« Une vallée sous la neige | Accueil | Les premiers secours »

9 mars 2006

Le sens des armées

L'une des questions soulevées en plénum durant le Symposium du CHPM, et qui revient avec insistance depuis 15 dernières années, est celui du sens des armées. La bulle idéologique de la guerre froide, avant son éclatement, fournissait aux militaires occidentaux une légitimité aussi évidente que fossilisée ; à lui seul, l'archi-ennemi soviétique dictait toutes les stratégies de défense, focalisait les énergies et les idées, imposait un face-à -face à la fois obsédant et intellectuellement contre-productif. Cette situation était particulièrement marquée en Suisse, où la défense du territoire résumait à elle seule la raison d'être de l'armée. Avec la disparition progressive des capacités d'attaque aéroterrestre en Europe, dû d'abord à l'éclatement du Pacte de Varsovie, puis à la mutation des armées européennes et enfin au départ prévu des divisions lourdes américaines, il est inévitable que le sens de la défense nationale et de son outil principal soit remis en question.

Les adversaires de l'armée suisse accusent régulièrement celle-ci d'être surdotée en soldats et en équipements, notamment face aux armées qui nous entourent ou par rapport à la surface de notre territoire ; leur raisonnement est souvent spécieux, parce qu'il n'intègre pas les capacités opérationnelles ou la typologie des espaces, et parce qu'il ne se fonde pas sur des travaux de planification approfondis. Il n'en demeure pas moins qu'il n'existe plus ou presque en Europe de capacité d'invasion à la mesure de nos défenses ; les divisions blindées, ces fers de lance des attaques conventionnelles qui ont commencé à être formées voici 70 ans, sont en voie d'extinction avancée. Bien entendu, d'autres formes d'actions offensives restent disponibles (opérations aériennes) ou ont pris de l'ampleur (opérations spéciales, opérations d'information), mais elles appellent également des réactions autres.

Si le territoire n'est plus menacé, à quoi servent donc les armées ? Je pense que toute réponse à cette question repose sur deux perspectives, la première historique et la seconde analytique.

D'une part, la dépendance étroite des armées envers les frontières géographiques est une conséquence de l'avènement des Etats-nations comme structures politiques et sociétales dominantes, tout spécialement dans l'emploi de la guerre. La notion d'intégrité territoriale avait moins de sens lors d'époques antérieures, et la fonction des armées consistait alors davantage à déployer une puissance au service du pouvoir politique, notamment pour protéger les populations assujetties et les voies commerciales, ou au contraire pour leur nuire. Cela ne signifie pas que les terres et leurs délimitations ne comptaient pas ; cela signifie que les armées, étant bien moins dissociables à la fois des gouvernements et des populations, avaient un spectre d'engagement bien plus large et flexible dans l'espace et dans les modalités que durant le XXe siècle. Logiquement, l'affaiblissement des Etats-nations devrait donc se répercuter sur l'emploi de leurs outils militaires dans un sens similaire.

D'autre part, l'impact des armées sur les populations a très souvent comporté une dimension coercitive, voire répressive, même en-dehors des occupations et des conquêtes. L'emploi de formations militaires pour le service d'ordre en cas de menace grave sur la sécurité intérieure est par exemple une option légale et légitime dans un Etat aussi démocratique et respectueux des libertés que la Suisse. Indépendamment des causes et des débats, les armées ont une fonction de stabilisation et de modération qui empêche les violences de dépasser un seuil critique et de mettre en péril l'existence même d'un Etat ou l'unité d'une société. Une guerre civile est très difficile à empêcher lorsque ses facteurs déclencheurs sont en place, car ils échappent pour l'essentiel au champ d'action militaire, mais la dégérescence d'une situation peut être prévenue, ralentie ou stoppée par des mesures drastiques liées à celui-ci.

Ceci permet à mon avis de cerner le sens premier des armées, trop longtemps confondu avec la seule défense : prévenir et réduire les ruptures de la normalité à travers la maîtrise de la violence extrême. L'évolution excessivement rapide de notre monde dans le domaine économique, technologique et démographique provoque des déséquilibres, des impasses et des transferts de pouvoir qui sont autant de facteurs belligènes ; si les armées n'ont qu'une influence limitée sur ces facteurs, elles doivent au contraire avoir un effet préventif sur les passages à l'acte, et éviter ou abréger les hostilités dans le sens de l'état final défini par l'échelon politique. Garants de la stabilité et de la sécurité face aux menaces les plus graves, de part et d'autre des frontières nationales, les militaires ont donc un rôle essentiel à jouer. A condition de développer la disponibilité, la flexibilité et l'efficacité requises.

