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2 mai 2005

La propagation des idées

En début d'après-midi, j'ai donné une nouvelle fois ma conférence sur la guerre moderne au Centre d'instruction de l'armée à Lucerne, devant les quelque 74 participants du stage de formation d'état-major II. Je ne compte plus le nombre de fois que j'ai présenté cet exposé, créé dans sa version initiale en février 2002, en prolongement d'une étude prospective sur les engagements à l'horizon 2020 que j'ai eu la chance de pouvoir écrire pour l'armée (ce document est classifié). Il vise à cerner 12 caractéristiques des conflits contemporains dans leur dimension humaine, juridique et médiatique, afin d'en tirer des enseignements quant à la préparation des forces. Le CIAL l'utilise comme introduction ou conclusion à plusieurs de ses stages, afin d'offrir aux cadres en formation une perspective élargie et une vision contemporaine. En général, le public est conquis. Même si je parle en français avec des folios en allemand !

Il va de soi qu'être l'un des conférenciers réguliers de la formation supérieure des cadres de l'armée est un honneur considérable. En même temps, c'est également pour moi l'occasion de diffuser une grande quantité d'idées nouvelles, de conseiller certaines lectures, de présenter certaines innovations de l'armée (dans le domaine des opérations d'informations et des forces non conventionnelles) et de renvoyer au final à CheckPoint et à ce site. A force de propager les mêmes concepts aux différentes volées d'officiers d'état-major et d'état-major général se développe incontestablement une influence sur les esprits, quand bien même les stagiaires sont littéralement bombardés d'informations. Et je vois bien à certaines phrases ou à certains slides PowerPoint ces indices de compréhension et d'intégration - yeux écarquillés, têtes hochées, griffonnements frénétiques - qui récompensent l'orateur. Les quatre ou cinq sbires qui somnolent ne font qu'illustrer cette bonne vieille courbe de Gauss!

Au-delà de la satisfaction légitime pour le travail accompli, le point le plus intéressant de cette expérience reste la possibilité offerte aujourd'hui à l'individu de prendre une dimension inimaginable par le passé. Voici 30 ans, l'informatique individuelle - une appellation révélatrice - a permis à une génération de jeunes gens inventifs et non conventionnels de créer les bases de l'industrie logicielle actuelle, grâce à un savoir rare et naissant (Bill Gates est sans doute l'exemple le plus connu). Voici 10 ans, c'est la démocratisation de l'Internet qui a permis à une nouvelle génération d'inventer de nouveaux moyens de communiquer (les blogs, ICQ), de rechercher et trier l'information (Google) ou encore de partager les données (Napster). L'évolution technologique est suffisamment rapide pour créer constamment de nouvelles opportunités, bien entendu en périmant les organisations et les solutions figées. Et le savoir en est la clef.

L'une des phrases centrales que j'ai prononcées tout à l'heure consistait à dire que la puissance cognitive avait dépassé la puissance mécanique, tout comme celle-ci l'avait fait de la puissance musculaire. Tout détenteur de connaissances approfondies dispose aujourd'hui d'outils facilitant outrageusement la création, la diffusion et l'archivage de contenus à haute valeur ajoutée. Je suis même porté à croire que les grandes organisations spécialisées dans la gestion de l'information, tels que les médias de masse ou les services de renseignement, gagneraient prodigieusement en efficacité par la focalisation sur la qualité et non la quantité, en troquant une partie des petites mains industrieuses contre des quelques analystes multidisciplinaires dotés d'outils informatiques puissants (les avis sont bienvenus à ce sujet en particulier). Ou comment favoriser les honnêtes hommes de notre siècle!

Si un agrégateur de news fait un travail équivalent au desk d'une rédaction, comment ne pas voir que les algorithmes informatiques vont remplacer les travailleurs médiatiques, tout comme les systèmes robotiques ont remplacé bien des ouvriers dans l'industrie automobile ? Le désarroi des médias traditionnels face à la concurrence des blogs rappelle, précisément, certains naufrages industriels. A partir de l'instant où l'information brute est devenue un matériau gratuit, disponible sous un format facilitant le stockage et l'analyse, les cerveaux capables de donner un sens aux données fragmentaires et périssables, de confirmer ou d'infirmer des hypothèses, et corréler les faits avérés avec une intuition personnelle, sont certainement la réponse la plus efficiente. Les organisations recourant de plus en plus aux experts extérieurs - dont je fais modestement partie - ne font que repousser le jour où ces mêmes experts les remplaceront.

L'expression anglaise « marketplace of ideas » est bien difficile à traduire en français. Mais elle désigne parfaitement cet espace immatériel - l'infosphère - dans lequel la faculté d'analyse, de synthèse et d'expression devient la base de la puissance. Et où les réseaux informels d'individus produisent les échanges et contrepoints les plus productifs.

