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5 février 2006

La concurrence des médias

Si l'opposition entre médias traditionnels et blogs est un thème à la mode, quoique peu innovant dans son expression, un autre phénomène à mon sens sous-estimé joue un rôle au moins aussi grand : la concurrence entre médias via le développement spectaculaire des technologies de l'information. Voici 20 ans, les moyens disponibles pour s'informer au quotidien nous sembleraient aujourd'hui affreusement réduits : les journaux régionaux et nationaux, plus rarement internationaux (disponibles dans certains kiosques, souvent avec 1 jour de retard), les chaînes de télévision nationales et des pays voisins (via le téléréseau) ; la radio, sur ondes longues, offrait une très large gamme de stations différentes, mais de manière bien entendu moins tangible qu'une image ou un texte. Seules des organisations actives dans le domaine de l'information, médias de référence ou services de renseignements, avaient les moyens de consulter et de suivre un grand nombre de sources, et donc d'aller au-delà des perspectives nationales.

A cette époque, les agences de presse avaient un rôle confinant à la toute-puissance pour la plupart des médias. Je me rappelle, voici encore 15 ans, lorsque je travaillais pour une radio locale à côté de mes études, qu'un lieu était l'objet de toutes les attentions, de toutes les convoitises aussi : la salle où figurait le téléscripteur de l'ats. Chaque mètre de papier imprimé représentait une bonne partie des informations transmises au prochain journal ; de nos jours, elle ne ferait que quelques entrées sur un Google News, qui compile les informations de plus de 4500 sources anglophones et 500 francophones. Dans l'intervalle, le développement des chaînes télévisées d'information en continue diffusées par satellite et surtout la mise en ligne de tous les médias traditionnels, avec tout ou partie de leur contenu, ont en effet bouleversé la manière et les possibilités de s'informer. Et notamment offert à chaque individu connecté - on est proche du pléonasme - la latitude de comparer là où, auparavant, il ne pouvait que consommer ou ignorer.

Prenons un exemple tiré au hasard de mes lectures. Cet article publié hier dans 24 Heures affirme que chaque élection démocratique et équitable dans le monde arabo-musulman aboutit forcément à un triomphe des islamistes ; il s'appuie sur les dires de deux experts, Antoine Basbous et Hasni Abidi, pour expliquer les raisons de ce phénomène supposé et préparer l'Occident à accepter la prise du pouvoir par les islamistes, jusqu'à ce que le même pouvoir ait produit une usure autorisant une alternance politique (je ne commenterai pas la validité de cette théorie). Mais cet article écrit par un autre expert, Amir Taheri, et publié vendredi dans le New York Post, donne une perspective complètement différente : en fournissant des faits, comme le pourcentage des suffrages obtenus par les islamistes lors d'élections dans le monde arabo-musulman (5% au Bengladesh, 11% en Malaisie, 18% en Afghanistan, 40% en Irak), ce texte possède une valeur analytique qui ravale le papier de 24 Heures au rang d'une discussion de bar.

Cette concurrence féroce, axée sur la qualité et la diversité de l'information, oblige certes chaque lecteur à évaluer et à comparer les sources - tout comme n'importe consommateur sur un marché libre. Mais elle lui donne surtout la possibilité de voir à quel point les médias ayant par le passé une position dominante en sont parfois venus à abuser de celle-ci ; lorsque le Courrier International tente de résumer le point de vue de la presse américaine en citant uniquement le New York Times et le Los Angeles Times, fermement ancrés à gauche, ou lorsque les correspondants de presse romands aux Etats-Unis semblent décrire un pays différent de celui qui apparaît dans les médias américains, on ne peut que rendre grâce à Internet. Bien entendu, les blogs remplissent à présent une fonction critique et régulatrice des excès dans ce domaine ; je pense néanmoins qu'à terme, lorsque la pression économique et éthique aura suffisamment touché les rédactions, c'est le journalisme authentique, honnête, investigateur et transparent qui en sera le principal bénéficiaire.

Publié par Ludovic Monnerat le 5 février 2006 à 10:30

Commentaires

Antoine Basbous est un des multiples idiots inutiles se faisant passer pour un expert en France : il a un brillant avenir devant lui dans les médias suisses...