Publié par Ludovic Monnerat le 9 mars 2006 à 16:19

Commentaires

La disparition de la menace soviétique a eu d'immenses répercussions. Tant au niveau de la défense, qu'en ce qui concerne des domaines comme la politique, l'économie, etc. Un article paru dans l'AGEFI aborde le sujet, au-travers de la présentation d'un livre écrit par Eduard Leemann. La perte d'ennemi a notamment abouti à un relâchement du lien qui unissait autrefois entrepreneurs et employés. Le danger étant passé, les tendances ultra-libéralistes ont davantage le vent en poupe. Pourtant le danger reste le même. Même si la société est devenue plus « élastique », de trop grandes inégalités entraîneront presque inévitablement des troubles sociaux.

Alex

Publié par Alex le 9 mars 2006 à 18:05

"Ceci permet à mon avis de cerner le sens premier des armées, trop longtemps confondu avec la seule défense : prévenir et réduire les ruptures de la normalité à travers la maîtrise de la violence extrême" [...].

>> Le rôle de l'armée est donc l'équivalent, à l'égard de la protection de l'Etat, de celui de la police à l'égard de la protection des particuliers. Partant de là , et puisque les hommes sont faillibles (leçon de l'expérience seulement ? de la nature humaine aussi ?), et que les frontières entre les Etats existent encore - elles existeront toujours je crois; si ce ne sont celles d'aujourd'hui, les sociétés en construiront d'autres -, il est vain d'espérer pouvoir se passer des armées.

Publié par Sandrine le 9 mars 2006 à 18:58

"Une guerre civile est très difficile à empêcher lorsque ses facteurs déclencheurs sont en place, car ils échappent pour l'essentiel au champ d'action militaire, mais la dégérescence d'une situation peut être prévenue, ralentie ou stoppée par des mesures drastiques liées à celui-ci."

Est-ce à dire que si des guerres civiles éclataient en Europe occidentale vous seriez partisan de l'utilisation des armées de ces pays pour faire du "maintien de la paix" sur leurs propres terres, plutôt que pour oeuvrer activement à rendre une nouvelle fois viables ces sociétés en permettant l'avènement (ou la restauration) d'une hégémonie (idéologique, ethnique, civilisationnelle...) fortement potentiellement pérenne et légitime ?

Pour parler plus concrètement, si un scenario disons plus ou moins à la libanaise (j'entends par là : coalition de gauche indigène et de nationalistes-impérialistes étrangers (dont islamiques) d'un côté, et coalition de droite indigène, d'assimilés allogènes et de nationalistes étrangers opposés à l'islam de l'autre) se déroulait en France, faudrait-il selon vous que l'armée française sépare les bélligérents et oeuvre à une parcellisation du territoire selon les clivages (ce qui signifierait tout bonnement la mort de la France souveraine), ou bien faudrait-il que l'armée reste neutre et se rallie au vainqueur, ou que l'armée s'engage pour un camp ou pour l'autre ?

Il va sans dire que ma préférence irait à ce que l'armée s'engage pour la coalition de droite indigène, d'assimilés allogènes et de nationalistes étrangers opposés à l'islam.

Publié par Alceste le 9 mars 2006 à 20:48

@ Alceste

Vous ne pouvez pas ne pas avoir pensé aux émeutes de novembre dernier, qui ont quand même vu établir un couvre-feu évoquant à de nombreux points de vue la Guerre d'Algérie.

Espérons (bien fort) que ce genre de situation quasi-insurrectionnelle ne se reproduira pas en pire à l'avenir...

Publié par protonix le 9 mars 2006 à 22:06

Bien sûr que j'ai pensé aux émeutes de novembre. Et pas qu'à elles.
Personnellement, je suis persuadé qu'elles ne sont qu'un début d'apéritif, pour ainsi dire.

Publié par Alceste le 9 mars 2006 à 22:17

« Oeuvrer activement à rendre une nouvelle fois viables ces sociétés en permettant l'avènement (ou la restauration) d'une hégémonie (idéologique, ethnique, civilisationnelle...) fortement potentiellement pérenne et légitime ? » (Alceste)

Il faudrait peut-être une fois que vous nous donniez quelques clés afin de pouvoir comprendre votre pensée et le concept évoqué ci-dessus.

Alex

Publié par Alex le 10 mars 2006 à 8:24

@ Alceste:

Les armées d'aujourd'hui, comme celles d'hier d'ailleurs, ne doivent pas être perçues comme des entités autonomes, une communauté à part. Elles font , dans nos démocraties, partie intégrante (sinon intégrée) du corps civile et de la société en générale. Aussi, une libanisation de la société telle que vous l'envisagez verrait imanquablement une libanisation de l'Armée qui en est de plus en plus le reflet.

Sans doute, des éléments resteront fidèles à "l'Etat" ou ce qu'il en restera. D'autres suivront d'autres voies, au service d'autres camps...

c'est la raison pour laquelle je ne vois guère comment une armée nationale pourrait être à même de mettre fin à une guerre civile sur son propre sol.

