelried le 23 janvier 2006 à 22:01

Encore une fois un texte magnifique, une analyse nuancée et argumentée. Toujours un plaisir de te lire, Ludovic;-)

Je n'arrive pas à croire que la perversion continue du langage des médias, leur action d'un seul tenant vers le "désarmement des esprits" ne soit pas orchestrées. La première chose à laquelle je peux penser ce sont les bailleurs de fonds. A qui appartiennent les médias aujourd'hui? On sait par ailleurs qu'ils se sont regroupés en peu de main dans la dernière décade. Et je ne parle pas des prête-noms mais de ceux qui possèdent le capital et le pouvoir de décider de l'orientation de l'information.

Prenons un cas exemplaire par le retentissement qu'il a eu et l'influence qu'il a exercé sur l'opinion publique. L'affaire France 2 - Enderlin - Al Dura dure depuis cinq ans pendant lesquels les témoins n'ont pas osé parler, les députés ont été éconduits, les incohérences camouflées, les mensonges justifiés et les curieux intimidés. Même les autorités ne semblent pas en mesure d'exiger de France 2 qu'elle rende public l'ensemble des images filmées le 30/09/2000 à Gaza. Pourquoi?

Le cas est emblématique de la manipulation des médias et des pouvoirs qui en restant dans l'ombre non seulement permettent mais encouragent la désinformation, mais c'est l'arbre qui cache la forêt. Il n'y a pas un jour sans qu'en regardant la TV ou en lisant un journal, on ne se voit soumis à une forme ou une autre de distorsion de la logique au profit de la "pensée unique".

Alex a parlé de la "trahison de certaines valeurs" par rapport à des mesures sécuritaires qui restreignent nos libertés. Mais avant les écoutes éventuelles de mes communications, ce qui a été largement attaquée ces dernières années c'est ma liberté d'accès à une information correcte, c'est-à -dire qui tente au moins de donner des faits de manière impartiale. Dieu merci il y a le net, encore faut-il là -aussi rester vigilant...

A qui profite le crime de désinformation? Dans quelle direction nous oriente-t'-il?


Publié par elf le 23 janvier 2006 à 22:02

@ Winkelried :

Bien sûr que vous avez (ô combien!) raison.

Seulement dites-moi si les lois qui permettent les écoutes téléphoniques, le pistages du surfing internet, la confiscation des armes à feu, l'enregistrement des trajets motorisés (en projet en GB) ont une date de péremption?

Publié par pan le 23 janvier 2006 à 22:16

Merci pour ces commentaires brillants, elf et Winkelried, et pour le temps que vous avez pris à les écrire. C'est un honneur que de pouvoir accueillir de tels propos sur ce site...

Ceci dit, elf, tout en soulignant la pertinence des questions que tu poses, je ne partage pas ta prémisse : après presque 17 ans passés à côtoyer le milieu de la presse, je suis *vraiment* persuadé que leur action n'est pas orchestrée. Il n'y a pas une conspiration des médias, en tout cas pour l'essentiel ; les rédactions sont composées de gens qui aiment leur métier et qui accordent une grande importance à la déontologie. A mon avis, le problème vient du fait que la majorité entre dans ce métier en voulant changer le monde, en désirant "faire le bien", et que leur intention - et leurs idées très uniformisées - aboutit à contredire cette déontologie, à se comporter différemment en fonction des sujets. Je ne dis pas que les intérêts financiers ne jouent aucun rôle, mais je pense que la principale cause des dérives se situent dans la motivation militante des journalistes.

A Winkelried : rien à ajouter, l'exemple de l'empire romain est des plus éclairants sur la volonté de défense. A ce sujet, je conseille le livre de Philippe Richardot sur la fin de l'armée romaine. Une référence.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 janvier 2006 à 22:25

Encore une fois, je suis totalement d'accord avec ce que dit Winkelried.
Le problème, c'est que ces lois ne sont pratiquement jamais "temporaires".

Publié par pan le 23 janvier 2006 à 22:31

Je désire apporter un ou deux points sur la discussion autour de Guantanamo. Je souligne que je me rends parfaitement compte du besoin légitime des Américains à extraire des informations de gens qui en detiennent (nous en profitons également en Europe).

