« Le départ des Super Puma | Accueil | Le début de la fin »

8 mars 2005

L'idéologie crasse du National

MEDAN - C'est une expérience assez étrange que de suivre à l'étranger un débat politique mené en Suisse sur un thème vécu au quotidien, et de le voir décrit en des termes et des arguments résolument éloignés de cette réalité. La décision du Conseil national ce matin de rejeter à nouveau l'achat de 2 petits avions de transports militaires, par 91 voix contre 79, peut être définie ainsi. Après avoir passé une moitié de la nuit à observer le chargement d'un avion de transport loué à une firme russe, au terme d'un engagement de l'armée suisse à plus de 10'000 km du pays, je suis bien placé pour apprécier l'utilité ou non des Casa C-295M demandés. Et ces dernières semaines ont encore renforcé ma conviction : nous avons absolument besoin d'avions de transport, avec 2 petits modèles pour commencer et développer notre savoir-faire, tout en obtenant une monnaie d'échange favorisant la coopération multinationale.

Les arguments avancés dans la chambre basse du Parlement pour s'opposer à cet achat relèvent d'une idéologie crasse, d'une collusion entre une droite isolationniste et une gauche antimilitaire qui se désintéressent de la réalité. Comme souvent depuis 5 ans, l'armée se retrouve confrontée à l'union de deux camps opposés, pour lesquels la sécurité est un argument électoral à condition d'être déformé et manipulé conformément à leurs idées préconçues. Les responsables politiques qui ont une nouvelle fois réussi à dégager une majorité négative au Conseil national auraient pu mettre à profit les dernières semaines pour s'intéresser à la mission de l'armée en Indonésie, et venir voir sur place les conditions opérationnelles qui justifient ou non l'investissement de 109 millions pour les Casa. Mais aucun d'entre eux n'a fait le déplacement de Sumatra. Ce qui ne les empêche pas de parler aujourd'hui avec une surprenante assurance.

Les uns affirment ainsi que l'armée n'a pas à intervenir hors des frontières, alors que l'opération SUMA vient de démontrer la nécessité d'actions militaires lors des crises les plus graves et l'importance de la solidarité internationale sur le terrain, et pas seulement sur les bulletins de versement. Il faut avoir vu le regard qui s'éclaire et l'espoir qui renaît sur le visage des réfugiés indonésiens, lors de l'arrivée des Super Puma dans les zones dévastées par le tsunami, pour mesurer à quel point cette mission était nécessaire. Il faut avoir constaté la destruction des voies de communication entre Banda Aceh et Meulaboh, avec près d'un million de personnes touchées, pour cerner l'importance vitale du transport aérien pour les victimes. Avec le recul, en ayant observé une petite partie des efforts déployés par la communauté internationale, je suis persuadé que la Suisse aurait eu honte de ne pas avoir engagé son armée - alors qu'elle en avait bel et bien la possibilité.

Les autres affirment certes que l'armée peut intervenir hors des frontières, mais que la location d'avions serait dans ce cas suffisante et permet des économies justifiées par l'état des caisses fédérales. J'aurais bien aimé que ces grands connaisseurs des transports aériens aient été présents ces derniers jours à Medan : l'Antonov AN-124-100 que nous avons chargé cette nuit aurait dû arriver le 6 mars et non le 8, et nous avons été avertis de ce retard au milieu de la semaine passée. La situation de crise due au tsunami est terminée, et les avions de transport font l'objet d'une demande normale, mais un contrat conclu à la mi-février a tout de même abouti à 2 jours de retard. Et des politiciens voudraient nous faire croire que des avions engagés à flux tendu au quotidien seraient instantanément disponibles en cas de crise, lorsque tout le monde en a besoin ? Nombreux sont les pays qui, comme la France ou le Canada, ont constaté voici 2 mois qu'il n'en est rien.

Encore faut-il savoir de quoi l'on parle en matière de location. Pour prendre une analogie avec le transport terrestre, les avions lourds tels que l'AN-124 sont comme des camions géants capables uniquement de rouler sur l'autoroute : il faut des pistes longues et bétonnées pour leur permettre d'atterrir. Afin de livrer les cargaisons au plus près des besoins, des camionnettes sont nécessaires, c'est-à -dire des avions capables d'atterrir sur des courtes distances et des terrains sans surface en dur. De tels avions ne sont pas disponibles à la location dans l'économie privée, car ils ne seraient pas assez rentables. Seules les armées en disposent, et la location de moyens militaires est une pratique très rare, indissociable d'un partenariat impossible à mettre spontanément sur pied. L'armée suisse a loué un Casa C-235 de l'armée espagnole durant l'opération ALBA ; un tel avion lui serait bien utile aujourd'hui pour appuyer ses contingents au Kosovo et en Bosnie, mais une solution de ce type est forcément limitée dans le temps.

En admettant que la Suisse en ait disposé, qu'aurait-elle fait avec 2 avions de type C-295M à Sumatra ? Les avions à hélices ne sont pas vraiment adaptés au transit intercontinental régulier : le Transall C-160 de l'Armée de l'Air française restant à Medan, réparé la semaine dernière, a par exemple décollé ce matin pour Orléans en prévoyant des escales à Colombo, Dubaï, Charm El-Cheikh et Héraklion (nos camarades français nous ont invité hier soir dans leur luxueux Novotel, et j'étais assis entre les 2 pilotes durant le repas ; cela aide à comprendre la manœuvre). La vocation de ces appareils est le transport intrathéâtre, en assurant la liaison entre de grands aéroports et des aérodromes plus modestes, au besoin utilisés comme base opérationnelle avancée par un contingent national. Des Casa suisses auraient fait merveille à Sumatra, comme les 3 Casa déployés par l'Armée de l'air espagnole, dans le transport entre Medan et Banda Aceh, et ils auraient permis de positionner les Super Puma au plus près de la zone de crise en assurant l'approvisionnement du contingent.

