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21 février 2007

Le dévoiement de la milice

Une critique que l'on entend de façon répétée à l'endroit de l'armée de milice est le faible niveau d'instruction des troupes engagées, interprétée le plus souvent comme la preuve qu'une armée de métier est nécessaire. C'est notamment la rhétorique du parti socialiste ; je me rappelle en particulier que l'an dernier, durant la soirée célébrant le 150e anniversaire de la Revue Militaire Suisse, la conseillère nationale Barbara Haering avait ainsi fermement reproché aux écoles de recrues actuelles de produire des soldats insuffisamment formés (une critique un brin surprenante dans la bouche d'une parlementaire socialiste, n'était-ce le besoin de marteler une stratégie bien définie). Ça et là , après chaque opération majeure de l'armée ou dans le cortège des troupes défilant à l'enseigne de « AMBA CENTRO », on peut lire ou écouter des témoignages de soldats allant dans le même sens. Les uns comme les autres sont pourtant dans l'erreur complète.

Premièrement, les écoles de recrues n'ont pas pour but de fournir des soldats aptes à l'engagement dès leur mise sur pied ou presque ; elles visent à alimenter des corps de troupe qui, lors de leur entrée en service, doivent d'abord s'assurer qu'ils ont atteint leur disponibilité de base (« fit for mission », en matière de personnel, d'instruction, d'équipement, etc.), puis ensuite entreprendre une instruction axée sur l'engagement (IAE) pour atteindre leur disponibilité opérationnelle (« fit for the mission »). En d'autres termes, on ne peut pas reprocher à la milice d'avoir un niveau de disponibilité inférieur à celui de formations professionnelles alors que c'est précisément le principe sur lequel est construit l'armée suisse. Il faut environ 6 mois à des unités de la National Guard pour se préparer à un déploiement en opération extérieure ; et on demanderait à nos miliciens d'être prêts en 3 jours ?

Deuxièmement, et c'est encore pire, les formations engagées dans des opérations actuelles, telles que l'appui à la sécurisation du World Economic Forum, le font durant leurs services de perfectionnement de la troupe, c'est-à -dire durant ce que l'on appelait auparavant des cours de répétition. Autrement dit, non seulement on ne laisse pas à la milice le temps nécessaire pour l'IAE, mais en plus on consume son temps d'instruction régulier, essentiel pour le maintien de son savoir-faire comme de son pouvoir-faire, dans des engagements subsidiaires. Comment ose-t-on dans ces conditions faire le reproche à la milice de ne pas avoir un niveau professionnel, alors que nul dans ce pays n'a le courage politique d'appeler à la mise sur pied - hors service d'instruction - des troupes engagées, et donc de présenter le véritable coût de ces missions au lieu de ronger l'aptitude à l'engagement dans des missions principales ?

A force d'engager des soldats non préparés au lieu de les préparer à de vrais engagements, il est logique que l'on donne l'impression d'une armée incapable de tâches autres qu'auxiliaires et limitées. Et au lieu d'être un pilier de la sécurité collective, une sentinelle sur laquelle compte la société, le soldat de milice sert de main d'œuvre bon marché à des autorités cantonales et communales économisant sur la sécurité. En tant que commandant de corps de troupe, et même si mon bataillon est avant tout composé de volontaires dont l'emploi est différent, je trouve que ce dévoiement de la milice est un scandale dont notre classe politique porte l'essentiel de la responsabilité. Quant à la généralisation de la subsidiarité, si elle renforce le principe du fédéralisme et constitue un appui essentiel au niveau local, elle éloigne l'armée de menaces stratégiques qui n'ont pas disparu, mais simplement changé de forme et de nature.

Le principe de la milice est aujourd'hui en perte de vitesse, alors même que l'utilité de la milice ne cesse de croître. Et le contre-emploi de l'armée y contribue fortement.

Publié par Ludovic Monnerat le 21 février 2007 à 22:25

Commentaires

Voilà pour la critique (avec laquelle je suis d'accord).
Mais concrètement, comment voyez-vous la mise en place de cette formation et quels axes stratégiques devrait-elle privilégier ?

