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26 mai 2006

La fluctuation des perceptions

C'est un truisme parfois sous-estimé de dire qu'un conflit existe à partir de l'instant où un acteur donné se sent en conflit ; de même, aucun belligérant n'est défait aussi longtemps qu'il ne reconnaît pas sa défaite et continuer d'exister - une réalité essentielle au dénouement des conflits de basse intensité. En d'autres termes, les perceptions des enjeux jouent un rôle déterminant dans le déclenchement, la conduite ou l'interruption d'un conflit, de sorte que leur évolution est un indice prioritaire. Et le conflit majeur de notre ère, la lutte à mort entre les démocraties libérales et l'intégrisme musulman (faute d'espace pour cohabiter sans grande interaction), voit justement une évolution différenciée au sein du monde occidental - et souvent à l'inverse de l'effet recherchée par les dirigeants politiques.

Aux Etats-Unis, les sondages relativement peu flatteurs pour le président Bush ne sont en effet pas une condamnation de sa politique étrangère et de sa conduite de la guerre, mais bien la conséquence d'une attention réduite pour celles-ci - tout comme avant le 11 septembre 2001 ; comme l'indique cette analyse, la population américaine s'est focalisée au fil des mois sur les enjeux de politique intérieure, et l'Irak ou l'Afghanistan importent moins que le prix du carburant ou la polémique sur les mesures visant à lutter contre l'immigration illégale. Il ne s'agit pas que d'une tendance bien connue à l'isolationnisme des Américains, peuple traditionnellement peu versé dans la connaissance du monde ; il s'agit aussi d'une normalisation des enjeux, de la tolérance envers des conflits lointains dont les pertes restent somme toute faibles. Une moitié d'entre eux continue d'ailleurs de prôner le maintien des troupes US en Irak.

En Europe, où les opérations militaires lancées après le 11 septembre sont souvent décrites comme des aventures évitables, on assiste à une évolution contraire des perceptions, à une augmentation des enjeux. Sur le plan extérieur, l'élargissement des tâches de l'OTAN en Afghanistan et l'intérêt accru des islamistes pour ce pays, après les déceptions subies en Irak, fait que les Européens sont de plus en plus engagés dans un conflit de basse intensité et commencent à s'en rendre compte, avec les effets potentiels sur leur opinion publique ; on notera d'ailleurs que les pertes non américaines en Afghanistan commencent à approcher celles subies par les Etats-Unis en Irak, proportionnellement au nombre de troupes bien entendu (7 morts en mai pour 15'000 militaires non US, contre 59 pour 150'000 pour les unités US engagés dans OIF). Ceci n'est pas une surprise : l'Afghanistan n'est qu'un secteur d'engagement parmi d'autres dans le cadre d'une guerre planétaire, et l'argumentaire développé contre l'intervention en Irak ne peut rien face à cette réalité.

Sur le plan intérieur, la perception d'une menace semble claire au regard de ce sondage réalisé en Allemagne, et qui est concordant avec d'autres enquêtes menées ailleurs en Europe : la méfiance accrue envers la minorité musulmane se double d'une conviction plus large d'être entré dans un conflit inévitable, fondé avant tout sur des motifs religieux. Les tentatives de l'UE pour édulcorer le vocabulaire et masquer les divergences d'intérêt se heurtent donc à des perceptions déjà clairement forgées, et certains événements récents - attentats de Londres, violences suite aux caricatures de Mahomet - ainsi que certains événements constants - « crimes d'honneur », arrestations d'islamistes suspectés de terrorisme - concourent à orienter ces perceptions dans un sens toujours plus conflictuel.

Publié par Ludovic Monnerat le 26 mai 2006 à 21:41

Commentaires

En même temps, le gouvernement allemand décide de manière ridicule d'envoyer quelques troupes au Congo, alors que les intérêtes alleamands n'y sont aucunement touchés. Beaucoup moins en tous les cas qu'en Irak par exemple. La décision est d'ailleurs critiquée par des (anciens? je ne sais plus) miliatires de carrière. On en reçoit la forte impression que l'on essaie simplement de se donner un "profil" à un prix de rabais. Pourvu que cela ne tourne pas au vinaigre.... Bush père aurait lui aussi envoyé des troupes en Somalie après avoir vu des images d'enfants somaliens mourant de faim. Finalmenent, et par manque d'intérêts tangibles, les Etats-unis n'ont pas eu le souffle qu'il fallait pour tenir. La perte de quelques soldats a tourné en catastrophe politique accompagnée d'un gros complexe psychologique (surmonté uniquement 8 ans plus tard par Bush fils).

