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30 décembre 2005

Un souvenir d'octobre

La nuit dernière, les températures sont brutalement tombées en Suisse, atteignant -15°C dans ma région et jusqu'à -35°C à La Brévine, un endroit fort judicieusement surnommé la Sibérie helvétique. Cette information, comme à chaque mention de ce lieu, m'a rappelé une nuit d'octobre 1997 passée dans le secteur, durant l'exercice d'endurance de l'école d'officiers d'infanterie. Un souvenir pas très glorieux, mais qui reste instructif.

Nous avions franchi la moitié de la semaine, passée essentiellement à marcher, à pagayer, à grimper et à tirer autour du Moléson, et des Super Puma nous avaient déployés dans le Jura neuchâtelois pour un exercice avec le Corps des gardes-frontière. Les deux détachements rassemblant la petite centaine d'aspirants avaient été répartis en groupes de quatre le long de la frontière, avec pour mission de signaler par radio au CGFr tout passage de la frontière verte. Mais si certains postes d'observation avaient reçu des équipements de vision nocturne et étaient positionnés à proximité d'axes probables, comme près du Locle, d'autres aspirants n'avaient que leurs yeux et leurs oreilles pour exploiter un poste situé dans des coins complètement perdus. C'était le cas de mon groupe et de quelques autres, près de La Brévine.

La conjonction malheureuse d'une fatigue mortelle et d'une mission absurde ont ainsi amené deux groupes à choisir une interprétation très libérale des ordres reçus, et à favoriser au-delà du raisonnable la discrétion du poste sur sa capacité à détecter des passages ; en clair, on s'est planqué dans la forêt en espérant passer une nuit tranquille. Cependant, si les instructeurs contrôlant le dispositif n'ont jamais trouvé l'un des groupes, ils ont rapidement localisé le second, parce que l'un de mes camarades - dont j'estime bon et charitable de taire le nom - ronflait si fort que l'un des adjudants sous-officiers passant par là nous a découverts. Fort contrits, nous avons donc été amenés à veiller pendant des heures aussi longues que glaciales sur un champ et un chemin où personne n'est passé de la nuit. Heureusement, d'autres groupes ont contribué à intercepter des individus suspectés de trafics divers.

Le jour suivant, lors du rassemblement des aspirants, le soussigné s'est ainsi fait blâmer en termes vifs pour le comportement inqualifiable du groupe dont il avait la responsabilité, et ceci exactement 24 heures après avoir été félicité en termes tout aussi vifs pour ses qualités de conduite ; le contraste était assez amusant, mais c'est la dernière fois que j'ai pris le risque de ne pas remplir une mission dans le cadre du service militaire. Il est d'ailleurs intéressant de relever que les deux chefs de groupe ayant pris cette funeste décision ont également été les seuls aspirants de cette volée à poursuivre leur carrière si vite qu'ils sont aujourd'hui officiers supérieurs, qui plus est d'état-major général (un troisième, plus jeune, le sera également un jour! on se croise les doigts pour lui !). Comme quoi l'obéissance absolue n'est pas nécessairement la qualité primordiale du commandement! :)

Publié par Ludovic Monnerat le 30 décembre 2005 à 17:44

Commentaires

C'est vrai que cette nuit fut particulièrement froide! Tout comme la suivante au col des Etroits à garder des objets sans valeur et surtout sans aucun plastron...
Les années passent mais les souvenirs restent bien intacts. Vive la classe 3!
J'aborderai le sujet avec l'of EMG en question lors du passage en 2006!
Une excellente année 2006 à toi et aux lecteurs de ton blog!

Publié par Le troisième le 30 décembre 2005 à 18:08

A quoi bon former des officiers si c'est pour qu'ils obéissent aveuglément...?

Il convient effectivement que chacun conserve son libre arbitre pour s'adapter à toute situation inattendue.

Dans les grandes crises de l'Histoire, se sont souvent les militaires iconoclastes qui brillent le plus et vous sorte de la m... Les bene-ouioui et premiers de promotions, fils de la chtrass ne disposent pas le plus souvent des ressources intrinsèques nécessaires pour faire face à ce qui échappe à la "planification quinquénal"...

Si les armées en temps de paix exigent des gestionaires et des "manager" (berk!) pour commander, en temps de guerre, il faut des chefs de bande, quelque soit le grade du chef et l'importance de la bande.

...Effectivement, combien de nuits glaciales passées à attendre que les tartars se décident enfin à sortir de leur désert...

L'avantage pour moi, s'est que maintenant, ce n'est jamais de l'entrainement et qu'il y a hélas touours des tartars qui sortent...

Publié par Winkelried le 30 décembre 2005 à 18:25

Absolument d' accord !
Et osons le dire c' est le point fort des Suisses romands, c' est aussi ce qui leur fait "gagner" toutes les inspections (du moins celles que j' ai vues, et vous ?)

Publié par Arnaud le 30 décembre 2005 à 19:17

"pour commander, en temps de guerre, il faut des chefs de bande"

Est-ce que ce concept peut se connecter au "coeur de ténèbres" dont je vous ai parlé?

