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29 mars 2006

La force des nouveaux espaces

De tout temps, le contrôle des espaces a été l'une des composantes essentielles de la puissance, et la conquête de nouveaux espaces une manière d'affaiblir ou de contourner cette puissance. L'espace terrestre et l'espace naval ont eu au cours des siècles une interdépendance étroite, toute suprématie sur l'un suscitant naturellement un intérêt croissant pour l'autre ; l'exploration maritime européenne aux XVe et XVIe siècles s'expliquait ainsi par la volonté de découvrir une route vers les Indes permettant de contourner la mainmise ottomane sur le Moyen-Orient. De même, une meilleure exploitation d'un même espace offrait l'opportunité de faire évoluer les capacités opérationnelles ; le développement des travaux de sape face aux forteresses de plus en plus puissantes, ou la mise au point de l'arme sous-marine pour contrer les flottes de surface et entraver les voies de navigation, relèvent de cette approche.

Rien cependant ne peut davantage bouleverser les rapports de force que la découverte et l'utilisation d'un espace jusqu'alors inaccessible ou inconnu. L'accès à l'espace aérien a brusquement relativisé le rôle des puissances terrestre et navale, en offrant des possibilités d'action indépendantes des reliefs et des voies d'eau, des dispositifs au sol comme des escadres en mer ; la Crète a pu être prise par les parachutistes allemands en 1941 malgré la suprématie navale et la supériorité terrestre des Alliés, avec de lourdes pertes il est vrai, alors que l'action ravageuse des U-Boote dans la bataille de l'Atlantique a pris fin dès que l'aviation alliée a eu une autonomie suffisante pour patrouiller au-dessus de tout l'océan. L'accès à l'espace électromagnétique, avec les liaisons sans fil, les écoutes ou encore le radar, a également eu des effets considérables, tout comme l'accès à l'espace exoatmosphérique, avec le lancement des satellites d'observation, de télécommunication ou encore de positionnement.

Depuis plus de 30 ans, une nouvelle dimension a également abouti à une redistribution de la puissance : l'espace cybernétique. La mise en réseau des ordinateurs a généré un espace logique dans lequel les informations circulent plus facilement que jamais, et donc un complément exponentiel à l'espace sémantique, dans le sens où il libéralise sans précédent la production et la distribution de contenus. Cette dimension en plein essor contribue encore davantage à réduire l'importance relative de l'espace terrestre, et donc des frontières géographiques qui y sont inscrites, en parallèle avec le développement des télécommunications sans fil. Malgré l'apparition de ces équivalents aux postes frontières que ce sont les filtres et autres pare-feux, les Gouvernements autocratiques perdent progressivement le contrôle d'un espace où s'échangent librement les informations les plus diverses ; la lutte du régime de Téhéran contre les blogs illustre bien ces tentatives visant à maîtriser ce qui, en définitive, ne peut pas l'être entièrement.

L'apparition d'un nouvel espace où se déploient les armes de tous types - canons, torpilles, ondes, images, idées, etc. - voit toutefois son effet être multiplié si les acteurs susceptibles de l'exploiter sont plus nombreux ; et c'est exactement la propriété de l'espace cybernétique. Que celui-ci soit aujourd'hui déjà de première importance me semble donc évident.

Publié par Ludovic Monnerat le 29 mars 2006 à 23:54

Commentaires

L'analogie entre le cyberespace / espace sémantique, et les espaces précédemment ouverts à l'action des puissances (haute mer, air, espace des satellites, etc.) * et militairement utiles sans avoir ni habitants ni richesses propres * et tout à fait stimulante et conduit à s'interroger sur la relation entre espaces : les formes de contrôle du cyberespace / de l'epace sémantique, quel contrôle apportent-elles sur les espaces cibles de l'action des puissances ?

Publié par FrédéricLN le 30 mars 2006 à 8:50

@Ludovic
Dans l'espace cybernétique se qui résonne le plus c'est le vide de l'espace sémantique.
Que se passe-t'il?

Publié par elf le 30 mars 2006 à 13:01

Comme je l'ai expliqué à elf plus en détail par courriel, il se trouve que je traverse actuellement une période particulièrement intense sur le plan professionnel comme privé. Tout va bien, je me porte à merveille, mais mon temps disponible pour ce site s'est réduit dans des proportions jusqu'ici inconnues, et cela va se poursuivre ces 2 prochaines semaines, durant lesquelles je serai en service de troupe.

Désolé par avance pour ces absences !

Publié par Ludovic Monnerat le 30 mars 2006 à 14:14

Merci pour cet excellent billet sur les nouveaux espaces.

