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9 février 2006

Entre la terre et les nuages

Le virtuel est-il l'antidote au réel ? En ces temps de confrontation aiguë entre croyances religieuses et convictions laïques, la question n'est pas dénuée de parallèles instructifs. Si le recours à un au-delà céleste permet depuis des millénaires à l'humanité de transcender ou de relativiser nos vies ici bas, la popularité d'espaces virtuels accessibles de notre vivant indique un développement significatif. C'est par exemple le cas avec Second Life, un espace ludique multijoueurs qui offre une vie parallèle avec ses possibilités de distraction, de création comme de rétribution. Avec l'augmentation de la connectivité et des échanges immatériels, ce sont ainsi des pans entiers de nos existences qui peuvent être représentés et se dérouler dans un espace cybernétique. En impliquant une distance toujours plus grande avec la réalité terrestre.

Les technologies de l'information ont toujours eu pour effet d'accroître la part d'imaginaire dans le réel, et le développement du langage, de l'écriture, de l'imprimerie puis des émissions et supports audio-visuels ont permis des créations artistiques qui sont autant d'espaces en soi virtuels. Ce que notre ère digitale a apporté, c'est avant tout l'interactivité et l'immédiateté qui sont mises à la disposition de l'individu. On ne se contente plus de lire, de voir ou d'écouter l'imaginaire, on y vit - et on en vit - de plus en plus. La démocratisation de l'informatique individuelle et des connections en réseau, depuis 30 ans, a multiplié les possibilités de représentation et d'expression au point de créer un substitut à la vie traditionnelle, non d'ailleurs sans générer des dépendances pathologiques. Jeux vidéos, forums de discussion, mondes numériques : le virtuel est partout.

Ces possibilités de vies parallèles, ces soustractions ponctuelles aux contingences terrestres vont certainement aboutir à volatiliser encore davantage les relations humaines et les identités. Comme un gigantesque jeu de rôle dans lequel on change d'apparence, d'origine, de nom et d'avenir, ces existences imaginaires offrent des perspectives qui échappent à l'existence véritable. Elles peuvent faciliter la fuite au-delà du réel et rendre ce dernier de moins en moins supportable, mais aussi offrir un espace de liberté et d'opportunité dans lequel les êtres affirment leur personnalité, gagnent en aisance ou établissent des contacts fructueux. Si l'anonymat et l'artifice ouvrent la porte aux excès, ils contribuent également à faciliter des expressions et des confidences trop lourdes à assumer ouvertement. La deuxième vie, en quelque sorte, peut améliorer la première.

Le contraste ne peut cependant être plus aigu entre les êtres ayant accès à un espace virtuel à la fois dynamique et interactif, propice à une projection personnelle, et ceux que la vie réelle retient constamment. La prospérité est la condition sine qua de telles évasions, et la propension humaine à l'imaginaire, le besoin de transcender le quotidien, est de ce fait un terreau fertile pour toutes les idéologies axées sur un futur radieux, ici bas ou ailleurs. En d'autres termes, je pense que ce que l'on nomme aujourd'hui la fracture numérique pourrait demain devenir un fossé allégorique, entre ceux qui vivent l'irréel et ceux qui en rêvent, entre ceux qui projettent leurs aspirations et ceux qui subissent les aspirations d'autrui, entre ceux qui expriment l'imaginaire et ceux que l'imaginaire opprime. Entre la terre et les nuages!

Voilà un raisonnement un brin alambiqué qu'il serait souhaitable de discuter ! :)

Publié par Ludovic Monnerat le 9 février 2006 à 20:26

Commentaires

@ Ludovic:

En rapport avec votre conclusion, je crois qu'il serait justement intéressant d'utiliser ces potentialités virtuelles pour créer des mondes non pas imaginaires en soit mais relevant en quelque sorte de la prospective. Nous pourrions ainsi modéliser différents types de sociétés afin de les faire évoluer selon leurs règles de bases, de les explorer, de les pousser jusqu'à leurs limites. Il y aurait sans doute des observations intéressantes à en tirer: Une société islamiste, une société communiste, une hypercapitaliste etc.

Les extrêmistes de tous poils pourraient en outre s'y défouler à l'envie, donner libre cours à leurs fantasmes, leurs phobies, leurs idéaux...ne serait-ce pas un bon moyen de canaliser toute cette énergie souvent si mal employée ici bas.

Sinon, l'informatique comme nouvelle religion du troisième milénaire? Nouvelle "opium des peuples", pourquoi pas...Mais seulement dans la mesure où la priorité alimentaire n'en sera plus une pour les 2/3 de la planète. Si la sauce à une chance de prendre chez les "gosses de riches", j'ai peur que les religions du salut plus "traditionnelles" demeurent, pour les autres, les plus "utilitaires" .

Publié par Winkelried le 9 février 2006 à 21:33

Pour revenir à votre exemple de "second life", ces gens entendent nous vendre l'espace virtuel destiné à la construction de notre maison ?

"A Premium Second Life account, starting at $9.95 a month, allows you to own land on which you can build, display, entertain and live."

