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3 mai 2005

Identités nationales menacées

Le coup de gueule dimanche dernier du conseiller fédéral Pascal Couchepin, consécutif à la nomination de l'alémanique Oswald Sigg pour succéder à l'italophone Achille Casanova au poste de vice-chancelier de la Confédération, a rappelé une tendance indéniablement à l'oeuvre dans le pays : la domination exclusive de la majorité alémanique et la mise à l'écart croissante des minorités latines. De plusieurs cercles, à la fois politiques, économiques ou associatifs, proviennent les mêmes témoignages de décisions prises sans consulter les Romands et les Tessinois, de discussions menées tambour battant en dialecte suisse-allemand, de condescendance à peine voilée à l'endroit des minorités. N'est-il pas temps de prendre conscience de la menace que cela fait peser sur l'unité nationale, sur l'identité suisse, sur les raisons qui poussent des êtres différant par la langue, la religion et la culture à se sentir uns et indivisibles ?

Les identités nationales ne tombent pas du ciel. En Europe, la plupart d'entre elles ont été construites au XIXe et au XXe siècles par des actions volontaristes, avant tout mues par des intérêts stratégiques soigneusement dissimulés. Et ce que l'homme a patiemment créé au fil des décennies par les légendes revisitées, par les héros mythiques, par les origines arrangées ou par les symboles retrouvés, il peut impatiemment le détruire à force de régionalisme, de communautarisme ou d'autisme culturel. La Suisse a tiré de son histoire une identité nationale relativement forte, parce que sa position géographique l'a condamnée pendant des siècles à devoir lutter pour préserver son indépendance contre les Puissances qui se sont succédées à ses frontières. Mais sa composition ethnique diverse, à peu près identique depuis l'Antiquité, reste un facteur important de désunion. L'avenir du pays en tant que tel, comme celui de ses voisins, n'est pas garanti.

A mon sens, l'un des défis stratégiques qui attend les Etats-nations européens pour le prochain demi-siècle n'est autre que le maintien du statu quo, c'est-à -dire de leur existence. Un nombre ébouriffant de facteurs sont bien sûr en jeu dans ce processus, notamment sur le plan économique, démographique et sécuritaire. Mais cette notion d'identité me semble centrale : la perception d'une communauté de destin et d'intérêts, d'enjeux propres à une société plutôt qu'à un groupe social donné, est à la base de ce qui rapproche et unit. Et ces comportements brusques et arrogants que les majorités adoptent parfois, comme c'est le cas en Suisse, ont à terme un effet terriblement corrosif - surtout à une époque où les menaces ne sont plus extérieures et monolithiques, mais immanentes et polymorphiques. La disparition progressive de l'Autre favorise les tensions et les dissensions internes. A quand des communautés consensuelles d'individus apatrides à la place des sociétés actuelles ?

Si le progrès technologique a libéré l'individu - notamment féminin - de bien des contraintes sociales, cette liberté a en effet provoqué une recomposition de l'environnement affectif et familial. Le peuple suisse va probablement approuver le 5 juin prochain la loi sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe, alors que voici 35 ans les femmes n'avaient pas encore le droit de vote : l'évolution des mœurs et des valeurs est exceptionnellement rapide. Il est fort possible que la plupart des choses qui aujourd'hui nous semblent aller de soi, comme la notion de citoyen ou la solidarité entre générations, soient rapidement balayés par l'avènement de générations ayant grandi dans un contexte totalement différent, et dont la perspective dépasse totalement celle d'un Etat niché au cœur de l'Europe. La multiplication des doubles nationalités pour des raisons de commodité indique par exemple une tendance significative, et laisse imaginer un jour des passeports de complaisance à l'instar des pavillons actuels.

La vraie question est de savoir si l'on peut empêcher ce phénomène de dissolution sociétale, avec des coups de gueule et des systèmes de quotas, ou au contraire essayer d'inventer les rapports sociaux de demain pour préserver le meilleur des identités nationales. Je penche spontanément pour cette dernière voie, tout en sachant qu'il est bien difficile de faire abstraction des acquis et préjugés propres à une époque pour imaginer la suivante.

Publié par Ludovic Monnerat le 3 mai 2005 à 18:26

Commentaires

La difficulté commence assez rapidement avec la tentative de définir ce qu'est l'identité nationale ( ou plus simplement, la somme des traits culturels homogènes et hétérogène qui la compose ), ensuite de voir si une proportion significative de la population de cette nation adhère à cette définition.