Je n'aime pas faire dans les grosses comparaisons, mais tout de même: Durant mon activité professionnelle, j'ai eu l'occasion de voir des hommes sur lesquels s'étaientt abattus la police et la justice. Ils avaient été arrêtés pour différents motifs (à tort ou à raison) et clamaient bien sûr leur innocence tandis que les juges d'instruction (on les appellent "Staatsanwalt" à Zurich, mais peu importe, je parle des chefs de l'instruction policière et de l'accusation en première instance) étaient convaincus qu'ils avaient commis toutes les horreurs possibles. J'ai alors appris à apprécier notre système légal qui veut qu'un juge soit désigné pour verifier et approuver ou infirmer la "mise au frais" de l'intéressé. C'est important parce qu'un juge est (en règle générale) quelqu'un d'impartial et d'intelligent qui prend son boulot au sérieux. Les Américains connaissent d'ailleurs très bien cette institution dite "habeas corpus". Cela ne signifie rien d'autre que l'obligation d'un Etat de justifier et d'expliquer une arrestation face à un juge. C'est en fait complémentaire au monopole de la violence qu'a l'Etat. Ce n'est que de cette manière que l'on peut s'assurer que l'État exerce son droit d'arrêter des gens de manière légitime, c'est à dire avant tout, de manière proportionnée et légale.

Ce qui me dépasse par contre, c'est que les Etats-unis se dispensent maintenant de toute obligation de "rendre compte" sous prétexte d'être en guerre (Ils n'ont toutefois jamais avancé l'argument fascistoïde du: "Ils sont contre nous et n'ont pas nos valeurs - qu'ils ne les réclament pas alors, tout est permis contre cette racaille"; même Goering, Eichmann et Marwan Barghouti avaient droit à un véritable procès). Certains disent maintenant que Guantanamo n'est pas territoire américain et que donc la législation américaine ne s'y appliquerait pas - laissez-moi rire. Les Américains y exercent un véritable pouvoir étatique, c'est eux qui ont la maîtrise de tout ce qui s'y passe (Je ne pense pas qu'ils aient demandé l'autorisation de construire à Castro...). Cela est suffisant pour les rendre responsables de ce qui s'y passe.

Je suis bien entendu entièrement d'accord avec Alex et Pan (et je ne crois en somme pas être très éloigné de Ludovic). Un État moderne et civilsé bâti sur des valeurs "occidentales" se doit de respecter un noyau élémentaire de certains droits fondamentaux. Il va de soi qu'une situation peut exiger la restriction de certains droits. L'exemple de Ludovic de la Suisse en guerre est aussi trivial que bon. C'est évident. Mais il ne faut pas confondre principe et modalités. Le droit d'avoir accès à une instance judiciaire indépendante qui vérifie mon emprisonnement (ou toute autre restriction de ma liberté) est un des principes majeurs qui régissent mes rapport avec l'État. Bafouer ce principe est la qualité d'États totalitaires. C'est pour cela que je disais sur mon blog que les Américains sont "un-american" à Guantanamo. Ils y violent l'esprit même de leur déclaration d'indépendance, de leur constitution et de leur bill of rights.

Ce que j'exige n'est pas une application stupide et à la lettre des Conventions de Genève. Mais j'attends des Etats-unis d'instaurer des procédures légales dignes de ce nom pour traiter de la question de manière générale en attendant que les Conventions de Genève soient révisées et adaptés. Il est intolérable d'emprionner des hommes depuis plus de quatre ans et sans limite dans le temps, sans avoir eu une fois à verifier leur statut et leur responsabilité. Les Américains se doivent de vivre selon leurs propres valeurs fondatrices.

Publié par Sisyphe le 23 janvier 2006 à 23:03

Est-il possible de faire parler un fanatique sans contrainte? La contrainte est elle acceptable et acceptée dans un état de droit? La contrainte se justifie-t-elle par l'importance des renseignements qu'elle permet de soutirer? Ces renseignements sont-ils d'importance vitale c'est-à -dire permettent -ils de sauver des vies?
Je crois qu'il est aussi nécessaire de regarder le problème par l'autre bout à propos de Guantanamo.

