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4 mars 2005

Vers des soldats médiatiques

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MEDAN - C'est une réflexion que j'ai cernée depuis plusieurs années, mais que mon déploiement ici m'a permis de vérifier : les militaires contemporains sont tous des journalistes en puissance, des individus capables de transmettre au-delà des océans les reflets et échos de leur activité et du secteur dans lequel ils sont engagés. Une telle réalité existe en Irak depuis 2003, comme les nombreux récits et images disponibles sur Internet le prouvent, et se généralise rapidement ; les billets disponibles ci-dessous ne sont qu'un exemple encore limité - en raison de sa nature individuelle - des capacités offertes par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Nous entrons dans une ère où la polyvalence et l'omniprésence des individus mis en réseau forme une source de puissance au potentiel redoutable.

Tous les militaires suisses ou presque, à Sumatra, possèdent un appareil photo numérique et un téléphone portable, et tous utilisent leur accès à Internet pour consulter et envoyer des messages électroniques. Dès qu'une occasion se présente, les membres du contingent prennent des photos - d'eux-mêmes, du paysage, des destructions causées par le tsunami ou de la population locale ; l'état-major de la Task Force SUMA a déjà rassemblé plus de 5000 photos - et quelques vidéos - prises par les membres du contingent. Les officiers d'état-major qui travaillaient au nord de Sumatra prenaient des photos de manière systématique ; les mécaniciens embarqués dans les Super Puma étaient collés aux ouvertures pour photographier les régions survolées ; même les pilotes s'arrangeaient entre eux pour se passer les commandes et tranquillement prendre leurs images - en profitant des ouvertures du cockpit !

Les téléphones portables sont utilisés avec une certaine modération, en raison des coûts imposés par les opérateurs indonésiens pour les appels internationaux ; en revanche, les SMS sont fréquemment employés pour rapidement et simplement donner de ses nouvelles aux siens, alors que les MMS ont encore une qualité insuffisante et un coût trop élevé pour être envoyés régulièrement. D'ailleurs, la mise à disposition de téléphones satellitaires, le soir et pour des appels inférieurs à 10 minutes, a permis à tout un chacun de communiquer gratuitement. Les connexions Internet plutôt asthmatiques de l'hôtel ont certes réduit les possibilités d'échanges de fichiers, mais ce n'est qu'une question de temps avant que des accès à large bande soient disponibles à toute heure du jour et de la nuit dans la plupart des villes du monde. L'envoi de quelques centaines de kilo-octets d'images ne posera dès lors aucun problème.

Les conséquences d'un tel phénomène doivent être appréhendées. En premier lieu, le contrôle de l'information est une chose à peu près impossible pour tous les acteurs traditionnels des opérations militaires - les armées, les gouvernements et les médias. Les contingents militaires peuvent être déployés dans des zones où aucune télécommunication privée n'est disponible, mais les photos prises par leurs membres finissent tôt ou tard par être distribuées - quel que soit leur contenu ; si le scandale des maltraitements dans la prison d'Abu Ghraib par une compagnie de police militaire américaine n'aurait pas intéressé les médias sans la publication d'images choquantes, la réalité des opérations militaires en Irak - et notamment le quotidien motivant que vivent la majorité des soldats américains - n'aurait jamais été communiquée à la population américaine sans l'accumulation de témoignages individuels issus du rang.

La perte du monopole des médias sur l'information internationale fait l'objet progressivement d'une prise de conscience. Il se trouve encore des esprits réactionnaires pour penser que seul un journaliste dûment encarté, dépêché par une rédaction et évoluant indépendamment sur un secteur de conflit est la seule garantie de la qualité de l'information ; cette croyance corporatiste est contredite par le fait que les journalistes incorporés aux formations de combat occidentales sont répartis à tous les échelons de commandement, et donc offrent collectivement une perspective globale qu'un reporter isolé n'aura jamais. Mais la prolifération des journalistes-combattants dans les conflits modernes ruine définitivement ces assertions, et le pathos suscité par l'enlèvement de reporters français ne peut pas dissimuler les distorsions que ces professionnels de l'information apportent à leur travail. L'accumulation des témoignages de soldats, via les photos, les weblogs, les SMS ou d'autres moyens, offre une fiabilité plus grande que bien des médias traditionnels.

Pour les gouvernements, enfin, la présence de milliers de témoins potentiels au sein d'opérations militaires augmente automatiquement les exigences morales réciproques : il devient de plus en plus difficile pour un gouvernement démocratique d'entreprendre une action armée éthiquement condamnable, et de plus en plus difficile pour les armées de dissimuler les déviances commises dans leurs rangs. Cette transparence, qui aboutit à compresser les hiérarchies, impose une vision stratégique claire et unique à tous les échelons engagés. Elle transforme également la fonction des commandants militaires, en leur attribuant de facto des compétences politiques et diplomatiques - voire économiques - dès qu'ils sont engagés au-delà des frontières. C'est une expérience que le commandant de la TF SUMA a vécue depuis son arrivée en Indonésie.

Une autre conséquence est la disparition des différences entre soldats et reporters sur un théâtre d'opérations, qui s'explique aussi bien par la neutralité perdue des journalistes-combattants que par la démocratisation de leurs outils au sein de la troupe. Pour reprendre l'exemple de l'Irak, plusieurs formations US scandalisées par la couverture médiatique occidentale de leurs actions ont décidé de fabriquer leur propre couverture en achetant des appareils photos et des ordinateurs portables, et en rédigeant des articles ensuite distribués aux familles et aux camarades, donc indirectement au public. Ces pratiques, naturellement, existent depuis longtemps au sein des groupes irréguliers tels que guérillas et réseaux terroristes. Dès lors que le combat des armes est supplanté par la concurrence des idées, l'espace médiatique devient par définition un terrain-clé - le lieu où se gagne et se perd la guerre du sens.

Voilà plus de 50 ans que les médias sont devenus des acteurs autonomes et indépendants des conflits armés. A une ère où ceux-ci se sont élargis à l'ensemble des sociétés, et où les mots comme les images sont des armes au même titre que les obus et les bombes, il est temps de prendre conscience de la notion classique de "non combattant" est totalement périmée - et que de nouvelles règles sont chaque jour davantage nécessaires.

Publié par Ludovic Monnerat le 4 mars 2005 à 11:56

Commentaires

Il semble qu'il y a eu une nouvelle bavure, la journaliste Italienne enlevé en Irak à été libéré aujourd'hui et elle à été blessé par des tirs à un barrage militaire américain, un Italien (des services spéciaux semblent ils à été tué).

Publié par Frédéric le 4 mars 2005 à 21:41