L'ennui, c'est que les diverses cultures européennes, qui représentent à elles un des aspects de LA culture occidentale, sont devenues si vastes, c'est-à -dire que les traits qui les composent sont devenus à ce point complexes que les individus qui évoluent en leurs seins ne peuvent en appréhender qu'une infime partie, en opposition par exemple aux collectivités plus archaïques ( ce n'est évidemment pas péjoratif ) dans lesquelles chaque individu possède une vision globale de sa propre culture.

La complexité de nos cultures est en soi un des facteurs de leur probable implosion en une myriade de sous-cultures aux traits plus simples, plus homogènes, avec bien entendu le risque qu'elles se retrouve en opposition les une aux autres.

Publié par fingers le 3 mai 2005 à 21:17

"La complexité de nos cultures est en soi un des facteurs de leur probable implosion en une myriade de sous-cultures aux traits plus simples, plus homogènes, avec bien entendu le risque qu'elles se retrouve en opposition les une aux autres"

Voir à ce suget l'excellent roman de S.F. "L'age de diamant" de Neil Stephenson ;)

Sinon, je ne pense pas à une "balkanisation" de l'Europe. Des structures plus souples qu'un état centraliseur seront sans doute mit en place mais les partis ou groupes secessionistes comme la "ligue du nord" en Italie, le FLNC en Corse ou l'ETA ne me semblent pas capable de faire s'écrouler les structures étatiques actuels.

Publié par Frédéric le 3 mai 2005 à 22:55

Je voyais aujourd'hui dans le bus une dame agée avec à la main un sac plastique dont ce n'était manifestement pas le premier usage. Voilà une génération qui, pour de généralement bonnes et de parfois mauvaises raisons, économise et recycle car il y a eu jadis des temps où 1) plein de choses coûtaient proportionellement bien plus cher et 2) il était normal d'utiliser un objet tant qu'il pouvait l'être.

Dans 40 ans, les personnes âgées d'alors auront passé une grande partie de leur vie à jeter des choses encore parfaitement utilisables, parce que 1) c'était pas cher, 2) ce n'était plus à la mode quelques mois après l'achat et 3) personne ne leur a jamais vraiment appris qu'il ne fallait pas jeter, probablement parce qu'ils n'auront jamais connu de période dure (ce que nous leur souhaitons).

Ainsi donc, cette liberté apportée par le progrès a et aura des effets également sur notre rapport aux objets.

Publié par Laurent Zimmerli le 4 mai 2005 à 3:29

Je ne crois pas que les Suisses alémaniques soient plus ou moins Suisses que les Romands ou les Tessinois.

Ce que je pense, en revanche, c'est que la gestion des cantons romands est dans l'ensemble lamentable. Cette gabegie administrative endette les cantons, et fait passer - à juste titre - leurs élus pour de piètres gestionnaires. Ce qui donne mauvaise réputation à leurs soit-disant "élites", et les met en situation de faiblesse lorsque des individus issus de ces cantons présentent leur candidature pour un poste dans l'administration fédérale.

Une région qui, par sa mauvaise gestion, se ruine et s'appauvrit petit à petit perd également toute influence. Peut-être que si la suisse romande n'était pas si déficitaire, si endettée, elle serait davantage prise au sérieux à Berne.

Vous parlez d'unité nationale; mais cette unité nationale est cimentée par la prospérité. Les guerres civiles éclatent lorsque la pauvreté se répand. Et la suisse est dans un trou d'air depuis quelques années.

C'est là le fond du problème, et ce n'est pas des quotas ou des "coups de gueule" convenus de Couchepin qui changeront quoi que ce soit.

Publié par Stéphane le 4 mai 2005 à 8:53

J'ai aussi vécu le sentiment que sur la scène fédérale les choses sont plus difficiles pour les minorités linguistiques: les Alémaniques ne font plus l'effort de ne pas nous oublier! ;-) Il ne sert à rien de se crisper; le renforcement de l'unité nationale pourrait passer par l'adoption d'une seule langue officielle, l'anglais (étrangère, donc il n'y a pas de jaloux), pour exprimer notre vécu commun, en complément de nos quatre langues maternelles, comme ça commence d'être le cas dans le monde économique et le monde académique. Avez-vous des éléments sur la situation dans l'armée (est-ce une réalité ou seulement un fantasme)?

Publié par François Brutsch le 4 mai 2005 à 9:46

"L'age de diamant" de Neil Stephenson.

Je vais essayer de mettre la main dessus, merci ;)

Ceci dit, je ne crois pas tellement à la guerre civile mais plutôt à une très lente et presque imperceptible dissolution étalée sur des décénnies, voire des siècles. Mais c'est théorique ( et un peu vain... ).