Ne croyez-vous pas que l'on pourrait ajouter quelques espaces, ou sous-espaces ?
En effet, certains auteurs, et en particulier M.G. Dantec, soulèvent l'importance de la littérature en tant qu'arme. Ainsi, il me semble que l'on peut ajouter l'espace littéraire.
On pourrait aussi parler peut-être d'espace culturel qui permettrait d'inclure, le théâtre, la bande-dessinée, le cinéma, la télé, comme des espaces à occuper.
Vient alors une question : Qu'est-ce que la propagande par rapport à ces espaces sémantiques ?

Publié par Juan Rico le 30 mars 2006 à 15:03

La propagande n'est-elle pas tout simplement une force de ralliement, d'aggégation. Son résultat est de modifier la perception de la réalité. Le coût de renversement de la perception peut s'avérer très élevé pour chaque individu pris isolément. Il devra procéder à un contre-investissement individuel d'autant plus fort que le "courant" de la propagande emporte les masses. La propagande fonctionne donc dans une dynamique. Comparable à une mécanique des fluides ? Aux physiciens de répondre...

Publié par louis le 30 mars 2006 à 15:59

Je lis régulièrement votre blog depuis... je crois presque sa création ( ? ). Je reste impressionné par la singulière qualité de contenu, je pense que nous partageons beaucoup.

À propos de votre billet, par exemple :
"...Cette dimension en plein essor contribue encore davantage à réduire l'importance relative de l'espace terrestre, et donc des frontières géographiques qui y sont inscrites, en parallèle avec le développement des télécommunications sans fil..."

Nous observons bien un relatif déclin de l'importance de l'espace terrestre. Et pourtant, l'époque que nous vivons n'est elle pas anecdotique à l'aune de l'Histoire et des enjeux à venir.

Le cyber espace comme nouvel enjeu stratégique est déjà rattrapé par des enjeux de territoires. Les ressources naturelles primordiales et gratuites - eau, air, charbon, pétrole, bois, etc. - sont maintenant limitées. C'est nouveau. La croissance économique mondiale est grosse consommatrice et des continents entiers s'enrichissent, vite, très vite.
Au coût de l'accès à ces ressources (extraction, transport, conditionnement, distribution, etc.) va se rajouter un coût pour le droit de consommer une ressource devenue rare ; un jour viendra où nous devrons payer l'air que nous respirons.

Suis-je un écologiste alter mondialiste en recherche de slogans en guise de pensée ?
Je délire ?

Pourtant, il existe bien un - relativement nouveau - marché de l'air, lieu d'échange de droit d'émissions de stocks de CO2 contre paiement.
Un exemple unique ? Les dernières pêches miraculeuses en Atlantique Nord remontent aux années 70. Depuis, en dépit de moyens techniques plus largement déployés et toujours plus performants, jamais le volume annuel n'a retrouvé le niveau de ces années.

Trente ans, une génération.

Les exemples trop nombreux sont vérifiés pour refuser le constat : dans tous les domaines qui constituent nos besoins primordiaux nous observons ce fait : ce qui était illimité est définitivement compté.

Nous nous rêvions titans, notre planète est minuscule. Le monde qui se découvrait désincarné et insouciant se retrouve tout à coup petit et limité à l'extrême.

Ainsi, le territoire, par ses dimensions et ses qualités, retrouve sa centralité stratégique dans l'avenir des sociétés et des nations. La "fin de la fin" de l'histoire s'opère dans tous les plans.

N'est-ce pas un joli sujet de discussion ? Eumeswill.

Publié par Eumeswill le 31 mars 2006 à 1:22

« N'est-ce pas un joli sujet de discussion ? » (Eumeswi)

C'est plus que cela ; c'est pratiquement une question de survie. Certains s'en moquent, d'autres sont persuadés que c'est de l'alarmisme outrancier, alors que les optimistes indécrottables sont d'avis qu'en s'appuyant sur des moyens techniques, l'homme trouvera des parades pour faire face aux défis que vous mentionnez.

Un biologiste m'a confié que l'homme était certainement un être trop habitué à satisfaire ses besoins immédiats pour penser à long terme. Que dire alors des politiciens, souvent plus préoccupés par leur réélection ou par des conflits partisans, plutôt que par la vie de la cité.

Le plus tragique c'est que chacun semble au courant des défis qui nous attendent, mais que peu d'entre nous ne songe à réagir. C'est la politique du « wait and see ». Sans aucunement vouloir dénigrer les échanges effectués sur ce site, on préfère parler de la menace terroriste (parce que plus palpable) que de l'interprétation de signes qui ne semblent plus être de simples coïncidences.

Pour moi, l'homme de demain devra faire face à deux sortes de défis :

∑ Le rapport entre l'homme et son milieu (ressources - pollution)
∑ Le rapport entre les hommes eux-mêmes (mouvements migratoires - répartition des richesses)

Ce qui est particulièrement inquiétant, c'est qu'une partie de ces problèmes devront être réglés de façon globale. Et actuellement, je ne suis pas certain que les intérêts particuliers sont prêts à s'effacer au profit du bien commun : l'humanité.