?

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 19:56

Qu'appellez vous "coeur des ténèbre" ?

Publié par Winkelried le 30 décembre 2005 à 20:13

Ce n'est pas une définition scientifique, ça remonte à des mails envoyés au webmaster, ça couvre dans ces mails ce qui échappe aux définitions géo-machin-truc héritage d'une vision du monde aristotélicienne où tout a sa case et toute case a sa "chose" le tout défini par des relation "logiques" et "solaires" ... vers une lecture plus "volonté de puissance" qui pourrait permettre une lecture plus effective, une lecture plus instinctive.
C'était une tentative de réinterpréter la géo-machin, mettre les choses dans des cases ;) des autres, tiens.
Une tentative qui permette de sortir de l'angélisme qui coince toute compréhension.

Bon, moi j'ai ma lecture à moi des choses, plutôt du "bide", ce qui revient à définir les odeurs ... où à quantifier les goûts.

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 20:26

A me relire je me rends compte que c'est pas le sommum de la clairté, pour moi non plus à expliquer quelque chose que je n'arrive pas à saisir.

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 20:29

Fichtre, comme vous dites: "je me rends compte que c'est pas le sommum de la clairté"...

Mais quel serait le rapport avec le sujet?

Publié par Winkelried le 30 décembre 2005 à 21:01

Rapport avec votre remarque plutôt.

Qu'est ce qui fait des chefs de bande?

On apprend ça à quel cours, on apprend ça comme les maths et la physique ou c'est quelque chose qui échappe aux définitions issues du rationalisme influencé par la "clarté aristotélique" (qui marche très bien pour la ballistique, bon, il a fallu Galilé pour remettre les pendules à l'heure, mais ça reste dans cause-effet)?

Un quelque chose qui sort du bide, plutôt que du cortex?

Et combien de la géo-machin est influencé par ce genre de réalité? Combien de choix irrationnels, imprévisibles des "think tanks" mais compris au quart de tour par des instinctifs?

C'était un peu ma question, merci de m'aider à la mettre à plat.

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 21:25

Effectivement, om apprend pas à devenir chef de bande dans les accadémies militaires. Au contraire, cette figure est considérée comme une contre valeur seulement mise en avant pour les démonstrations par l'absurde...Car le but des cours de "formation à l'exercice de l'autorité" consiste justement à éviter de produire des chefs de bande.

Trop iconoclastes, trop indépendants, libres penseurs, en quelque sorte. Ils fonctionnent sur l'instinct, l'affectif d'avantage que sur l'application et le respect des réglements militaires. Ils sont guidés par leur coeur, autant que par leur intelligence. C'est pourquoi ils dérangent les carriéristes, les flemards, tous ceux que leur dynamisme et leurs excès (c'est l'inconvénient du chef de bande) agassent ou inquiètent. Ils effrayent aussi les politiques. C'est très vrai chez nous depuis 1961 et la tentative de putch. Depuis lors, les grands chefs sont soigneusement choisi pour leur respect inconditionnel du système. Le caractère consensuel et stéréotypé de la plupart des officiers brevetés du collège interarmées de défense suscite d'ailleurs régulièrement les inquiétudes officieuses des formateurs. Mais cela limite les risques.

L'acharnement politique à désincarner les traditions militaires, à en faire une "administration comme les autres" pour reprendre les termes d'Alain RICHARD, ex ministre de la défense de l'ère Jospain participe en partie de cette volontée de faire disparaître les chefs de bandes.

Tant que nous sommes en paix, ce n'est effectivement pas très gênant, mais en cas de conflit, nous nous en mordrons les doigts.

Publié par Winkelried le 30 décembre 2005 à 21:46

Ce qui me faisait remarquer à Monnerat que les derniers innovateurs émergent de la résistance où, laissés à eux-même ils doivent littérallement ré-inventer la charue (militaire) et conquérir la confiance des autres clandestins (Bigeard), ou bien parachutés derrières les lignes ennemies (re-clandestinité), ou bien ils ont vécu l'Indochine avec son bouleversement des "logiques" militaires classiques (Trinquier) où là aussi ils ont réinventé comment faire la guerre, ou bien encore ils ont eu à subir la rééducation maoïste et ont ainsi taté de ce que j'avais appellé le "coeur de ténèbre". Là où la profession classique militaire voyais encore des sabres au soleil.

Une ligne étant franchies qui sépare la "lumière" du champ de bataille (le carnage classique) de la "ténèbre" du nouveau terrain d'opération "les coeurs et les esprits" ... ténèbres où la madeleine et les jeunes filles en fleures croisent les pires épouvantes et les plus basses lachetés.
La dimension psychologique.

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 22:27

"Au contraire, cette figure est considérée comme une contre valeur seulement mise en avant pour les démonstrations par l'absurde...Car le but des cours de "formation à l'exercice de l'autorité" consiste justement à éviter de produire des chefs de bande."

Parce que justement les soldats (à commander) son considérés comme des "petits soldats", comme ils auraient pu l'être aux temps des rangées de soldats qui se canardaient debout à une cinquantaine de métres.