Publié par Ludovic Monnerat le 2 mai 2005 à 19:18

Commentaires

"analystes multidisciplinaires", Ce sont des oiseaux trés rare, la masse de connaissances disponible fait justement qu'un individu ne peut plus tout connaitre.
Méme Léonard de Vinci serait débordé en ce début de 3eme millénaire et serait obligé d'abandonner plusieurs de centres d'intérét s'il veut étre un as dans un domaine.

Publié par Frédéric le 2 mai 2005 à 20:51

Comments:
Des "analystes multidisciplinaires" en milieu du Rens? Les analystes sont déjà une denrée rare parmi les jeunes universitaires mais alors que dire des "multidisciplinaires".... Un jeune aujourd'hui a beaucoup de mal à se documenter, lire, synthétiser et poser les hypothèses nécessaires au départ de toute analyse. Pour bien connaître le milieu, je peux dire que ces jeunes là ...on les cherche encore. De plus ils doivent maîtriser l'outil informatique, internet, l'OSINF et OSINT. Difficile challenge! IL est plus facile pour des anciens qui maîtrisent déjà l'information (background) et ont acquis la connaisance du Net dès ses balbutiements de croiser les informations multiples, classifiées ou open, que pour ces jeunes qui doivent à la fois se former (acquérir une mémoire propre) et maîtriser le flux des informations entrantes.

Mais je suis d'accord, entièrement d'accord que de bons analystes multidisciplinaires seraient un plus...positions partagées par d'aucuns dans la communauté du Rens suisse!

Mais n'oublions quand même pas que les meilleurs analystes du monde ne peuvent fonctionner qu'avec de l'information entrante et que le Net ne suffit pas. A l'instar des conflits armés classiques où une victoire n'est complète que lorsque l'infanterie occupe le territoite ennemi, le rens ne peut être efficace qu'avec des hommes sur le terrain.

Une guerre se gagne par l'effort conjugué des différentes armes (logistique - sans doute la plus importante- infanterie, blindés, aviation , marine...), la guerre du rens fonctionne de même avec l'ensemble de ses composantes. Un analyste seul ne peut rien.

Bonne soirée

Ps: la conversation peut se poursuivre en privé.

Publié par B le 2 mai 2005 à 21:35

Je suppose que les professionel connaise ce site français sur la guerre économique :

http://www.infoguerre.com/index.php?menu=1

On y parle notamment justement du manque d'iniatives des décideurs politiques/économique/militaire de notre pays devant un monde qui se transforme à toute vitesse.

Publié par Frédéric le 2 mai 2005 à 21:49

Je crois qu'il n'y a pas besoin de tout connaître. Non seulement c'est impossible, mais c'est totalement inutile.

Ce qui est important, c'est de disposer d'une information fiable (c'est-à -dire soit brute, soit raffinée mais d'une façon non biaisée, soit encore d'être capable de démonter les manipulations) et d'être doté d'un esprit capable de logique.

Avec ces deux éléments, le matériau et l'outil, on peut aller assez loin.

Publié par Stéphane le 3 mai 2005 à 10:50

" Avec ces deux éléments, le matériau et l'outil, on peut aller assez loin. " Oui, vous avez raison mais j'oserais ajouter : " Le temps " et là notre horloge biologique commence à faire défaut.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 3 mai 2005 à 17:17

« Le désarroi des médias traditionnels face à la concurrence des blogs rappelle, précisément, certains naufrages industriels. »

Etant donné qu'il y a peu d'études sur le sujet, je serai, à votre place, un peu plus précautionneux sur le sujet. Le recours aux blogs est certainement encore un phénomène marginal (à part dans certains cas qui sont souvent, d'ailleurs, relayés par les médias traditionnels).
Si il y a déclin des médias traditionnels, c'est certainement en raison d'un faisceaux de raisons, comme les changements de comportement générationnels, le besoin d'aller toujours plus vite, le recours à des instruments plus souples, etc.
Parmi les raisons citées, certaines ne favorisent pas et ne sont pas les garantes d'une meilleure crédibilité. Dans ce contexte, vous vous fourvoyez certainement en donnant trop d'importance aux blogs. A l'avenir, les sites qui connaîtront le plus de succès seront certainement ceux qui fonctionneront un peu comme une rédaction traditionnelle. A la différence près que cette dernière concevra et formatera son information dans le but de la mettre en ligne. Cependant, cette information sera très certainement payante. D'où, encore une fois, une entrave aux perspectives dont vous rêvez.
La crédibilité dont jouit un média provient surtout de la connaissance que son utilisateur a pour son vecteur d'informations. Or, sur Internet, des milliers de sites se créent ou disparaissent chaque jour.
Enfin, sans vouloir allonger, il y a aussi un problème de foisonnement de l'information qui peut engorger les canaux de recherche et finalement décourager les utilisateurs du Net.