Comme le souligne Ludovic, elle peut effectivement être employée pour retarder ou détruire les germes de séditions. Mais il s'agit là d'actions "préventives" menées dans un cadre étatique.

Une fois le processus de la guerre civile enclenché et que cette dernière est devenue effective, elle n'est pas en mesure de produire le même effort, se trouvant de facto elle même "contaminée".

Gageons que l'ONU viendra nous tirer du pétrin...car si nous n'avons pas de pétrole, nous avons des codes de lancement et tous les accessoires qui vont avec. A ne pas laissez trainer dans toutes le mains donc...

Publié par Winkelried le 10 mars 2006 à 18:57

@ Alceste:

Les armées d'aujourd'hui, comme celles d'hier d'ailleurs, ne doivent pas être perçues comme des entités autonomes, une communauté à part. Elles font , dans nos démocraties, partie intégrante (sinon intégrée) du corps civile et de la société en générale. Aussi, une libanisation de la société telle que vous l'envisagez verrait imanquablement une libanisation de l'Armée qui en est de plus en plus le reflet.

Sans doute, des éléments resteront fidèles à "l'Etat" ou ce qu'il en restera. D'autres suivront d'autres voies, au service d'autres camps...

c'est la raison pour laquelle je ne vois guère comment une armée nationale pourrait être à même de mettre fin à une guerre civile sur son propre sol.

Comme le souligne Ludovic, elle peut effectivement être employée pour retarder ou détruire les germes de séditions. Mais il s'agit là d'actions "préventives" menées dans un cadre étatique.

Une fois le processus de la guerre civile enclenché et que cette dernière est devenue effective, elle n'est pas en mesure de produire le même effort, se trouvant de facto elle même "contaminée".

Gageons que l'ONU viendra nous tirer du pétrin...car si nous n'avons pas de pétrole, nous avons des codes de lancement et tous les accessoires qui vont avec. A ne pas laissez trainer dans toutes le mains donc...

Publié par Winkelried le 10 mars 2006 à 18:58

Personnellement j'espère vraiment que l'on ne verrait pas l'ONU s'en méler (et je vous rappelle qu'on est pas Haïti, on a la bombe nucléaire nottament, alors les casques bleus ne peuvent pas débarquer comme bon leur semble).
Ils ne feraient que bloquer et pourrir la situation.
Regarde la Bosnie (rien n'a changé depuis que l'ONU est intervenu, peut être que si les soldats parlaient demain la guerre reprendrait), le Kosovo (de fait l'ONU a supervisé le nettoyage ethnique des serbes du Kosovo hors de chez eux), la Côte d'Ivoire (guerre en suspens)...
Quand est-ce que l'ONU a résolu un contexte de guerre civile ?

Publié par Alceste le 10 mars 2006 à 22:43

Une réaction sur le billet lui-même de L.M., ou plutôt deux.

La première : bravo, très juste.

La seconde (et c'est toute la valeur des symposiums et blogs) : ça impose d'aller plus loin.

* parce que dans cette vision, l'armée n'est pas très éloignée d'une "force de réserve de la police" : une garde nationale. Faut-il alors les unifier dans un même commandement ? Peut-on préserver la "double tête" réputée prévenir des coups d'Etat ?

* parce qu'il y a scission des théâtres d'opérations. L'armée du XXème siècle protégeait la richesse constituée par les usines, moyennement mobiles. Le lieu de création de valeur est désormais scindé entre le territoire géographique (production et transport de matières premières) et le cyberespace (production-diffusion de représentations). Ces deux territoires relèvent-ils de la même armée ? L'armée actuelle peut revenir au contrôle du territoire géographique, qu'elle a maîtrisé dans le passé et maîtrise encore fort bien ; elle semble empesée dans le cyberespace. Sauf L.M. !

Publié par FrédéricLN le 13 mars 2006 à 9:41

L'ONU à fait du bon travail en Namibie et au Timor-Est ;)

Publié par Frédéric le 13 mars 2006 à 19:15

vous avez évoqué la question de l'armée dans l'Etat, et son rôle dans la société, en réalité l'armée devrait protéger le territoire de toute invasion étrangère; l'armée est la garantie de l'indépendance et de la sécurité des citoyens.
Néanmoins, au niveau interne l'armée est aussi utilisée pour preserver l'ordre, et pour protéger les régimes politiques surtout dans les pays non démocratiques, ce deuxième aspect du rôle de l'armée la met loin de sa fonction noble vis-à -vis du peuple, à savoir sa sécurité et sa protection; puisque elle peut viser ce peuple lui même lorsqu'il est jugé menaçant pour le régime politique.

Publié par hassan le 11 juin 2006 à 22:56