Alex

Publié par Alex le 31 mars 2006 à 14:39

Eumeswill, Alex : oui. Dès lors que les usines peuvent produire à coût quasi-nul grâce à l'automatisation, la valeur (objet du contrôle et de la conquête) est aux deux bouts de la chaîne : côté matières premières rares, côté utilisateur. Le gisement de pétrole et l'attention du cerveau des humains.

Laquelle des deux sera la plus rare (ou la plus contrôlable, la plus critique, la plus structurante ...), je ne sais pas encore.

(On peut imaginer une combinaison des deux, par des raisonnements du type "seul le débat démocratique peut apprendre à l'humanité à gérer la planète". Mais je me suis déjà planté avec une prédiction comme ça dans les années 90, j'imaginais qu'internet et CD-ROM trouveraient leur valeur en symbiose alors qu'ils se sont développés indépendamment. Chat échaudé craint l'eau froide, je me méfie des combinaisons).

Publié par FrédéricLN le 31 mars 2006 à 15:26

Si ton absence est compensée de temps à autres par des fils de ce calibre, y a pas de problème! :-)

Publié par Sisyphe le 31 mars 2006 à 16:20

Frédéric,

Il m'apparaît évidemment que la matière première (ou la ressource naturelle) est la donnée centrale, structurante et déterminante, objet (futur ?) de toute notre attention : sa dynamique unique est la décroissance, le rétrécissement, le recul, la raréfaction.

À l'opposé, le taux de croissance de continents entiers a pour conséquence l'apparition d'un grand nombre de travailleurs qualifiés. Ces continents investissent plus que tout autre dans l'éducation, la recherche, la science, les technologies... C'est pour eux un investissement stratégique à moyen terme qui donne déjà des résultats.
Ce phénomène produit de nouveaux continents à très « haute valeur ajoutée ». L'intelligence, l'éducation et le haut niveau de qualification deviennent abondants. Il s'agit ici de croissance de richesse que notre vielle Europe n'a jamais connue sur une aussi brève période, et ce n'est qu'un début !

Le problème se situe bien à l'origine de la chaîne alimentaire et les ressources naturelles sont la seule valeur intangible de demain. Il s'agit de l'enjeu stratégique ultime dans un environnement global. Nos esprits Européens, et singulièrement en France, restent sans vision parce que sans curiosité, bientôt enfermés dans une culture muséifiée.

Notre civilisation saura-t-elle trouver une voie de survie alors que notre puissance s'érode ?

Publié par Eumeswill le 31 mars 2006 à 16:49

Les apôtres de la fin du monde se couvrent de ridicule avec une belle régularité alors que les échéances sont atteintes, puis dépassées sans que rien ne se passe.

Il n'y a pas de pénurie de quoi que ce soit lorsque le droit de propriété existe et peut être exercé (ce qui n'est malheureusement pas le cas pour les zones de pêche par exemple - c'est ce qu'on appelle la tragédie des biens communs.) Hormis ce cas, l'ingéniosité humaine alliée au marché permettent de pallier efficacement à toute ressource déclinante. Eau potable, pétrole, l'humanité a des solutions à tout, parce que la créativité et l'inventivité humaines n'ont pas de limite. Voilà l'horizon de la croissance et du développement.

Il n'y a pénurie que lorsque l'Etat décide de gérer un bien.

Désolé pour ce commentaire trop court pour être autre chose qu'un brin de provoc' :)

Publié par Stéphane le 31 mars 2006 à 17:33

(standing ovation pour le commentaire de Stéphane)

Publié par Pan le 31 mars 2006 à 18:05

Space, the final frontier!

(oui Alex, c'est le moto de Star Trek, et oui c'est de la provoc, mais je sais que tu adores ça.)

Plus sérieusement je pense que là est notre avenir (l'eau, les matières premières, pb démographique, etc.), et quelques fois j'enrage de l'argent qui est dépensé pour contrer l'extrêmisme obscurantiste alors qu'il serait bien mieux investi dans la conquête de l'espace. Même si ce n'est pas (encore) pour notre génération, ce sera pour les "générations futures", mais en attendant la recherche qui y est attachée est porteuse de découverte et de progrés ici sur Terre.
Il me semble que l'humain a toujours été aiguilloné par sa curiosité pour l'espace. Habitat des dieux, du paradis, des mythes de la création, désir de voler, etc. Comme si nous étions programmés pour cela. L'immense élan sucité par la course à l'espace n'était pas que le fruit de la propagande à l'ouest comme à l'est.
Et si l'on parle prise de conscience de l'éco-système, rien n'a marqué plus les esprits que la photo de la Terre prise de l'espace. Un même bateau pour tous, vivant et fragile dans l'infini hostile. Comme on se sent petit...
Mais pour atteindre une organisation ordonnée de l'humanité d'abord, et de ses ressources ensuite, il faudra d'abord règler quelques différents culturels ici-bas. Penser ensemble, ou tout au moins dans le même sens. Non pas pensée unique, mais pensée positive, tournée vers le futur et pas vers un hier idéalisé.