Publié par jeambi le 21 février 2007 à 23:40

Ludovic Monnerat est notre Giovanni Drogo! :

"Courage, Drogo, c'est là ta dernière carte, va en soldat à la rencontre de la mort et que, au moins, ton existence fourvoyée finisse bien. Venge-toi finalement du sort, nul ne chantera tes louanges, nul ne t'appellera héros ou quelque chose de semblable, mais justement pour cela ça vaut la peine. Franchis d'un pied ferme la limite de l'ombre, droit comme pour une parade, et souris même, si tu y parviens. Après tout ça ta conscience n'est pas trop lourde et Dieu saura pardonner."

Dino Buzzati, le Désert des Tartares

Publié par lyonelk le 21 février 2007 à 23:53

Je me souviens que cette funeste pratique a commencé, sur une large échelle, en 1991, avec les travaux d'intérêts généraux effectués dans le cadre du Jubilé de la Confédération.

Publié par fass57 le 21 février 2007 à 23:59

100% d'accord sur le constat.

Publié par pan le 22 février 2007 à 6:06

Merci de votre patience, jeambi ; je vous répondrai, mais pas immédiatement...

Publié par Ludovic Monnerat le 22 février 2007 à 6:30

Cher Monsieur,

Merci d'avoir écrit cet article. Il me semble plein de choses justes et fait même chaud au coeur. C'est toujours une consolation de voir dénoncer les erreurs dont nous (soldats de milices) sommes les victimes.

Publié par Piotr le 22 février 2007 à 8:28

Pourquoi ne pas penser à un noyau professionnel auquel s'ajoute la milice. On va dans ce sens avec les soldats en service long. Ce qi est une bonne chose. pourquoi ne pas avoir des soldats contractuels pour des missions style Amba Centro?

Publié par dahuvariable le 22 février 2007 à 8:55

Chapeau pour ce coup de gueule ! Je dinais encore hier avec 2 camarades Plt de milice et nous faisions le même constat. Laissons la milice refaire des cours de répétitions axé sur l'instruction et seleument là on pourra critiquer.
Je n'ose même pas révéler qu'en temps qu'infanteriste de montagne je n'ai fait qu'un seul cours "fus" depuis....l'an 2000 !! Depuis, si ce n'est pas la patrouille des glaciers, c'est AMBA-CENTRO et je ne vous parlerais pas de l'engagement de ma sct à la foire aux taureaux à Bulle...Au secours !!

Publié par zingg le 22 février 2007 à 9:04

"Mais concrètement, comment voyez-vous la mise en place de cette formation et quels axes stratégiques devrait-elle privilégier ?"

Je ne suis pas sûr de comprendre votre question... La solution consiste avant tout à respecter les temps d'instruction nécessaires à la milice ; avant de partir au Kosovo, nos militaires - 95% des miliciens - passent par exemple plusieurs semaines à faire de l'instruction axée sur l'engagement, dont une partie avec leurs partenaires autrichiens. Il faudrait en faire de même pour les missions en Suisse. Et la réticence des citoyens comme de l'économie privée à libérer des hommes pendant 6 à 8 semaines (engagement compris) montrerait le véritable prix de la sécurité.

Quant aux formations non engagées, il faut les laisser faire leurs services d'instruction normaux, et ainsi consolider ou retrouver leur savoir-faire (ou introduire de nouveaux éléments, comme actuellement la mitrailleuse légère 05, la Minimi au calibre 5,6 mm). Et les prestations de l'armée au profit de tiers, certes bien réduites ces dernières années, doivent être encore davantage analysées. Je ne vois pas ce que des fusiliers ont à f... à une foire aux taureaux !

Publié par Ludovic Monnerat le 22 février 2007 à 12:42

Solution?

Dans ce cas ne serait ce pas une solution, comme dans le cadre de la PDG, de constituer des unités pour des engagements particuliers? Certains soldats en seraient ravis.

Concernant l'économie privée, j'ai l'impression que cette dernière est de moins en moins disposée (notamment en raison de l'évolution du monde des affaires, ainsi que de la professionnalisation des armées étrangères) a consentir des sacrifices...

