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28 janvier 2005

Les trous de mémoire

Une réflexion particulièrement pertinente de Wretchard, sur son excellent Belmont Club, éclaire la question de la réécriture de l'histoire : de nos jours, il est devenu très difficile à un homme politique, à un expert ou à un journaliste de dissimuler ses déclarations ou ses écrits passés, et donc de faire en sorte que des "trous de mémoire" engloutissent des propos devenus gênants. Wretchard s'appuie en cela sur George Orwell et son 1984 toujours d'actualité :

The emergence of the Internet has closed down the "memory hole" within which the former apologists of Joseph Stalin, Kim Il Sung, Fidel Castro and Saddam Hussein could hide their bad advance and from which they could emerge at whiles to offer new sage advice. The term 'memory hole' itself was coined by George Orwell who used it to describe the mechanism through which the media manipulated historical memory. One of the tenets of the Party in Orwell's 1984 was that "Who controls the past controls the future. Who controls the present controls the past", and the key to achieving mastery over history was the liberal use of the 'memory hole'.

Wretchard mentionne ainsi que Max Boot, l'un des meilleurs analystes contemporains des conflits de basse intensité, a largement discrédité l'article de Seymour Hersh sur les prétendues activités américaines clandestines en Iran, par la simple mise au jour des erreurs et distorsions passées de Hersh, et par l'exposé récent de ses convictions politiques comme de son obsession anti-Bush. Pour Wretchard, la fin du monopole de l'information que possédaient les médias signifie que le contrôle de la mémoire collective leur a également échappé, et qu'il est devenu plus facile de démasquer la réécriture de l'histoire.

Il s'agit cependant de différencier les vecteurs médiatiques, car la recherche des archives écrites est bien plus rapide et commode que celle d'archives audio-visuelles : les propos tenus à la radio ou à la télévision, en l'absence d'une transcription automatique, peuvent aisément n'avoir jamais existé. Prenez par exemple l'article assez objectif de Roger de Diesbach aujourd'hui dans La Liberté sur les élections en Irak et la démocratie face à la violence ; c'est pourtant le même Roger de Diesbach qui s'exclamait, un soir d'octobre 2001 sur la TSR, que l'opération militaire américaine en Afghanistan était une absurdité, qu'elle allait fabriquer les terroristes islamistes par millions et qu'il était impossible d'imposer la démocratie en employant la force armée. Les transcriptions si fréquentes des TV américaines seraient les bienvenues en Europe.

En revanche, dans la presse écrite, impossible de jouer au Ministère de la Vérité. Prenez par exemple le très militant Alain Campiotti, qui écrivait voici 2 jours dans Le Temps que "à la veille des élections irakiennes, les Américains découvrent qu'ils ne peuvent pas vaincre" et que "tout le monde songe à une stratégie de sortie, sous un autre nom" d'une situation qui "ressemble à une défaite". Est-ce là un jugement incisif, original, basé sur une large analyse des faits et des tendances, fondé par une prise en compte de tous les facteurs influents et de leur évolution ? C'est ce qu'un journaliste ayant l'ambition de juger un conflit dans un pays de 27 millions d'habitants - et une opération militaire qui implique 170'000 soldats - devrait effectivement faire. Et c'est ce que Campiotti n'a jamais fait.

Dans la réalité, voilà bien longtemps que ce journaliste-combattant typique a annoncé la défaite américaine. Le 29 mars 2003, sous le titre "L'idée d'un siège de Bagdad prend forme", il écrit ainsi que "le Tet est dans les têtes autant que Mogadiscio" et que les militaires US vont attendre des renforts avant de poursuivre leur offensive sur la capitale, en tirant un parallèle avec la situation du Vietnam de 1968. Le 1er avril, il écrit d'ailleurs un "premier bilan des fautes américaines" en affirmant que l'armée irakienne est fidèle à Saddam Hussein, que la stratégie de celui-ci est efficace, et que la population ne veut pas de la coalition. Pas étonnant qu'il souhaite faire oublier cela.

Trois mois plus tard, le 27 juin 2003, Campiotti relance le disque de la défaite américaine sous le titre "L'ampleur de la guérilla anti-américaine en Irak fait germer le doute à Washington", et annonce même une panique à venir : "De l'affolement? Pas encore, mais ça vient. La multiplication des accrochages en Irak et l'augmentation du nombre des morts commencent à ébranler l'assurance américaine." Le 8 juillet, il parle d'un bourbier dont il est impossible de sortir, "à moins bien sûr que l'armée américaine, désormais honnie, ne s'en aille." Le 10, il écrit même que "les Américains, soudain paniqués, ne veulent plus être seuls en Irak" ; à cette époque, il y avait pourtant 150'000 soldats US en Irak - comme aujourd'hui - et 21'000 membres de la coalition, avant tout Britanniques, mais aussi Italiens, Polonais, Tchèques, Hollandais et Espagnols...

