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28 décembre 2005

Le mythe du journalisme

La blogosphère anglophone est agitée depuis lundi par un article du Washington Post décrivant certains efforts américains sur le plan de l'information en Irak, et liant directement aux opérations d'information militaires les blogueurs Bill Roggio et Michael Yon, au même titre que les actions effectivement entreprises par les formations arméees sur place. Cet article a suscité de nombreux commentaires dans le sens d'une lutte de pouvoir entre nouveaux et anciens médias, ainsi qu'un correctif détaillé de Bill Roggio lui-même. Le fond du problème est le suivant : les journalistes du Post décrivent des activités d'information publique sans une seule fois évoquer celles des médias, à commencer par leur propre organe de presse. Une séparation implicite et automatique entre l'information journalistique et celle qui ne l'est pas, sans que la question de leur différence ne soit posée.

Cette question est abordée par Wretchard sur son Belmont Club. D'après lui, c'est l'exactitude des faits rendus publics qui rend crédible une information et l'individu ou l'organisation qui la diffusent ; ce n'est pas la nature de l'organisation ou la profession de l'individu qui en soi assurent cette crédibilité, même si j'ajouterais qu'elles peuvent bien entendu y concourir. Les médias traditionnels vivent encore dans l'illusion qu'une carte de presse et une rédaction établie garantissent une information de qualité ; l'existence certes discrète d'un label de qualité en Suisse romande rappelle cependant, au même titre que l'article du Washington Post, que les médias sont juge et partie en la matière. A une époque où l'acquisition, le traitement et la diffusion de l'information échappent de plus en plus aux professionnels de la branche, comment encore se fier aveuglément à des corporations qui luttent contre le déclin ?

Il faut donc dénoncer le mythe du journalisme. Dans la conception implicite des médias traditionnels, le monde de l'information se divise entre les journalistes, qui avec honnêteté et courage s'efforcent d'informer le public, et les propagandistes publics ou privés qui ne visent qu'à influencer ce même public. Même les médias ouvertement engagés sur le plan politique revendiquent la même probité déontologique, et justifient leur orientation par la volonté de "donner du sens". Ces prétentions sont à mon sens sans objet : d'un point de vue pragmatique, tout producteur ou diffuseur d'information participe automatiquement à la guerre du sens, qu'il s'agisse de le donner, de l'altérer ou de l'imposer, et influence délibérément ou non les perceptions, et donc les opinions et les comportements. Au demeurant, on ne peut que s'étonner des prétentions affichées par les médias traditionnels face à la place accordée aux journalistes-combattants dans leurs rédactions.

Dès lors que la crédibilité de l'information repose sur l'exactitude des faits révélés, sur la transparence des méthodes utilisées et sur l'aptitude à corriger les erreurs commises, faire mieux que la production moyenne des journalistes professionnels est devenu possible. Mon expérience personnelle me l'a montré : à Sumatra, comme le montre ce billet sur les opérations aériennes et cet autre sur le transport retour des hélicoptères, j'étais en position de faire des reportages de qualité, à la fois exacts, transparents et interactifs, dont la plupart des journalistes n'auraient pas été capables, en partie par manque de connaissances sur le milieu militaire, mais surtout par leur distance vis-à -vis de l'action et de leurs auteurs. Etre au plus près des événements reste la meilleure manière de produire une information credible per se, comme l'oublient les reporters en chambre ; à plus forte raison lorsque l'on participe à l'action (un élément sur lequel je reviendrai prochainement).

Il convient toutefois de ne pas tomber dans l'excès inverse, en faisant de la position le critère déterminant pour la qualité de l'information. Pour en rester à mon propre sujet, ma formation journalistique est évidemment un avantage considérable sur le plan rédactionnel, mais ma fonction militaire limite également les sujets que je peux aborder ou les précisions que je peux donner. La sécurité opérationnelle impose ainsi l'auto-censure : dans le billet mis en lien ci-dessus sur le retour des Super Puma, j'ai parlé d'une "escale dans le sous-continent indien" ; je savais pertinemment que l'Antonov se poserait à Karachi, mais j'ai estimé préférable d'éviter tout risque, et ce type de décision s'applique naturellement à des informations bien plus sensibles. Il est donc logique de considérer toute information publique par définition imparfaite, incomplète et incorrecte, et de la juger d'un oeil critique, au besoin en vérifiant les faits sur lesquels elle repose. Ce qui est précisément incompatible avec les modes de consommation usuels.

