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19 janvier 2006

La fragilité de l'attrition

La nébuleuse Al-Qaïda fait à nouveau reparler d'elle, mais pas exactement dans le sens qu'elle souhaiterait : alors que 3 de ses leaders ont apparemment été tués dans la frappe aérienne menée la semaine dernière par les Etats-Unis au Pakistan, Oussama ben Laden semble avoir réalisé un nouvel enregistrement audio dans lequel il menace les Etats-Unis de nouveaux attentats, mais leur propose également une trêve de longue durée. Quatre ans et quatre mois après les attentats du 11 septembre, le changement de ton et de situation est saisissant. Les jubilations qui ont suivi l'effondrement des tours jumelles n'ont pas survécu à la chute des Taliban puis de Saddam Hussein, à l'inoculation des idées démocratiques faisant partie du bagage culturel et stratégique des troupes américaines.

Le durcissement de la lutte antiterroriste, avec l'adaptation des lois et des méthodes dans nombre de nations, a porté des coups répétés à la mouvance islamiste ; il ne se passe pas une semaine sans qu'une cellule ou un groupe terroriste ne doit repéré, appréhendé, neutralisé ou détruit. Par ailleurs, les opérations militaires lancées en Afghanistan, en Irak, dans la Corne de l'Afrique et en maints autres endroits ont également provoqué des pertes considérables. Au Pakistan, la semaine dernière, ce sont une fois de plus des drones Predator commandés par la CIA qui auraient éliminé des leaders islamistes à coup de missiles Hellfire. Les capacités tentaculaires des Etats-Unis imposent à Al-Qaïda une attrition sanglante. L'appel à la trêve n'est pas exactement une preuve de succès.

A mon avis, cette domination est cependant incomplète et superficielle. Oui, après avoir encaissé un coup massif, l'Amérique a réagi promptement et acculé son ennemi dans une position inconfortable, mais le ring global - si j'ose dire - compte plusieurs dimensions. Comme j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de l'écrire, l'emploi de la force armée est intrinsèquement défensif, même s'il se concrétise par des opérations offensives ; ce n'est pas l'Irak et l'Afghanistan qu'il s'agissait de conquérir, mais bien les Irakiens et les Afghans. Le feu ne vise qu'à préserver, appuyer ou amplifier l'idée ; celle-ci aboutit d'ailleurs à des effets dont le feu ne saurait être capable. La véritable offensive stratégique passe par la domination sémantique, par la pénétration du sens, par l'écho des consciences.

De ce fait, l'Irak n'est qu'une bataille dans la lutte des idées et des identités, et son statut de point focal s'efface au fur et à mesure que la confrontation avec l'Iran devient plus probable ; l'Iran lui-même, s'il voit un conflit armé sur son sol, ne sera également qu'une matérialisation locale d'une guerre à la fois plus vaste et plus longue. La traque des leaders islamistes et l'élimination en masse de leurs suivants n'empêchent pas la diffusion de leurs idées ou la séduction de leurs perspectives. L'attrition des corps doit servir l'adhésion des esprits, sous peine de n'offrir qu'un avantage éphémère, aisément réversible. Et la faculté de durer, d'inscrire son action loin dans le temps, est la clef d'une telle adhésion.

Il n'est guère étonnant que les islamistes, surpris par l'acuité de la réaction américaine, tentent à présent de calmer le jeu : ils savent que le surrégime opérationnel des Etats-Unis ne durera pas, mais aussi que la contagion démocratique qu'il précipite sera difficile à combattre. On prend vite goût à la liberté - et pour longtemps.

Publié par Ludovic Monnerat le 19 janvier 2006 à 20:31

Commentaires

Il me semble intéressant que tu rapproches le combat contre Al-Qaïda au combat contre la bombe nucléaire. Si on essayait de définir l'ennemi du grand combat qui est mené "de nos jours" en une phrase, serait-ce vraiment la guerre contre le "terrorisme"? Ou pas plutôt la guerre contre les ennemis islamistes armés de la démocratie occidentale? Je plaide pour une dénomination honnête de l'ennemi. Car honnêtement, nous n'en avons rien à cirer des petits terroristes locaux tels IRA ou ETA... Je vulgarise un peu, certes. Mais je trouve que tant que l'ennemi n'est appelé par son nom, le combat perd de son efficacité.