Taxer le bon peuple pour lui refiler en rêve un "ailleurs" plus "sweet-sweet"...c'est du déjà vu non?! :)

Publié par Winkelried le 9 février 2006 à 21:54

C'est très intéressant.
Je me revois en train de lire les titres de tout ce qui a été publié comme oeuvre littéraire a XVIIe siècle en y cherchant des oraisons funèbres pour ma maîtrise. On y trouvait de tout, piété, voyages, polémiques et je me disais que l'imprimerie avait pris tels qu'elles étaient les aspirations et les idées du Moyen Age, mais en multipliant leur diffusion. La crise de conscience religieuse du XVe siècle et l'expression des idées hétérodoxes a pu être diffusée, discutée et servir de prétexte au terrible déchirement politique de l'Europe moderne. La facilitation des communications multiplie les confrontations d'idées, sans que celles ci soient modifiées pour autant.
Par ailleurs l'idée de fossé allégorique est très belle. on pourrait dire plus brutalement que nous sommes dans la société Canal Plus : quelques nantis qui maîtrisent pleinement toutes les sutilités de la manipulation des symboles et s'adressent à une masse de consommateurs incapables de réfléchir en se payant de luxe de se moquer des "prolos" avec les "Deschiens" et autres caricatures de beaufs.

Publié par l'homme dans la lune le 10 février 2006 à 0:14

Le virtuel est un monde bien complexe et paradoxal qui rapproche les êtres parfois autant qu'ils les éloignent...Qui les éloignent non seulement de la réalité mais également de leurs proches.
c'est peut être un peut-être un peu simple comme raisonnement mais le virtuel c'est comme toute bonne chose, comme le vin par exemple, c'est bon mais avec modération. Il faut savoir se fixer des limites, et les respecter.

Eloignement ?
Prenons l'exemple des geek. (un geek un passionné d'ordinateur, d'internet et de tout ce qui s'y rapporte! pour une définition plus ample consultez http://fr.wikipedia.org/wiki/Geek). Sa passion prend la pas sur tout et sa vie se centralise via cet univers et son seul entourage se résume à des cartes mères, des barrettes de RAM, du langage codé et des « amis » qu'ils fréquente via IRC ou d'autres type de chat. Question relations humaines IRL (in real life) c'est proche du zéro. D'un côté est ce pour fuir la réalité ou simplement pour vivre leur passion ?

Rapprochement ?
Swissfriends, meetic, etc. Des sites de rencontres désormais la toile en foisonne, ils y'en a même des plus spécialisés pour certaines rencontres plus secrètes et plus tactiles dira t'on! Un outil qui permets de parfois trouver l'âme sœur, ou une agréable compagnie pour meubler ses nuits et son lit trop vide.

De ces deux exemples ont pourrait en dire encore beaucoup en mal et en bien! Mais on en revient toujours au même, on balance dans un monde un peu à part, à la fois angélique et démoniaque selon son utilisation et de quel point de vu on se place!

Publié par Emma le 10 février 2006 à 0:16

Entre la terre et les nuages, il y a la vie, cette fédération de cerveaux qui pour la première fois bénéficie de la vitesse prodigieuse de la lumière. L'accélération de la connaissance va façonner le futur au delà de ce que nous pouvons imaginer. Nous avons croqué la pomme, la peau à peine entamée nous voila dévorant la pulpe du fruit défendu. Les pépins ne sont plus loins et il va falloir les digérer ;-)

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 10 février 2006 à 2:30

Quelques extraits de dialogues sélectionnés sur divers tchats par le site "Bashfr", qui illustrent parfaitement le phénomène.

" ptain ayé je suis atteint
en consultant mon compte me semblait que je devais des tunes a un pote
et donc j'allais chercher combien je lui devais
pour me rendre compte qu'en fait il m'a avancé 1po a wow (jeu en réseau NDT) "


" j'vais chercher de la glace
merde, mon clavier est trop loin du recepteur :/
le mec qui va chercher de la glace avec un clavier sous le bras..."

"dantess> tellement la flemme de parler à ma mère que jlui envoie un email
dantess> elle est connectée dans la pièce d'a coté"

"Akroma : Parfois j'aimerais etre une barre de taches...
Akroma : ben c'est vrai
Akroma : t'es là , au dessus de tout."

"

Publié par Stauffenberg le 10 février 2006 à 4:50

Dans le roman de William Gibson _Le Neuromancien_ (Gibson est l'initiateur du genre littéraire cyberpunk), les gens interessés par le monde réel, et qui paraissent absolument démodés, sont surnommés par le héros les viandards...

Publié par Juan Rico le 10 février 2006 à 14:08

Ayant été un grand freak des jeux de rôle, je dois dire que j'ai vu des allumés qui se prenaient tellement pour leur personnage qu'il avait de la peine à retourner à la réalité. Leurs amis n'étaient que leurs compagnons de jeu, punkt schluss. Leur seul hobby, peindre des figurines et jouer, des nuits entières. J'ai eu beaucoup de plaisir à faire des jeux de rôle. J'aimais bien l'ambiance et le côté théâtral. Mais de là à en devenir malade, il y a un pas, que beaucoup ont franchi!!

Publié par dahuvariable le 10 février 2006 à 16:39