Publié par JPC le 5 février 2006 à 14:36

pour rêver sur les nouvelles, les médias et les moyens d'y accéder

la carte interactive
http://www.jeroenwijering.com/whatsup/

history flow, outil de visualisation des entrées dans wikipedia , voir l'image islam dans la galerie (devrait devenir open source)
http://researchweb.watson.ibm.com/history/gallery.htm

la mise en valeur des sujets traités par Yahoo news dans le Yahoo tag soup (indépendant de Yahoo)
http://yahoo.theherrens.com/index.php

agrégation images et infos
http://www.tenbyten.org/10x10.html

et enfin newsmaps qui cartographie les news de google en temps réel, avec des onglets pays et thème
http://www.marumushi.com/apps/newsmap/

et j'en oublie certainement

Publié par marcu setti le 5 février 2006 à 15:21

L'article de 24 Heures donnait aussi des pourcentages.

Publié par Carlos le 5 février 2006 à 16:04

Est-ce que vous pourriez les reproduire ici ? L'article en ligne mentionnait bien un encadré, mais son indisponibilité ne me permettait pas de juger la chose.

Publié par Ludovic Monnerat le 5 février 2006 à 16:30

Vous avez de la chance que je sois un citoyen bien élevé qui recycle ses vieux journaux... ;-)

"ALGERIE: le 26 décembre 1991, le Front islamique du salut (FIS) frôle la majorité absolue au premier tour des toutes premières législatives pluralistes en Algérie. L'ascension du FIS fut brisée par l'armée au prix d'une confrontation qui fit 150'000 morts en une décennie.
TURQUIE: le 4 novembre 2002, les islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP) remportent les législatives avec 34,5% des suffrages.
EGYPTE: les mois de novembre et de décembre 2005 ont été marqués par la victoire historique des Frères musulmans, qui ont fait leur entrée officielle au Parlement en raflant 20% des sièges.
IRAK: le 15 décembre 2005, la coalition chiite de l'ayatollah Sistani a remporté 41% des voix aux législatives. En tout, les partis religieux ont raflé les trois quarts des sièges au Parlement.
PALESTINE: le 25 janvier 2006, le Mouvement de la résistance islamique (Hamas) rafle 74 des 132 sièges du Conseil législatif."

Indépendamment des chiffres, si je peux me permettre: il était visible à la lecture de l'édition en ligne du 24 Heures qu'il manquait un encadré. Est-ce qu'en écrivant votre billet sur des informations partielles ou incomplètes vous n'avez pas un peu fait ce que vous reprochez à certains médias?

Publié par Carlos le 5 février 2006 à 20:42

Oui et non. Et vous pouvez bien entendu vous le permettre ! :)

Oui, j'aurais dû vérifier la teneur de l'encadré avant de m'exprimer sur cet article, qui se voulait un exemple d'un phénomène au demeurant clair. C'est une faute de ma part.

Non, parce que l'encadré contredit de front l'article, lequel parlait du triomphe et de la prise du pouvoir par les islamistes. Les contre-exemples mentionnés par Taheri auraient dû être intégrés. On notera en passant que si le Hamas a remporté une majorité des sièges, il n'a pas eu la majorité des suffrages, mais que son programme anti-israélien a joué un rôle déterminant dans son succès (voir ici). Par ailleurs, parler d'islamistes à propos de Sistani et de la coalition qu'il a inspirée est vraiment trompeur.

Morale de l'histoire : l'article de 24 Heures était vraiment de bas niveau, mais j'aurais dû lire l'édition papier pour le démontrer.

Cela dit, merci pour avoir pris le temps de recopier tout cela !

Publié par Ludovic Monnerat le 5 février 2006 à 20:57

Ça c'est de l'information, des nouvelles comme on dit au Québec, de la vrai info, merci et vive le Blog libre ;-)

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 5 février 2006 à 21:58

Je crois qu'il n'y a pas de notion plus dévoyée en ce moment dans les médias que cette fameuse notion "d'expert". On nous les ressort à toutes les sauces: expert en ceci ou en cela, mais souvent experts tout court (en tout?) Des experts qui s'expriment sur tel ou tel sujet, souvent avec une opinion tellement énorme que c'en est presque risible. Quel journal de 20h ne mentionne pas la phrase suivante "Des experts tirent la sonnette d'alarme:..." ? (Rajoutez ce que vous voulez ensuite).