Le 12 août 2003, Campiotti annonce que "George Bush revient en catastrophe à l'ONU" et que "l'armée américaine a un besoin absolu de renforts", alors qu'à cette date plus de 30'000 soldats non-américains sont sur zone ou en partance. Correction le 15 : sa théorie ayant été promptement démentie, il explique que "la ligne dure du Pentagone domine toujours". Le 8 septembre, il reprend néanmoins son thème en affirmant que "la confiance des Américains décroît rapidement", avant d'écrire le lendemain que "l'impasse américaine ressuscite l'ONU". Le 10 octobre, c'est même la perception du public américain qui "commence à ébranler la maison Bush."

Le 4 novembre, sous le titre "les Etats-Unis saisis par le doute", il continue d'insinuer son mot d'ordre : "Personne ne songe à une stratégie de sortie. Personne, vraiment? Le parti de la guerre [...] semble lui-même redouter que la tentation du repli ne commence à germer dans les esprits." Dix jours plus tard, il écrit carrément que "Washington cherche à qui rendre les clés de l'Irak" et annonce un transfert rapide du pouvoir au lieu d'un processus progressif : "les bombes qui explosent presque chaque jour, la guerre qui s'installe dans Bagdad même ont rendu intenable cette politique des petits pas." Le 17 novembre, le mot est lâché : "L'«irakisation» de la guerre et du pouvoir à Bagdad est interprétée aux Etats-Unis comme une stratégie préélectorale de retrait". Il parle même de "réveil" et de "réaction presque panique".

Le capture de Saddam Hussein ne change pas le refrain : il s'agit "d'échapper au piège irakien", écrit Campiotti le 15 décembre 2003, alors que d'après lui, le 20 janvier 2004, les Etats-Unis ont besoin de "résoudre l'impasse politique dans laquelle ils se trouvent". Le 12 février, "le doute s'empare des milieux conservateurs" notamment à propos de l'Irak, et 8 jours plus tard, l'accord sur la transition politique en Irak - et le maintien réaffirmé des Forces armées US - amènent Campiotti à écrire que "si, quatre mois avant l'élection du 2 novembre, le président peut affirmer que les Etats-Unis ont commencé leur désengagement d'Irak, l'opposition aura perdu l'un de ses premiers arguments contre lui."

Le 18 mars 2004, après un attentat à Bagdad, Campiotti ressort "le sentiment de l'échec" qu'il couve depuis si longtemps, en affirmant que les Etats-Unis sont "sonnés". Mais il s'affranchit de toute limite le 6 avril, sous le titre "Le Vietnam de George Bush", lorsqu'il affirme que "les chiites prennent les armes" et que "le piège s'est refermé" parce que nul aux Etats-Unis "n'ose demander le retrait du bourbier". Deux jours plus tard, en écrivant que les Américains "se retournent contre George Bush", il ne parle que du Vietnam, d'un "bourbier d'où on ne peut plus s'extirper" ; du "rêve brisé de George Bush en Irak" le 10 avril, en évoquant le fait de "retirer les forces américaines de certaines régions" pour calmer le "désarroi américain". D'ailleurs, le 23 avril, "rien ne va plus pour les Américains", alors que le 29 mai, "George Bush s'enfonce dans le bourbier" irakien. Et le 9 juin 2004, Campiotti est catégorique : "La force multinationale devra avoir quitté l'Irak dans dix-huit mois au plus tard".

Je pourrais continuer encore longtemps ce rapide tour d'horizon de mes archives, mais il suffit à illustrer la réflexion de Wretchard : un journaliste comme Alain Campiotti, qui depuis presque 2 ans annonce sans relâche l'échec de l'opération militaire américaine en Irak, essaie périodiquement de resservir la même rengaine en lui donnant un aspect nouveau - "cette fois-ci, c'est sûr, ils ont perdu !" Le lecteur normal n'a presque aucune chance de démontrer la supercherie, mais un système de stockage numérique permet de remonter le temps - sans jeu de mot - et de cerner la mécanique sémantique utilisée. Les trous de mémoire ne serviront plus longtemps à préserver les réputations.

En même temps, une boussole qui indiquerait toujours le sud a aussi son utilité...

Publié par Ludovic Monnerat le 28 janvier 2005 à 18:36

Commentaires

C'est Jean Daniel, l'éditorialiste du "Nouvel Observateur", que j'appelais "la boussole qui indique le sud". C'est très précieux, il suffit de le savoir
Il paraît que c'était le cas des boussoles chinoises http://www.historyforkids.org/crafts/china/compass.htm.

Publié par François Guillaumat le 28 janvier 2005 à 21:31

Désolé, je ne savais pas ! L'expression m'est venue en pensant à un épisode de Lucky Luke, "Les Daltons dans le blizzard", je crois, où c'est Rantanplan qui est décrit ainsi...

Publié par Ludovic Monnerat le 28 janvier 2005 à 21:40

Une autre métaphore plus exacte encore est celle de la "girouette rouillée" : il arrive cependant que le vent souffle dans la direction qu'elle indique. C'est ainsi que l'inflationniste Alain Cotta, qui criait à la "déflation" depuis vingt ans, s'est trouvé avoir brièvement "raison" entre 1993 et 1995.