Ceci quand l'individu et son appréciation de la situation dans les conflits contemporains de petites unités devient capital.

Publié par Mikhaël le 30 décembre 2005 à 22:34

"l'individu et son appréciation de la situation dans les conflits contemporains de petites unités devient capital."

C'est aussi vrai pour les grandes unités. Mais si les chefs de bandes sont utiles pour gagner la guerre, ils deviennent encombrant lorsqu'il s'agit de gagner la paix:

Duguesclin, après tous les services rendus fut prié d'aller voir en Espagne pour aider, loin du royaume, à la reconquista. On sait ce qu'il advint de Jeanne. Armagnacs, Bourguignons et autres écorcheurs furent expédiés se frotter aux Suisses à St Jacques. Paton fut ni plus ni moins qu'assassiné. De Gaulle s'en alla traversé son désert jusqu'à ce qu'on le rappelle, la liste est longue...

Publié par Winkelried le 30 décembre 2005 à 22:59

Je pense qu'un Chef de Bande, Un Seigneur de la Guerre, a comme qualité première de pouvoir se mettre en mode silencieux, en léthargie ou en dormance si vous voulez. Il puise dans ses 6000 ans de Civilisation, en temps de paix, pour se préparer, survivre et se soumettre. En temps de guerre c'est dans les milliers d'années d'évolution et de survie d'avant la civilisation, qu'il utilise d'instinct et qu'il est reconnu d'instinct par ses vrais chasseurs, guerriers, qu'il mènera la traque de l'ennemie en le visualisant et en anticipant ses gestes. C'est comme s'il avait une vu aérienne de la situation, on peut presque parler de " décorporation ". Nous ne manquerons jamais de ces phénomènes si je peux m'exprimer ainsi car il vivent parmis nous. Ils sont prêt à toutes éventualités et seule leur allégeance peut-être remise en question si le message politique est ambigu car de nature ils sont fidèles.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 30 décembre 2005 à 23:06

C'est pas mal non plus au mois d'août, la Brévine.
Mais on sent moins le froid.

Publié par François Guillaumat le 31 décembre 2005 à 0:50

J'ai trouvé une définition de la "chtrass" :

"Ça s'écrit strass mais se prononce chtrass. C'est le surnom donné par les élèves à l'administration de l'Ecole nationale supérieure des arts et métiers (Ensam) au XIXe siècle. A l'époque, ladite strass se caractérise par sa pratique assidue de l'arbitraire. L'école, créée en 1780, accueille des enfants d'ouvriers et prétend en faire des contremaîtres. Pour cela, il faut briser les identités de classe (1). Violemment. Les élèves se cabrent et s'inspirent du fonctionnement des corporations de métier pour contre-attaquer. Objectif : apprendre aux élèves à faire corps, au sens fort. De là est née la pratique du changement d'identité, [...] des rituels et pratiques secrets, de la fraternité et de la solidarité. Pour des raisons similaires, les élèves de Polytechnique en font autant à la même époque (ils arrêteront en 1967-1968)."
http://forum.aufeminin.com/forum_f16343_Actu1_En_depit_des_plaintes_et_de_la_loi_ce_bizutage_dur_se_poursuit_.html

Publié par Hunden le 31 décembre 2005 à 1:04

"C'est aussi vrai pour les grandes unités."

C'est vrai, mais un général moyen avec un bon état major peut faire faire son "tous les jours" à sa grande unité sans trop d'inconvénients.
Par contre un lieutenent ou capitaine qui commande une unité (peut-être d'effectifs réduits) où tout le monde se voit, sent le ton de la voix, la charge interne, le calme ou l'excitation, peut juger des la vitesse et justesse de réaction, là être chef de bande fait une énorme différence, surtout où il est toujours le premier à donner l'exemple. Et maintenant où les grandes battailles semble avoir cédé le pas à des affrontements rapprochés d'infanterie légère, ce facteur me semble prendre le dessus comme importance sur le terrain.

Si on appelait "chef de bande" "leadership" on aurait épuré le mot de valeurs négatives.

Publié par Mikhaël le 31 décembre 2005 à 8:18

Il y en a effectivement des «individus suspectés de trafics divers» qui passent la frontière à pied au fond du fond de nulle part ou c'est une simple clause de style ?

Publié par Anselmeuh le 31 décembre 2005 à 9:41

Je me souviens que certaines personnes ont eu la mauvaise idée de vouloir passer en douce des quantités modestes de viande l'une des rares nuits où l'armée venait appuyer les gardes-frontière... :)

Publié par Ludovic Monnerat le 31 décembre 2005 à 12:00

Bonjour,
a mon avis, l'une des qualités des bons officiers est justement de savoir désobéir,.. à raison. L'empire austro-hongrois l'avait reconnu: il y avait une décoration réservée pour les officiers qui ne respectaient pas les ordres mais réalisaient une action décisive.
Guderian lors de la percée au nord de la France, en fit de même,...

Publié par Pierre-André le 31 décembre 2005 à 15:08