En passant, pour le sondage: Un tel sondage a aussi été effectué en Autriche et a donné des resultats similaires (gros titres garantis!).

Publié par Sisyphe le 26 mai 2006 à 23:07

un conflit inévitable, fondé avant tout sur des motifs religieux.

Je pense, pour ma part, qu'il faut laisser à l'autre camp ces motifs 'religieux'. Pour nous, il s'agit de motifs laïques: droits des personnes, libertés, démocratie, etc.

Et il en va de ce combats contre le terrorisme comme de la sécurité routière: ce n'est qu'après qu'un automobiliste aie tué une petite fille qu'on met un feu rouge ou un passage sous-voie. "Les rivières les plus profondes sont les plus silencieuses".

Publié par LolZ le 27 mai 2006 à 0:30

Oui, LolZ, ma formulation était incorrecte. Disons que les motifs dans leur ensemble ont trait aux valeurs et aux convictions.

Pour Sisyphe : je pense que l'engagement de l'Allemagne doit être appréhendé dans une perspective européenne, avec le développement des missions sous commandement de l'UE. Maintenant, il faut noter que les troupes allemandes ne sont pas prévues pour être directement déployées au Congo, mais plutôt pour rester en attente au Gabon...

Dans un autre registre, on notera que le gouvernement Prodi a annoncé son intention de retirer les troupes italiennes d'Irak. Si l'Italie fait comme l'Espagne, soit retirer des troupes d'Irak pour en déployer en Afghanistan, cela ne change strictement rien à l'affaire.

Publié par Ludovic Monnerat le 27 mai 2006 à 8:19

Je veux bien pour la perspective européenne (s'il en est une). Je métonné cependant que les/des dirigeants européens préfèrent engager symboliquement des troupes dans ce genre de coins quand une pacification de l'Irak est beaucoup plus importante pour l'Europe.

Publié par Sisyphe le 27 mai 2006 à 9:17

D'accord sur la problématique de l'Irak, mais le sujet a été tellement biaisé et exploité en Europe qu'il faudra des années pour qu'une perspective rationnelle et objective soit adoptée en la matière. Il suffit de lire les réactions dans la presse aux derniers propos de Bush et Blair, réactions écrites par des journalistes ayant souvent prédit des catastrophes à la chaîne en Irak sans que celles-ci se produisent, pour mesurer les projections qui ont été faites sur ce conflit.

Maintenant, Sisyphe, il me faut tout de même défendre nos voisins teutons : d'une part, l'engagement européen au Congo est ponctuel, et ne correspond pas à un effort principal ; d'autre part, l'engagement européen en Afghanistan est durable, s'accroit, et correspond à des intérêts identifiés (cf les propos de Struck sur la défense de l'Allemagne qui commence sur les hauteurs de l'Hindu Kush). Evidemment, c'est un non sens stratégique que de s'engager en Afghanistan sans le faire en Irak, mais la politique intérieure et le complexe anti-américain expliquent en grande partie cela...

Publié par Ludovic Monnerat le 27 mai 2006 à 9:48

Personnellement, je pense que l'Europe est plus apte que les USA a défendre durablement les valeures morales occidentales. Certes, elle réagit plus lentement, avec réticence, mais en partie car attachée à ces valeures (tolérances) et probablement par son histoire, ayant connu la guerre sur son sol (hmm, de Suisse, phrase un peu facile, je l'admets).

Les réactions des USA me semblent plus épidermiques que celles que peuvent produirent l'Europe. Mais si cette dernière bouge, ceci signifiera qu'elle se sent menacée dans ses fondements même, et son action en sera d'autant plus durable et implacable (ne pas confondre avec brutale).
Un calme qui décide de se battre est toujours beaucoup plus dangereux qu'un excité qui réagit à toute incitation.... (enfin, ça c'est mon opinion)

Publié par Pierre-André le 27 mai 2006 à 16:07