Salutations

Alex

Publié par Alex le 4 mai 2005 à 13:15

« Je suis même porté à croire que les grandes organisations spécialisées dans la gestion de l'information, tels que les médias de masse ou les services de renseignement, gagneraient prodigieusement en efficacité par la focalisation sur la qualité et non la quantité, en troquant une partie des petites mains industrieuses contre des quelques analystes multidisciplinaires dotés d'outils informatiques puissants (les avis sont bienvenus à ce sujet en particulier). »

Dans l'état actuel de la technique, il me semble que la possession d'outils informatiques puissants a plutôt tendance à augmenter la masse d'information brutes sans faciliter pour autant le travail d'analyse concret (émission d'hypothèses, modélisation, validation, recoupements, etc.).

Les outils simples, tels que les bases de données et les moteurs de recherches sont performants pour la récolte d'information, mais la mise en forme, la structuration et l'incorporation de ces informations dans une analyse n'est pas spécialement facilitée par les nouvelles technologies.

Les outils d'analyse d'ailleurs, sont soit des outils statistiques (Datamining et autre) qui sont encore en phase de recherche ou réservés à des utilisations spécifiques par des spécialistes, ou bien des outils de modélisation. Ces logiciels de modélisation, qui permettent de visualiser des réseaux de relations, vérifier des emplois du temps, visualiser un raisonnement, sont le résultat de l'informatisation des techniques et procédures déjà existantes.

On peut d'ailleurs remarquer à ce sujet, que les menaces bénéficient également des avancées technologiques et évoluent pour limiter leur vulnérabilité. La transformation actuelle d'Al-Qaida (si transformation il y a eu) en réseau décentré semble précisément rendre cette structure plus résistante à ces techniques d'analyse assistées qui sont les descendant des techniques d'investigation policières traditionnelles.

De leur coté, si les outils statistiques sont encore loin d'être intelligents, ils ont par contre la capacité de travailler sur des masses d'informations inaccessibles à un analyste humain, et de ce point de vue, la structuration actuelle des groupes terroristes en réseaux indépendants sans leadership pourrait, dans le futur, permettre une utilisation efficace des outils existants (puisqu'il est plus difficile de coordonner l'action pour la rendre invisible à des logiciels examinant un grands nombre de variables, c'est l'ambition de CAPPS et de ses dérivés ou du projet TIA). En contrepartie, il n'y a pas beaucoup d'aide à attendre du point de vue technologique pour les événements isolés que constituent les grands échecs dans le renseignement et l'analyse, comme le 11 septembre ou la contre prolifération nucléaire.

Dans cette optique, s'orienter vers des analystes multi disciplinaires augmente également le risque d'être victime de « virtualisme ». Celui-ci étant un « effet de bord » de la non spécialisation des analystes, puisque ceux-ci acceptent forcement le travail et les résultats de leur confrères (effet particulièrement visible sur de nombreux blogs). Ce système qui n'est pas forcement mauvais en soit, est cependant vulnérable aux tentatives de désinformation et de manipulations, et peut conduire à une forme plus ou moins sévère de « group-thinking ».

Si le processus cognitif qui correspond à l'analyse du renseignement [1] peut être formalisé au point qu'il soit exécutable par un ordinateur, alors il faudrait également développer des représentations informatiques permettant de cerner de manière satisfaisante la complexité de la réalité. Les bases de données actuelles (dont les limitations apparaissent même aux utilisateurs novices de logiciels type MS Access!) ou les objets et les agents des systèmes d'intelligence artificielle les plus avancés sont encore (très) loin d'atteindre de telles performances. Pour le renseignement, cela signifie également, qu'il n'y a pas de solution automatisé a court terme pour le filtrage efficace de l'information, et je renvoi au blog suivant [2] pour une opinion sur les moyens actuellement accessibles aux analystes (je suis encore plus pessimiste).

Du point de vue technologique, si l'on écarte les fantasmes véhiculés dans les fictions types 24h où Alias (utilisés pour les campagnes de recrutement US !), les systèmes d'informations US ne permettent vraisemblablement pas de franchir ces limitations. Il suffit d'ailleurs de regarder l'offre logicielle commerciale disponible pour avoir un aperçu des capacités actuelles, notamment les logiciels développés pour InQTel [3] [4] (évoqué au journal de 13h en France aujourd'hui, ce qui me semble être une petite révolution culturelle ! [5]). Qu'on le veuille ou non, la technologie a tendance à révéler la complexité au moins autant qu'elle contribue à la maîtriser. L'un des avantages de cette situation, est qu'il est maintenant difficile d'ignorer cette complexité pour se prétendre expert dans un domaine, la conséquence néfaste est que de cette « conscience de la complexité » pourrait être utilisée pour diminuer la crédibilité des résultats analytiques et promouvoir de grandes solutions idéologiques simples! (sounds familiar ?)