Publié par Ludovic Monnerat le 28 décembre 2005 à 11:16

Commentaires

Etre au plus près des événements reste la meilleure manière de produire une information credible per se, comme l'oublient les reporters en chambre ; à plus forte raison lorsque l'on participe à l'action (un élément sur lequel je reviendrai prochainement).

Certes mon cher cher ludo mais c'est exactement votre cas, un journaliste qui n'a aucune idée du terrain mais alors aucune ! Vous pensez qu'avoin passé 15 jours à Aceh vous donne le droit de vous expriemr sur l'indonésie.... allons soyons sérieux un instant. Vous n'êtes qu'un wanabe de plus.

Publié par Zoomzoom le 28 décembre 2005 à 13:54

Lorsque l'on tient un carnet, on reçoit de temps en temps ce type de commentaire anonyme, généralement à côté de la plaque, qui utilise un thème donné pour en venir à des attaques personnelles mal déguisées. C'est le cas ici : l'auteur prétend que mes billets mis en exemple m'amenaient à m'exprimer sur l'Indonésie en tant que journaliste, alors qu'ils portaient sur une opération militaire d'une task force dont j'étais l'un des officiers d'état-major. On se demande bien ce qui pouvait lui passer par la tête... Dans ce contexte, le terme de "wanabe" lui revient promptement à la figure ! :)

Publié par Ludovic Monnerat le 28 décembre 2005 à 16:17

Ça ne vaut pas la même la dépense calorique nécessaire à une réponse...;o)

Publié par al le 28 décembre 2005 à 16:57

Je suis à moitié d'accord avec ta position.

En effet, il existe deux types (au moins) de journalismes : le journalisme généraliste, et sa version spécialisée.

Or, je crois que pour faire du journalisme généraliste, il faut avoir une certaine approche de béotien, qui bien souvent permet de se poser des questions qu'un spécialiste ne se poserait. Et de tomber sur des sujets qu'un spécialiste ne remuerait pas.

Je pense que la presse gagne beaucoup à savoir mélanger le journaliste généraliste et le journaliste spécialisé. La dialectique qui émerge est salutaire à l'information.

Non ?

Publié par Psykotik le 28 décembre 2005 à 17:22

Cet article du Washington Post n'est pas étonnant.
Mais trop c'est trop.
Quand on sait que pendant tout le régne de Saddam Hussein chaque journaliste travaillant en Irak devait se coltiner un controleur/fixeur/membre des services secrets(appellez le comme vous voulez) et que tout envoyé spécial qui faisait une intervention en direct d'Irak avait à 3 m de lui (bien caché de la camera) cette personne qui surveillait tout ce qu'il disait.
Et si par hasard les propos déplaisaient aux autorités irakiennes autant dire que les jours de ce journaliste en Irak étaient comptés. Ab nach Hause.
A-t-on jamais entendu la moindre protestation contre ces méthodes?
mais bien sûr que non trop peur de perdre l'accréditation.
J'avoue ne pas éprouver beaucoup de sympathie pour cette profession.

Publié par Rogemi le 28 décembre 2005 à 18:28

Pour ma part, je suis étonné de la facilité avec laquelle on peut créer un évenement, alors qu'il est évident - pour le béotiens - qu'il s'agit en fait d'une auto-promo déguisé...

Exemple ? Dans quinze minutes, il y a le TJ, je suis prêt à parier que l'un des titres principaux sera la déclaration de caritas selon laquelle il y a 1'000'000 de pauvres en Suisse... Scoop ? Pas vraiment... surtout qu'il s'agit - seulement - des chiffres 2003 de l'office fédéral de la statistique, avec des cumuls tout "objectif" de l'organisation...