D'où l'intérêt du service long...

Publié par Alex le 22 février 2007 à 13:06

"Dans ce cas ne serait ce pas une solution, comme dans le cadre de la PDG, de constituer des unités pour des engagements particuliers? Certains soldats en seraient ravis."

C'est une solution potentielle. Pour ce qui est des soldats, j'ai même dans mon bataillon des demandes allant dans ce sens (bon, ce sont des spécialistes de montagne valaisans pour la plupart, mais tout de même...). Cependant, une telle solution ne recouvre jamais l'ensemble des besoins pour la PDG comme pour le SRC, d'ailleurs (qui sont des manifestations officielles de l'armée). On ne peut pas engager un bataillon d'aide au commandement de "volontaires"...

"D'où l'intérêt du service long..."

En théorie du moins. Dans la pratique, avec le nombre de cas sociaux qui cherchent une année de tranquillité via le service long et qui sont incapables de faire quoi que ce soit, ce n'est pas aussi simple. Et les intérêts de l'économie, de toute manière, ne doivent pas être systématiquement privilégiés par rapport à ceux de la sécurité.

Publié par Ludovic Monnerat le 22 février 2007 à 13:33

Et surtout le service long affaiblit le principe de milice, ce qui n'est pas tolérable à grande échelle.

Publié par pan le 22 février 2007 à 15:13

A pan: position quelque peu dogmatique. Car pour ma part, je considère que l'efficacité prime, dans les questions de défense. D'autre part, je ne vois pas très bien en quoi le service long met en péril le système de milice...

Publié par Alex le 22 février 2007 à 15:57

A Alex et Pan : le service long affaiblit certains éléments de principe de milice, soit l'obligation de servir et les services d'instruction annuels. C'est la raison pour laquelle, lors de la réforme Armée XXI, un avis de droit avait été demandé par les réformateurs pour savoir jusqu'à quel pourcentage de service long la constitution ("l'armée est organisée selon le principe de la milice") est respectée.

Maintenant, pour Alex, je dirais qu'il ne faut pas confondre efficacité et disponibilité. Les soldats en service long sont disponibles, c'est sûr, mais leur engagement a déjà donné lieu à de remarquables déconvenues dès lors qu'ils ne sont pas conduits de façon, euh, très serrée...

Publié par Ludovic Monnerat le 22 février 2007 à 18:11

@ LM

"A force d'engager des soldats non préparés au lieu de les préparer à de vrais engagements, il est logique que l'on donne l'impression d'une armée incapable de tâches autres qu'auxiliaires et limitées."

Dans quelle mesure les cadres militaires n'ont ils pas une certaine responsabilité à cette situation en acceptant des missions sachant qu'ils ont des soldats non préparés ?

Certes, la responsabilité politique est importante, mais tant que les cadres de l'armée (votre cas est, il me semble, malheureusment une rare exception) accepteront cela sans réagir en niant les problèmes de crédibilités que cela fait peser sur toute l'institution militaire, je ne vois pas comment les politiciens pourraient prendre conscience de ces dérives.

Publié par Crys le 24 février 2007 à 15:46

"Certes, la responsabilité politique est importante, mais tant que les cadres de l'armée [...] accepteront cela sans réagir en niant les problèmes de crédibilités que cela fait peser sur toute l'institution militaire, je ne vois pas comment les politiciens pourraient prendre conscience de ces dérives."

Oui, mais les militaires sont tous dans un dilemme face au pouvoir politique, car la loyauté les contraint à l'obéissance au Conseil fédéral et le pragmatisme les contraint à constater la marge de manoeuvre très limitée dont il dispose. Raison pour laquelle la milice, et sa liberté d'expression, joue une telle importance...

Publié par Ludovic Monnerat le 24 février 2007 à 19:08

Pour ma part, soldat suisse engagé a la légion étrangère depuis trois mois, une seule chose a dire :

LE SYSTEME DE MILICE EST LE MEILLEUR POSSIBLE

Pas le temps de développer, ici le week end dure de 10h a 15h un samedi tous les deux mois ;-)

Publié par Luc le 3 mars 2007 à 13:31