Il faut espérer que le Conseil des Etats reste fidèle à son choix. Les enjeux sont simples : l'armée suisse ne peut pas mener d'opérations à l'étranger avec un bref délai de réaction sans posséder ses propres avions de transport. Savoir si cette capacité est une option stratégique à développer devrait faire l'objet du débat politique, et non les allégations aux relents d'idéologie passéiste qui sont actuellement proférées au Palais fédéral.

Publié par Ludovic Monnerat le 8 mars 2005 à 12:14

Commentaires

bien dit!

cela étant, je me demande s'il aurait été possible de faire plus de lobbying dans cette affaire. Bien qu'un député vert (Jo Lang, ZG) semble s'être plaint de pressions exercées individuellement sur les parlementaires (je ne doute pas de ses motifs...), je pense que les opérations de la Suisse à l'étranger devraient être plus relevées dans les médias, etc.

Quand un Antonov atterit à Zurich, les médias parlent uniquement de ses dimensions phémonènales sans critiquer le fait que c'est bien un avion loué par défaut de mieux. Je me demande encore (sans le savoir précisément) si c'est peut-être les chars de génie qui auraient provoqué, dès le début, un rejet du programme d'armement...

Publié par Robert Desax le 8 mars 2005 à 12:42

Avec l'aventure des Casa, je sens que je vais finir par publier mon article d'humeur sur les politicards du CN et ce que je pense d'eux et de leur responsabilité en matière de politique de sécurité ! Et ce n'est pas que du bien !
Il est urgent (mais ça fait un moment que cette urgence existe) que l'on s'intéresse à leur éducation et qu'on les mette une fois pour toutes en face de leurs contradictions, de leur lâchetés et de leurs agendas cachés.
Au fait Augias c'était il y a longtemps ?

Publié par Gérald Vernez le 8 mars 2005 à 17:54

Pour convaincre les idéologues, il faut jouer à leur propre jeu. L'armée ne doit pas intervenir hors des frontières? Créons une organisation parallèle, dont tous les membres seraient également incorporés dans l'armée, mais qui s'appellerait autrement, qui disposerait de ses propres budgets et que les politiques pourraient considérer comme une sorte d'extension, largement indépendante, du Corps suisse d'aide humanitaire.

Publié par ajm le 9 mars 2005 à 7:12

Comme vous l'avez vous-même indiqué, la décision du Conseil national ne se base pas uniquement sur des aspects utilitaires, pratiques ou opérationnels. Ce vote, comme toutes les décisions prises au sein du Parlement fédéral, a évidemment une portée politique. La gauche, traditionnellement antimilitariste, manifeste son mécontentement quant à certaines réductions dans le domaine social, alors que l'UDC reste farouchement opposé à tout engagement ou accord qui pourrait être interprété comme une « internationalisation » de la Suisse ou comme un affaiblissement du principe de neutralité. Enfin, il faut encore indiquer que certains parlementaires sont par principe opposés à aux opérations militaires sur sol étranger, même pour des engagements humanitaires, soit en raison du statut de la Suisse (neutralité), soir parce qu'ils estiment que ce n'est pas à l'armée d'intervenir dans ce genre de situation.
Cet épisode démontre une fois de plus que la plupart du temps, les extrêmes contribuent plus à envenimer le débat politique qu'à lui permettre d'évoluer de façon constructive.

Concernant la proposition de « ajm », je pense qu'elle ne changera absolument pas la donnée du problème, surtout si les personnes concernées fesaient partie de l'armée.

Meilleures salutations

Alex

Publié par Alex le 9 mars 2005 à 13:27

Une autre idée, alors: soutenir dans une certaine mesure, à définir, et par exemple par la mise à disposition de matériel et de membres de l'armée en civil, des projets indépendants proposés par de grandes entreprises, et dont on peut ainsi s'attendre à ce qu'ils soient réalisés et maintenus durablement.

Par exemple, dans la foulée de sa réaction au tsunami, Hilti prévoit de créer un centre de formation professionnelle au Sri Lanka (Monaragala) et de l'entretenir à long terme.

Une aide ponctuelle à la réalisation (ou à l'accélération) de tels projets permettrait de fournir une aide vraiment efficace, sans «embourbement local», de rehausser l'image de la Suisse sur les lieux d'intervention, de maintenir un bon niveau d'entraînement des participants et! en définitive aussi de motiver valablement l'acquisition d'un matériel sinon jugé superflu.

Publié par ajm le 9 mars 2005 à 15:48

L'idée d'AJM sur un corps spécialisé dans les catastrophes est dans l'air en France avec une idée de Casques Verts humanitaires lancées par Koutchner.

I

Publié par Frédéric le 9 mars 2005 à 20:11

Si les casques verts sont employés et régis de la même manière que les casques bleus...on a pas fini d'en parler :-)

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 13 mars 2005 à 3:19

La vente de Swiss constitue peut-être une autre bonne occasion de lancer l'idée. Après tout, il doit être possible de réunir un consensus sur la nécessité, pour la Suisse, de disposer d'une infrastructure suffisante pour organiser ses transports aériens elle-même? Sans Swiss, l'armée devient le meilleur pourvoyeur de compétence de la place, non?

Publié par ajm le 16 mars 2005 à 6:48