Publié par Sisyphe le 19 janvier 2006 à 23:25

Bien vu Sisyphe.
Plusieurs observateurs se sont plaints que l'on dénominait mal l'ennemi, de peur de froisser le CAIR aux USA.
"Roosevelt faisait-t'il la guerre aux attaques surprises?" disent-ils.

Mais bon, si 12 caricatures déclenchent un tollé mondial, que dire d'une guerre contre les islamistes armés et archaiques.

Publié par Stauffenberg le 20 janvier 2006 à 0:07

"La véritable offensive stratégique passe par la domination sémantique, par la pénétration du sens, par l'écho des consciences."

Wouaah! Magnifique, j'aurais aimé l'écrire cette phrase!

Il me semble, et j'espère ne pas me tromper, que la menace de Ben Laden n'est là que pour sauver la face et entraîner des vocations. Pour toutes les raisons que tu as avancées (adaptation des lois, méthodes, opérations policières et militaires), la structure islamiste s'essoufle d'où la demande de trêve.
Avec les demandes de trêve à répétition des divers mouvements terroristes palestiniens, d'ailleurs souvent équivalentes à "vous ne devez plus nous tirer dessus, nous on fait comme d'habitude", nous voyons que la signification du concept est sujet au relativisme culturel si cher à nos "bien-pensants".
En Occident, le code chevaleresque donne à la trêve le sens d'un moment de possibles négociations pour aller vers la paix.
Dans le monde arabo-musulman, la takia enlève tout sens à la parole donnée, la trêve est un appât, un leurre, qui peut donner un avantage dans la guerre contre l'autre. Le harceler en lui rappelant qu'il est tenu, lui, par sa parole donnée à respecter la trêve, refaire ses forces pour continuer la guerre.
Au niveau psychologique, face à des populations enclin à l'appaisement, montrer sa bonne volonté accélère l'avènement de la dhimmitude. Puisque nous sommes les gentils, vous êtes les méchants et donc vous êtes priés de culpabiliser.

Je me demande par ailleurs si la perversion du discours qu'on a vu fleurir dans les médias, entraînant la confusion du bien et du mal, de l'agresseur et de l'agressé, ou dans les comportements (je pense en particulier à la commission onusienne des droits de l'homme, aux dirigeants parisiens du MRAP)ne prend pas son origine dans la takia. Deux poids, deux mesures, comme si ça coulait de source, les 2 parties n'étant pas à mettre en lecture de la même règle puisque par nature intrinsèquement inégales. Et ce que notre esprit logique, critique et tendant à l'impartialité prend pour au mieux de la langue de bois, au pire de la mauvaise foi, ne serait en fait que l'expression de la takia. Sa généralisation et sa banalisation entrainant de fait notre inégalité en tant qu'occidentaux et l'installation dans les esprits de la dhimmitude.
Les flagellations collectives et publiques auxquelles nous avons assistées ces derniers temps à propos de notre racisme, intolérance, colonialisme, etc, en serait alors l'expression (lynchage de Finkielkraut, demande de réparation et excuse pour l'esclavage,etc). Dans ce cadre, faire ses excuses, comme un journaliste a littéralement forcé FinkielKraut à le faire à l'antenne sur une radio, revient à signer publiquement sa dhimmitude.

Donc si nous reprenons ta magnifique phrase du début, "La véritable offensive stratégique passe par la domination sémantique, par la pénétration du sens, par l'écho des consciences", nous pouvons nous demander raisonnablement si elle n'est pas aussi à l'oeuvre dans l'autre sens et contre nous.

Ce doit être ça le choc des civilisations...

Publié par elf le 20 janvier 2006 à 0:45

"... En Occident, le code chevaleresque donne à la trêve le sens d'un moment de possibles négociations pour aller vers la paix.
Dans le monde arabo-musulman, la takia enlève tout sens à la parole donnée..."