On cherchera en vain leurs qualifications, ou même, souvent, leurs noms. Ce sont juste "des experts". Aucune trace de la haute lutte qui a permis la conquête de leur titre. L'expertise a également l'immense avantage d'être soluble dans le flou socio-professionnel: cela ne correspond ni à un diplôme ni à quoi que ce soit de strictement mesurable (comme des publications scientifiques). Passez votre chemin, pauvre crétin avec une autre opinion, vous ne valez pas ces gens-là .

Selon mes observations, un expert se définit finalement comme "quelqu'un cité par un journaliste". Ou quand l'expertise se confond - au mieux - avec la notoriété... En filigrane, il y a aussi l'interviewé qui devient expert parce que son opinion concorde avec celle du journaliste, évidemment.

Merci à Ludovic de nous avoir montré un nouvel exemple de cette supercherie.

Publié par Stéphane le 5 février 2006 à 22:01

A Stéphane : je confirme pleinement vos dires, faisant moi-même office d'expert pour plusieurs médias (Le Temps a par exemple une liste officielle d'experts, dont je fais partie). Ce sont bel et bien les médias qui font de vous ou non un expert. En revanche, on ne devient pas expert parce que l'on partage l'opinion du journaliste, en tout cas pas selon mon expérience personnelle ; on devient expert lorsque les propos tenus intéressent le média. Le potentiel en terme d'audience prime la crédibilité et la véracité. Ce qui n'exclut pas nécessairement celles-ci, bien entendu ! :)

Maintenant, les propos de quiconque doivent fournir des faits vérifiables, construire un raisonnement logique, suivre un processus transparent. La qualificatif d'expert, c'est-à -dire l'exposition médiatique, n'y change rien.

Publié par Ludovic Monnerat le 5 février 2006 à 22:58

La définition de l'expert est pourtant simple: il cumule la connaissance théorique et l'expérience pratique et ceci, faut-il le préciser, depuis "un certain temps" comme dirait Fernand Reynaud...

Amicalement,
Respire

Publié par Respire le 5 février 2006 à 23:54

"En revanche, on ne devient pas expert parce que l'on partage l'opinion du journaliste, en tout cas pas selon mon expérience personnelle ; on devient expert lorsque les propos tenus intéressent le média."

Votre expérience ne me surprend guère: vu la façon dont vous tirez à boulets rouges (et avec raison) sur les débordements des médias, je ne suis pas surpris que vous soyez expert sans partager l'opinion des journalistes... Cette phrase même a quelque chose d'étonnant: une opinion exprimée par un journaliste n'est-elle pas en soi un manquement à la déontologie? Les journalistes doivent-ils utiliser le cadre de leurs activités professionnelles pour exprimer des avis ou simplement rendre compte de l'information? Je penche naturellement pour la seconde définition. Quant aux harangues, je les laisse volontiers aux éditorialistes (dont pas mal de bloggers, dont moi, sont de parfaites imitations).

Pour en revenir au sujet, on pourrait dire qu'il y a selon moi deux sortes d'experts: les incontournables (qui valent même si leur opinion dérange) et les copains (qui valent précisément parce que leur opinion "convient").

C'est tout à votre honneur d'appartenir à la première catégorie.

Publié par Stéphane le 6 février 2006 à 8:41

A lire, un magnifique article pour le réveil des européens contre la dhimmitude

http://www.lefigaro.fr/debats/20060206.FIG0148.html

Publié par elf le 6 février 2006 à 8:42

@ Elf:

Effectivement:

"Que les caricatures de Mahomet publiées au Danemark, puis en Norvège, et ces jours-ci en France et dans d'autres pays européens aient provoqué une telle indignation dans les pays musulmans donne une idée du chemin qui leur reste à parcourir avant de devenir des démocraties libérales."

...Temps estimé pour ce parcours: 1378 ans...ça nous laisse augurer encore de joyeux moments à "partager" avec nos petits amis.

Publié par Winkelried le 6 février 2006 à 8:56

@elf: réveil contre la dhimmitude? Vous voulez rire! Euronews rapportait ce matin une manifestation danoise réunissant des milliers de personnes s'excusant pour les caricatures de Mahomet et implorant la paix et l'amitié avec les musulmans en colère.