Par contre, en plein rappel du Tsunami 2005, l'organisation aura réussi un beau coup pour attirer une visibilité médiatique certaine et ainsi redonner du tonus aux dons... Qui croit encore à la nécessité de sortir de tels chiffres en cette période ?

Par contre, pour qui veut s'informer sur le sujet, sur leur site internet, je n'ai réussi à trouver aucune donnée concrète sur le sujet, si ce n'est cette image: http://web.caritas.ch/page.php?pid=15&fid=762

Enfin, heureusement qu'il y a l'administration:
http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/infothek/erhebungen__quellen/blank/blank/enquete_suisse_sur/ergebnisse.html

Y a-t-il encore un regard impartial dans les choix éditoriaux des titres... Je peux vous assurer que je souhaiterais me tromper... et voir que le TJ parlera de la vraie actualité aujourd'hui et non de chiffres de 2003....

Publié par Deru le 28 décembre 2005 à 19:26

Bonsoir:
cette phrase:

"Etre au plus près des événements reste la meilleure manière de produire une information credible per se, comme l'oublient les reporters en chambre"

me fait penser au "jein".... Il est clair que pour produire une information crédible, il faut connaître le sujet dont l'on parle. Mais le fait d'être trop prêt des événements accentue une certaine perception des faits, et souvent empêche le recul nécessaire, ne serait-ce que par un manque d'informations autres ou en raison d'une charge émotionnelle.

Connaître le sujet est un fait. Mais le spécialiste verra le moindre détail de sa vue, et le généraliste simplifiera trop certains points lors d'une vision d'ensemble. Le spécialiste que tu es ne devrais pas l'oublier....

Se livrer à cet exercice d'équilibre est à mon avis voué à l'échec ne serait-ce qu'en raison de la nature humaine. Chacun à son vécu et deux personnes avec les mêmes connaissances voyant la même scène auront déjà probablement des compréhensions différentes. Mais s'y livrer ouvertement est une preuve d'honnêteté intellectuelle qui crédiblise le message et renforce la confiance envers l'auteur. Donner ou admettre ses propres limitations permet aussi souvent de mieux comprendre la perspective présentée et permet de la respecter, même en cas de désaccord. C'est ce qui souvent - mais pas toujours hélas - fait la force des billets placés sur ce site.
Bonne soirée
pierre-andré

Publié par Pierre-André Jacquod le 28 décembre 2005 à 19:37

le point de vue d'un poete avant tout, pour rappeler que les travers de la presse -en général- ne sont pas neuf, mais semblent exacerbés à chaque mutation technologique importante (grosse banalité foireuse , excusez le raccourci...):

« La presse est une bouche forcée d'être toujours ouverte et de parler toujours. De là vient qu'elle dit mille fois plus qu'elle n'a à dire, et qu'elle divague souvent. » Alfred de Vigny

Et les évolutions induites dans la presse, comme dans l'édition, par la mécanisation (à vapeur) de l'imprimerie au XIX sont intéressantes et ressemblent à ce que nous voyons aujourd'hui grâce à internet : accélération de la diffusion de l'information, baisse du cout d'accès à cette information, concurrence accrue des sources, capacité plus ouverte au public de transformer cette info en connaissances (et en critique) sans que cette transmutation soit garantie...

Pour un point de vue critique interne (mais sans doute impuissant) de la presse et des médias , voir dans ce document,

http://www.infotechart.com/info/info.pdf

à la page 17
"les 7 péchés quotidiens des journaux télévisés"
- l'imitation
- la prévisibilité
- l'artificialité
- la paresse
- l'ultra simplification
- le hype
- le cynisme

les 7 péchés sont lisibles en v o complète ici http://www.rtnda.org/resources/speeches/heyward.shtml