Vous oubliez ma Chère Elf qu'ils y a aussi les Félons et qu'ils ont toujours renforcé la grandeur chevaleresque en Occident. Les Amérindiens ne disent-ils pas que nous avons la langue fourchue... Une grande partie de la félonnerie moderne a pris racine dans nos Médias subversifs et dans ce néo-socialisme de masse qui brandit la vertu comme d'autres, il n'y a pas si longtemps le goupillon. Le choc des civilisation n'est pas une nouveauté, nous vivons dedans depuis qu'elles existent. Les Arabo-Musulmans ont la Takia et nous la vertu ? pas si simple. Je pense qu'il vaut mieux rester sur le rapport de force et imposer la " démocratie " parce que c'est la " moins pire " des solutions pour faire des affaires et peut-être réfléchir de temps en temps sur nos valeurs communes. Le Monde avant d'être un lieu d'intelligence et avant tout un fondouk de subsistance.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 20 janvier 2006 à 2:50

J'ai lu le transcrit du message de Ben Laden (sur http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/4628932.stm ) et j'ai du mal à discerner la faiblesse dans la trêve proposée. En effet, il dit que Al Qaeda acceptera une trêve si POTUS présente ses excuses aux veuves, aux orphelins et aux personnes torturées par les US, et si les US cessent toute interférence dans tous les pays du mondes. Autrement dit, il n'y aura jamais de trêve!

Publié par Damien le 21 janvier 2006 à 3:01

Pour parler de trêve dans un message destiné au public, il faut tout de même que cette notion ait un sens dans le cadre du projet conquérant qui habite ben Laden et consorts. Parlait-on de trêve voici 3 ou 4 ans ? Je n'en ai guère l'impression, mais il faudrait analyser en détail les discours d'Al-Qaïda pour en être certain. Bien sûr qu'il n'y aura jamais de trêve ; mais le fait d'en parler donne un signal envers ceux que la trêve tenterait, donne l'illusion d'une possible entente au plus haut niveau, permet de réaffirmer un leadership en décrépitude.

Publié par Ludovic Monnerat le 21 janvier 2006 à 10:20

Interviewé vendredi par la chaîne américaine ABC, Richard Clarke a estimé que la trêve proposée par ben Laden "n'est pas une vraie trêve mais juste une définition de la victoire pour lui". Le refus de cette trêve par les Etats-Unis pourrait donner un prétexte à une attaque terroriste : "S'il y a une attaque majeure aux Etats-Unis, il [Ben Laden] pourra dire: 'nous avons donné une chance aux Américains, nous avons été raisonnables et ils n'ont pas saisi notre offre, donc nous avons dû les attaquer'"...
D'après lui, "c'est un message qu'il adresse en fait à sa propre base dans le monde musulman". Il a en outre estimé que la cassette du chef d'Al-Qaïda avait été probablement enregistrée "il y a cinq à sept semaines".

Publié par Damien le 21 janvier 2006 à 11:25

L'engagement public de Richard Clarke contre l'administration Bush (voir ici) doit cependant inciter à passablement de prudence quant à ses propos. Une partie des élites américaines reste davantage opposée à Bush qu'à ben Laden...

Publié par Ludovic Monnerat le 21 janvier 2006 à 12:27

Vous avez tout à fait raison, il est indispensable de garder une attitude critique, et ceci est d'ailleurs toujours vrai, que vous considériez les propos de Richard Clarke ou ceux d'un partisan inconditionnel de Bush.
Ceci dit, peut-être les propos d'un responsable du renseignement et de la lutte anti-terroriste sous 4 administrations successives mériteraient-ils de votre part une analyse plus fine que celle qui consiste (me semble-t-il) à les dénigrer sans autre forme de procès sous prétexte que Clarke a osé critiqué ouvertement l'approche de George W. Bush.
En tout cas, ne serait-ce que parce qu'il fait partie de ceux qui ont lu en détail les messages de Ben Laden, son propos me semblait susceptible d'amener des éléments de débat plus concrets que de simples "impressions". Pour cette raison, comme vous le soulignez d'ailleurs dans votre précédent commentaires,il serait bon que vous lisiez en détail les messages de Ben Laden, notamment ceux qui sont directement adressés aux américains, comme celui d'octobre 2004 (rien ne vous empêche non plus de lire les autres messages). Ce faisant, on se rend mieux compte que même si le mot de "trêve" est prononcé pour la première fois dans la dernière cassette, le message véhiculé ne varie pas. Ainsi, le message d'octobre 2004 se conclut sur les mots: "Your security is in your own hands. And every state that doesn't play with our security has automatically guaranteed its own security.".
Bonne lecture...

Publié par Damien le 21 janvier 2006 à 19:20