Les droits et les devoirs rentrent en conflits au point exact de la contrainte. En tant qu'individu je veux être respecté dans mon intégrité physique et psychologique, mais en même temps j'attends de l'Etat qu'il assure ma sécurité et pare au terrorisme. On peut mettre des gardes-fous qui répondent à nos valeurs d'humanité, mais il y a un seuil où nécessairement la défense de ces valeurs va demander qu'on en sorte. Est-ce une contradiction fatale ou une mise en suspens temporaire de ces valeurs? Il me semble que cela dépend de l'encadrement de la contrainte, de ceux qui l'exercent et de leur formation.

Publié par elf le 24 janvier 2006 à 0:15

Je pense que les Américains ont eu raison de soustraire ces " personnes " à Guantanamo quand on voit le cirque Slobodan Milosevic et maintenant celui du Grand Sadam. Nous vivons dans un monde d'images, très faciles à manipuler. Les Américains connaissent bien ce phénomène avec des procès clownesque de toutes sortes et Ben Laden sans ses cassettes serait presque oublié. Il faut maintenir cette nébuleuse dans les ténèbres, et revoir l'utilité d'un juge quand l'Assassin n'a d'autre mobile que celui de tuer pour tuer et qui vous le dit clairement. 4 ans c'est la peine moyenne que l'on donne au Québec pour un chauffeur ivre qui tue quelqu'un sur la route, alors Guantanamo...

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 24 janvier 2006 à 4:07

« On peut mettre des gardes-fous qui répondent à nos valeurs d'humanité, mais il y a un seuil où nécessairement la défense de ces valeurs va demander qu'on en sorte. » (elf)


Le problème ne se limite pas à la question évoquée ci-dessus. Elle dépasse largement ce cadre. Dans un conflit globalisé dans lequel l'information a acquis une grande importance, un site comme Guantanamo a également des répercussions qui influencent aussi bien les membres de la partie adverse que nos propres citoyens. Dans ce contexte, il est nécessaire de se demander comment un tel site est compris et interprété par la majorité d'entre nous. Pour ma part, je suis convaincu que Guantanamo agit plus en tant qu'élément affaiblissant la lutte contre le terrorisme que l'inverse.

Alex

Publié par Alex le 24 janvier 2006 à 8:21

L'avis d'un connaisseur (de droit international) sur Gitmo:
http://extremecentre.org/?p=456
À mon avis, il faudrait envoyer ça, avec le post de Ludovic à
[email protected]

Publié par Sittingbull le 24 janvier 2006 à 15:04

Serait-il possible de m'indiquer en quoi les americains devrait suivre les conventions de Geneve ?

Il me semble que ces regles ont ete definies pour des combattants constitues en armee et portant un uniforme.

Et non pas pour ses laches terroristes qui se dissimulent parmis les civils, et qui profitent des libertes de nos democraties ?

Est-ce exact ? Inexact ?


LM: "plusieurs techniques d'interrogatoire sont hautement discutables"

Comment voulez-vous obtenir des renseignements ? En leur disant "S'il vous plait, auriez-vous la gentilesse de repondre a quelques questions ?"

Quelles techniques exactement seraient "Hautement discutable" ?

De plus le traitement mediatique et les dires des liberes de Guantanamo ne m'inspire aucune confiance.

Quand on se souvient du hoax de newsweek parlant de "corans jetes dans les toilettes a Guantanamo" qui a provoque la mort de personnes tuees dans des emeutes de musulmans en colere ...

il convient de rester prudent devant les mises en accusation partisanes des americains.


Ces debats sur Guantanamo me font penser aux deux poids deux mesures habituels:

Un "crime" commis soit disant par les Usa devient une abomination (par ex: Abu Ghraib) digne des nazis, le meme crime commis par un autre pays est aussitot pardonne et oublie.

Un "crime" commis par Israel devient une abomination (par ex: elimination ciblee de terroriste) digne des nazis, des crimes encore pire commis par le camp arabo-musulman est aussitot pardonne et oublie.

Un "crime" commis par les occidentaux devient une abomination (par ex: la colonisation), les autres peuplades sont blanches comme neige ...


Ce deux poids de mesure est INACCEPTABLE.

Avant de se focaliser sur Guantanamo, nos defenseurs des droits de l'homme, de la democratie, des libertes DEVRAIENT D'ABORD SE SOUCIER de Cuba, Coree du Nord, Chine, Zimbabwe, Soudan/Darfour, Iran etc.

Les choix est grand.

Cordialement

A. Meladius

Publié par AMeladius le 24 janvier 2006 à 21:20