Publié par marcu setti le 28 décembre 2005 à 20:35

"... En effet, il existe deux types (au moins) de journalismes : le journalisme généraliste, et sa version spécialisée..." et un troisième le salopart! appelons donc un chat, un chat. Que le journaliste soit sur le terrain, en chambre, embended ou en fauteuille roulant quelle importance s'il écrit de bon papiers bien documentés etc. Avec les moyens actuels un journaliste peu pondre quelque chose de plus juste et même de plus vivant qu'un autre bouffant des baklava dans un Fondouk au milieu de nul part... mais le salopart, lui, fabrique de la désinformation, à ne pas confondre avec des articles honnêtes mais orientés. Le salopart est un Terroriste des idées et doit être combattu comme les autres terroristes. C'est trop facile de se cacher derrière la liberté de la Presse pour faire son sale travail de Terroriste, de salopart et ne jamais être inquiété parce qu'aucun jeux de carte n'a jamais été imprimé à leur sujet.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 29 décembre 2005 à 5:37

Eh bien M. Senamaud, quelle verve!!

Je ne sais pas si les journalistes-terroristes sont si nombreux qu'il leur faut une catégorie à part.

De mon côté, je pense simplement que les journalistes sont des êtres humains en prise avec leur orgueil. Orgueil de celui qui écrit pour les autres, avec la certitude d'être lu. Comment dans ces circonstances, ne peut-on pas tomber dans le piège de la supériorité intellectuelle, devenir imbu de sa personne?

Simplement parce qu'il se trouve en position d'émetteur, un journaliste est en position de force par rapport à son lectorat. Seul l'émiettement de ce dernier peut amener à une certaine remise en question, mais de ce que j'ai vu des innombrables titres de presse qui se cassent la figure, l'examen de conscience porte rarement sur la qualité de l'information livrée.

En tant que "raffineur" d'information brute, le journaliste a la tendance typiquement humaine d'y intervenir pour rajouter son grain de sel et modifier quelque peu l'article d'une façon qui sied à ses opinions.

Le journaliste réellement professionnel est conscient de ce biais et essaye de le combattre. A l'autre extrémité de l'échelle, le journaliste militant s'y abandonne avec délice et transforme le moindre compte-rendu en tribune, ou en plaidoirie.

Il n'y a pas de solution immédiate à ce problème du côté des journalistes. Je crois que la seule possibilité est une clairvoyance accrue de la part des lecteurs, avec une multiplication de leurs sources, et un accès plus large à l'information la plus brute. Dans cette optique, l'accès direct aux dépêches par internet (qui permettent de se passer d'une ou deux couches d'intermédiaires) et l'émergence des journaux gratuits qui reprennent ces mêmes informations brutes sur papier sont hautement salutaires.

Peut-être verra-t-on un jour un label qualité émerger pour jauger l'indépendance intellectuelle des acteurs de la profession?.. Notre bon Ludovic Monnerat pourrait faire partie de ce jury, d'ailleurs.

Publié par Stephane le 29 décembre 2005 à 9:22

En plein dans le mille! Dès que vous commencez à critiquer le travail de certains "journalistes" des commentaires acides à votre encontre arriveront de plus en plus car vos billets prennent une audience par le sérieux de l'analyse et des sources!

Un exemple qui illustre vos commentaires se trouve dans le journal 24 Heures d'aujourd'hui sous opinion de M. Gross, le médiateur du journal. Il essaye de remettre en place un édile qui se plaignait des excès du Rédacteur en Chef et attribue le titre de "chiens de garde" de la démocratie en encensant son Rédacteur en Chef.

Large débat sur le rôle et la déontologie du journaliste. Entre son opinion et le fait de rapporter les évènements! Comment faire la part du commentaire et de l'intoxication volontaire des lecteurs dans son récit, ainsi que le dénigrement d'opposants qui utilisent leurs droits démocratiques.

Autre exemple le journal Le Temps de cette semaine rapporte sur la maladie et l'opération du coeur d'Ariel Sharon - Après l'introduction de son reportage de manière sournoise - le "journaliste" glisse les ennuis du fils Sharon avec la Justice...
Quel rapport avec le contenu et la maladie de son père: aucun!...

Les questions soulevées par le Washington Post correspondent de plus en plus à la situation des médias qui perdent le monopole de l'information.

Continuez en 2006 à diffuser votre vision et vos sources d'information, vos lecteurs deviennent nombreux.

Publié par Marcel le 29 décembre 2005 à 10:10