En ce qui concerne les blogs, certains y voient une solution aux lacunes en analyse qui ont conduites aux échecs récents (Voir l'excellent [6] et [7] sur ce sujet précis). A titre personnel, la bipolarisation [8] toujours aussi marquée de la « blogosphère », et l'incapacité à arriver à un consensus sur des sujets aussi « anciens » (et « clos ») que l'invasion de l'Iraq me laisse penser que l'on est plus dans le domaine de l'opinion que de l'analyse stratégique véritablement objective. Peu importe qu'une analyse soit fausse d'ailleurs (cela peut être la cause de données incomplètes ou résulter de l'analyse de variables non pertinentes), mais l'absence de véritable consensus dans l'analyse et l'explications d'un événement passé me laisse sceptique sur la capacité de ce support à mieux expliquer la réalité que les anciennes méthodes.

Concernant la presse, l'avantage principal des journaux dans le futur pourrait être justement la solidité de leur systèmes d'information (et le récent changement du site lemonde.fr n'est pas une coïncidence de ce point de vue) qui seraient concentrés sur du contenu coûteux, comme des cartes, de l'image et de la vidéo. Ainsi, Le Monde offre dans sa version payante des fiches pays, des cartes et des services boursiers qui seraient difficiles à développer dans un cadre isolé ou hors-commercial (pour ne pas dire non-professionnel).

(Désolé pour le caractère décousu, le billet initial méritait mieux!)

[1] http://www.iwar.org.uk/sigint/resources/taxonomy/meta-analysis.htm ou http://www.cia.gov/csi/books/19104/

[2] « Renseignement: Technologies du langage » http://aixtal.blogspot.com/2005/01/renseignement-technologies-du-langage.html

[3] http://www.in-q-tel.org/

[4] http://www.intelligenceonline.fr/NETWORKS/FILES/489/489.asp?rub=networks

[5] http://jt.france2.fr/13h/13h_index_semaine.php3?jt=0

[6] http://www.wired.com/wired/archive/13.03/view.html?pg=2

[7] http://alexandertheaverage.blogspot.com/

[8] http://www.blogpulse.com/archives/000156.html et http://www.blogpulse.com/papers/2005/AdamicGlanceBlogWWW.pdf

Publié par nobody le 4 mai 2005 à 18:02

Merci pour ces commentaires et ces idées. Quelques réponses en vrac.

Pour Alex : oui, le phénomène des blogs reste encore marginal. Mais son développement rapide, ces dernières années, et le rôle que

les blogs ont par exemple joué dans la campagne électorale américaine (parfois en lutte directe avec les médias traditionnels) me

font penser que nous sommes en présence d'un outil technologique dont le potentiel est encore loin d'être pleinement exploité. Ce

n'est pas une perspective dont je rêve ; j'essaie seulement de comprendre ce qu'il se passe et d'imaginer ce qu'il se passera. Je

crois vraiment que la montée en puissance de l'individu est un phénomène majeur de notre ère.

Pour B: je reviendrai en privé sur la question des services de renseignements. C'était un exemple parmi d'autres, mais il me semble

bien entendu plus important pour les questions de sécurité et de défense nationales.

Pour nobody : il va de soi que la multiplication des quantités brutes d'information est en relation directe avec l'interconnexion

des systèmes, et que cela nuit à la compréhension d'ensemble. Bien sûr, les blogs actuels sont tous marqués par les limites de

leurs auteurs, et la facilité du "copier/coller" - comme de la retransmission d'e-mail - nuit à la précision et à l'objectivité que

devrait fournir la connaissance. En même temps, les médias traditionnels n'ont pas a priori de meilleures connaissances que les

blogueurs! Ce que je voulais cerner en parlant d'analystes multidisciplinaires, c'est la possibilité que des esprits cartésiens,

ouverts, méthodiques et avides de savoir puissent faciliter l'usage des outils de recherche informatique en sachant mieux ce qu'il

faut trouver pour identifier une tendance ou une menace. Bref, ajouter la part d'intuition qui manquera éternellement à

l'intelligence artificielle - encore que...

Publié par Ludovic Monnerat le 5 mai 2005 à 11:36


Beaucoup de choses intéressantes pour les amateurs de ce sujet:

http://cryptome.org/intel-2005.htm

Publié par nobody le 8 mai 2005 à 14:41