Publié par fingers le 4 mai 2005 à 10:11

Stéphane écrivait : "Les guerres civiles éclatent lorsque la pauvreté se répand."

En fait, il apparaît que le premier facteur de conflit coalitionnel (guerres civiles, externes, etc.) est le ratio Jeunes Hommes / Hommes plus âgés (= Ratio de Mesquida), et pas la richesse, ni même la répartition de celle-ci au sein d'une société (inégalités). La pyramide des âges permet de prédire avec une bonne validité les lieux d'explosion des conflits.

Voir la présentation du Ratio de Mesquida sur Evopsy : http://www.evopsy.org/article115.html

Publié par Evoweb le 4 mai 2005 à 10:25

Voici une partie d'une critique de ce roman :

L'age de diamant
Un roman de Neal Stephenson
(The diamond age, 1995)

éditions Rivages/Futur, 1996, traduit par Jean Bonnefoy, 507 pages

A en croire Neal Stephenson, la nanotechnologie sera une révolution qui transformera le monde de façon irrémédiable. Alliée aux réseaux de communication, elle provoquera la chute des nations qui seront remplacées par des regroupements d'hommes basés sur des gouts et des envies communs plutôt que sur une localisation géographique. Les relations entre ces différents groupes sont parfois tendues et sont gérées par un protocole très strict.
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Publié par Frédéric le 4 mai 2005 à 11:28

« J'ai aussi vécu le sentiment que sur la scène fédérale les choses sont plus difficiles pour les minorités linguistiques: les Alémaniques ne font plus l'effort de ne pas nous oublier! ;-) Il ne sert à rien de se crisper; le renforcement de l'unité nationale pourrait passer par l'adoption d'une seule langue officielle, l'anglais (étrangère, donc il n'y a pas de jaloux), pour exprimer notre vécu commun, en complément de nos quatre langues maternelles, comme ça commence d'être le cas dans le monde économique et le monde académique.»

Quelle mauvaise idée ! La culture s'explique aussi au-travers des langues. Donc renoncer à se connaître par le biais linguistique revient à un appauvrissement général. Nous sommes en train de céder à la facilité, au lieu de tirer parti de nos différences. C'est tout simplement lamentable!
Il est préférable que toutes les parties linguistiques du pays fassent un effort envers les autres, plutôt que d'adopter une cinquième langue (anglais) qui ne sera jamais bien maîtrisée par aucune des quatre communautés linguistiques.
Dans ce cas, oui le coup de gueule de Couchepin était salutaire. Notamment pour rappeler que la Suisse continuera d'exister uniquement si chaque communauté y trouve son compte. Mais un coup de gueule ne suffit pas, il faut encore prévoir des mesures à long terme.

Publié par Alex le 4 mai 2005 à 12:47

Alex: bien sûr on peut moraliser, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick... La réalité actuelle, c'est l'éloignement progressif, comment y remédier? Avoir une langue officielle commune et unique ne doit évidemment dissuader aucun francophone d'apprendre l'allemand et même le suisse-allemand, ou vice-versa. Mais je prétends que le niveau général de connaissance de l'anglais permettrait déjà aujourd'hui des échanges bien plus fructueux que lors de ces réunions où les Romands parlent dans un vide poli quant ils n'ont pas renoncé à se déplacer (ou qu'ils n'ont simplement pas été invités!).

Publié par François Brutsch le 4 mai 2005 à 18:58

Je signale ce petit site crée par un Alsacien qui veut créer un etat mondial :

http://www.federation-terrienne.com

J'ai l'impression qu'il à étudier les structures de la Confédération Helvétique pour ce projet ;)

Publié par Frédéric le 8 mai 2005 à 1:13

« Mais je prétends que le niveau général de connaissance de l'anglais permettrait déjà aujourd'hui des échanges bien plus fructueux que lors de ces réunions où les Romands parlent dans un vide poli quant ils n'ont pas renoncé à se déplacer (ou qu'ils n'ont simplement pas été invités!). »

Je ne le pense pas. Le problème traité ici est avant tout lié à l'existence d'une communauté linguistique majoritaire. Dans ce cadre, je ne suis pas du tout certain que les Alémaniques sont prêts à parler l'anglais, alors qu'ils ne sont parfois même pas capables de respecter les Romand en utilisant le Hochdeutsch (Berne échappe largement à ce phénomène et d'une manière générale je suis agréablement surpris par le comportement des Alémaniques). Dans ce cadre je préfère de loin l'actuelle solution : le Hochdeutsch pour tous !!

Publié par Alex le 10 mai 2005 à 12:57