Publié par elf le 1 avril 2006 à 0:32

Il me semble qu'il y a un espace beaucoup plus problématique que tous les autres, l'espace temps. Il se raréfie de plus en plus et va forcer les Occidentaux vieillissants à robotiser à outrance. Notre hôte voit son temps disponible pour ce site se réduire dans des proportions jusqu'ici inconnues mais il n'est pas seul et le mal est beaucoup plus grave. Il touche de plein fouet de nombreuses compagnies et organismes dont l'informatique se trouve limité aux possibilités humaines plafonnées. Ce qui est le plus dommageable c'est le manque de temps chronique dans les familles. Les conséquences sont désastreuses pour la santé mentale de celle-ci. Le déficit de l'espace temps des travailleurs branchés les met à la merci de ceux qui ont du temps de libre par manque de travail et qui en profitent pour se mobiliser et rejeter ce projet de société. Nous voyons que notre culture démocratique se trouve de plus en plus abandonnée pour la culture de l'émeute car ne nous trompons pas ce ne sont plus des manifestations mais bien des émeutes qui font plier les gouvernements en déficit de temps. Le monde Arabo Musulman a du temps, dû à sa très faible productivité et sa démographie galopante. Il mobilise ses troupes en sachant très bien que notre temps est compté et qu'ils ont l'éternité devant eux. L'Irak est un bel exemple de ceux qui ont du temps et ceux qui n'en n'ont plus. Nous avons vu en Irak s'exprimer l'émeute chaque fois qu'il y a eu une étape démocratique, un peu comme pour annuler le processus de démocratisation imposé par les Américains en gardant l'initiative dans les alcôves. Les médias dans leur aveuglement et leur ignorance parlent de résistance, de guerre civile quand ce n'est que la normalité de la culture de l'émeute, pilier fondamentale de l'expression du peuple en terre musulmane avec du temps à revendre. à revendre, . à revendre..

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 1 avril 2006 à 6:27

Eumeswill, Stéphane, Y-M Senamaud : oui ...

* Oui, la rareté des matières premières est la prospective la plus assurée, et peut être structurante de l'évolution des esprits humains (c'est, moyennant un gros gag, l'hypothèse de "Matrix" : la concurrence hommes-machines pour la ressource naturelle conduit celles-ci à utiliser les hommes comme piles)

* Oui, ce qui est localisé (appropriable) et rare est allouable de façon saine par le marché ; mais quand la ressource est prévisible, et que son existence se passe de paix civile et sociale, alors la démocratie, l'état de droit et le marché légal deviennent des luxes (ne sont plus les facteurs d'enrichissement qu'ils étaient dans la société de l'information des années 70-90)

* Oui, l'esprit humain est rare, malgré l'accroissement démographique et l'éducation, parce qu'il n'est capable d'avoir qu'une idée ou deux en têtes à la fois. Et que si tout le monde suit les mêmes médias, ou des médias qui diffusent la même info, tout le monde a la même (genre, le banc de maquereaux alignés). Seules les différences linguistiques d'une part, la capacité créative d'autre part, contrebalancent ce risque de "matrixisation de l'esprit".

Publié par FrédéricLN le 1 avril 2006 à 14:28

J'en connais un autre qui se couvre de ridicule. Si l'on ne veut pas voir les changements en cours, il y a toujours le moyen de tourner la tête. D'autre part le petit chapitre concernant le rôle de l'Etat et l'allusion au libéralisme constitue, dans ce cas précis, une attitude bornée et dogmatique. L'avenir appartient aux pragmatiques. C'est pour cela que les dinosaures ont disparu!

Alex

Publié par Alex le 3 avril 2006 à 13:24

Un petit mot (en renvoyant vers mon billet d'hier sur mon blog) sur la lettre superbe et inquiétante du président Ahmadinejad, qui me semble retrouver le grand style des défis entre grands féodaux du Moyen-Age. Je crains qu'elle n'ait un grand impact, non pas dans les grands médias (trop complexe pour cela), mais par ses reprises dans le cyber-espace arabophone. A mon avis, elle est du niveau du Manifeste du Parti Communiste. En espérant me tromper.

Publié par FrédéricLN le 10 mai 2006 à 9:57