Publié par François Guillaumat le 28 janvier 2005 à 22:09

Il y a aussi dans "Achille Talon", la bande dessinée de Greg, un personnage qui s'appelle "Constant d'Anlayreur".

Publié par François Guillaumat le 28 janvier 2005 à 22:43

Pas tout à fait d'accord avec cet optimisme concernant l'impossibilité de la révision historique Orwélienne.
Ce qui est dit plus haut est à mon sens correct à propos de la possibilité de retrouver la vérité. Cependant, par leur côté massif, les médias n'incitent plus à avoir une démarche active de recherche d'information, tant le lecteur/auditeur/surfeur/téléspectateur se trouve continuellement noyé dans un flux d'informations. Pour lui (cest à dire presque tout le monde), est vrai ce qu'il lit/voit/entend tous les jours.
Et peu lui importe qu'une vérité différente puisse exister à portée de clic de souris : il ne la recherchera jamais, persuadé que l'information est une chose naturelle qui vient aux hommes comme une presque fatalité.
C'est ce caractère massif, de l'information, capable de noyer les démentis sous des couches quasi infinies de communiqués, flashes et articles qui rend effective la révision de l'histoire orwélienne que je perçois. Il n'est plus besoin de Staline pour censurer la vérité; mais cette dernière passera tout simplement inaperçue dans le flot des informations politiquement correctes.
Extrapolé à l'échelle des individus, le phénomène affecte toute la société, laquelle ignore superbement et sans persécution les articles du Lt Col ;) (A part Patrice Favre, naturellement).

Avec un peu d'emphase, c'est tout de même ainsi que se déroule le révisionisme historique actuel selon moi.

Vous ne me croyez pas? Allez faire ce test :
Demandez à un type qui sort du train pourquoi l'OTAN est intervenue au Kossovo.
Combien vous répondrons que Milosevic avait ENVAHI un ETAT du nom de Kossovo?
Ariel Sharon, selon ce même bonhomme imaginaire et pourtant omniprésent, c'est celui qui a ENVAHI un PAYS du nom de Palestine.

Faut-il rire ou pleurer?

Publié par Ruben le 29 janvier 2005 à 5:44

J'ajoute que le bonhomme qui sortait du train était en train de se rendre au bureau de vote.

Publié par Ruben le 29 janvier 2005 à 5:53

Malheuresement, Ruben à raison.

Ce n'est parce que quelqu'un à une encyclopédie chez lui qu'il prendra le temps de l'ouvrir.

exemple type : la semaine derniére, sur un forum, un "jeune" écrit qu'Israel à couler un navire et tuer 150 US Marines à bord.
On lui a aussitot indiqué des sites sur la triste affaire de l'USS Liberty et il recommence a écrire les mémes "bétises" hier sur un autre site.

Publié par Frédéric le 29 janvier 2005 à 11:19

La guerre d'Irak, limitée dans le temps (sans jeu de mots non plus) permet facilement de recouper les erreurs des éditorialistes, aveuglés par leur idéologie et leur haine de l'Amérique et de la liberté qu'elle incarne.

Malheureusement, l'exactitude ou la simple honnêteté intellectuelle ne sont plus des critères de qualité dans les médias, et depuis longtemps. Alain Campiotti n'a jamais été professionnellement inquiété malgré ses monumentales erreurs d'appréciation, la fausseté crasse de ses analyses, sa haine vindicative de Georges W. Bush et l'objectivité sur laquelle il a fait une croix depuis des lustres.

Un médecin aussi incompétent dans son domaine que Campiotti dans celui du journalisme, pourrait-il avoir une carrière aussi longue et aussi paisible? Même aujourd'hui, la position de l'individu n'est absolument pas remise en cause. Je suis sûr que si on interrogeait un quelconque responsable employé par "Le Temps" on se verrait répondre que "nous sommes totalement satisfaits des services et de la compétence de M. Campiotti."

C'est tout le système médiatique qui est pourri au-delà de toute remise en question. Mais, grâce aux blogs, son effondrement est pour demain.

Publié par Stéphane le 29 janvier 2005 à 15:40

Milosevic a bel et bien "envahi" et même annexé de force (en mars 1989) "un état du nom de Kosovo". En effet, la Constitution yougoslave de février 1974 établissait les Républiques comme des "états souverains et indépendants"", et reconnaissait aux "Provinces autonomes" comme le Kosovo des "droits égaux" à  ceux des Républiques.
En Droit positif local, du moins celui qui ne résulte pas de coups de force sans valeur légale, le Kosovo est indépendant depuis octobre 1991, ayant proclamé cette indépendance dans les formes à l'issue d'un référendum.

Branka Magas développe ici une analyse de sa situation juridique (sans tenir compte, à tort, de l'"égalité des droits") : http://www.bosnia.org.uk/bosrep/marmay98/serbia.cfm .

Seule manque au Kosovo la reconnaissance internationale, laquelle dépend malheureusement des décisions arbitraires de gouvernements étrangers.

Noel Malcolm fait ici justice des arguments qu'on prétend opposer à cette reconnaissance : http://www.frosina.org/articles/default.asp?id=86

Publié par François Guillaumat le 30 janvier 2005 à 2:36