Une bonne partie des Européens vise sérieusement la dhimmitude - sans doute dans l'espoir de se faire décapiter en dernier.

Publié par Stéphane le 6 février 2006 à 9:13

Hors sujet.

Quelles sont vos réactions après qu'un drapeau suisse ai été brûlé lors d'une manifestation anti-danoise(il aurait été confondu avec le drapeau danois) ?

Quelle importance donner à la destruction de symboles nationaux ? Selon vous, quand est-ce que la provocation devient une agression ?

Publié par Mugon le 6 février 2006 à 11:06

« je pense néanmoins qu'à terme, lorsque la pression économique et éthique aura suffisamment touché les rédactions, c'est le journalisme authentique, honnête, investigateur et transparent qui en sera le principal bénéficiaire ». (LM)

Personnellement je ne partage pas votre conclusion pour différentes raisons.

∑ Internet favorise la course à l'information (la vitesse de circulation d'une information devient un élément prépondérant). Dans ce cadre, les médias risquent de privilégier la vitesse plutôt que la fiabilité et la réflexion.

∑ Internet permet à chacun de mettre à disposition des informations. Par ce biais, de nombreux groupes minoritaires ont la possibilité de proposer des pages qui pourraient difficilement voir le jour dans d'autres conditions. Les mouvements extrémistes profitent également de ce phénomène. Informations fiables ou complètement farfelues peuvent se côtoyer.

∑ Une des questions qui reviendra inlassablement est la suivante : est-ce que ce sont les médias qui dictent les opinions ou est-ce que les journalistes ne font que relayer des courants présents au sein de la population ? Autrement dit, les consommateurs que nous sommes n'ont-ils pas également le pouvoir d'orienter les tendances médiatiques ?

∑ Il y aura toujours des conflits entre un journalisme tendant vers une certaine impartialité et une presse d'opinion développant des idées qui sont souvent corrigées en fonction de l'option choisie.


Conclusion :Internet favorise une certaine pluralité médiatique, ainsi qu'un certaine démocratisation de l'information. Toutefois, les blogs et autres sources d'information resteront sans doute des compléments, par rapport aux médias professionnels. Ces derniers, comme le public, peuvent désormais bénéficier d'innombrables sources de renseignements. Reste à savoir si les médias parviendront à sélectionner les informations réellement pertinentes.


PS : je ne comprends pas très bien votre remarque concernant « la pression économique »

Publié par Alex le 6 février 2006 à 13:27

@ Ludovic,
Voeux pieux! Si on considère que la définition courante de l'islamisme est:
"Idéologie affirmant que l'Islam est non seulement une religion, mais un système qui devrait selon les interprétations régir également les aspects politiques, économiques et sociaux de l'État...
Parfois l'islamisme est identifié à la volonté d'instauration de la charia.", alors, il est indéniable que l'islamisme s'est maintenu ou même a effectué derniérement des percées spectaculaires dans la plupart des pays à forte population musulmane.
La situation en Iran a clairement empiré lors des dernières élections présidentielles.
Les dernières élections législatives en Palestine ont vu la victoire du Hamas.
Les dernières élections législatives au Sud-Liban ont vu la victoire du Hezbollah.
En Egypte, aux dernières législatives partielles, les Frères musulmans ont été élus dans 61% des circonscriptions dans lesquelles ils avaient un candidat.
En Turquie, le parti au pouvoir est islamiste.
Karzai est président de la "République Islamique d'Afghanistan" dont la constitution adoptée en 2002 précise que "l'Islam est la source principale de la législation... et aucune loi ne peut contredire les principes de l'Islam" (la constitution irakienne a la même provision). En fait, Karzai ayant nommé un islamiste strict comme responsable de la justice, la cour suprême de justice afghane favorise l'application des principes de la charia et issue des fatwas.
En Iraq, les "sécularistes" ont recueilli moins de 10% des suffrages aux dernières législatives.
Au Maroc, le PJD est donné favori des prochaines élections...
Ne vous voilez pas la face!

Publié par Damien le 6 février 2006 à 21:17

Je rappelle que sur les drapeaux suisses, danois et suédois il y a la croix chrétienne !!

Publié par Alceste le 6 février 2006 à 22:32

L'Islam et l'Islamisme ne font qu'un et c'est une erreur grossière de penser qu'il y a dichotomie. Par contre les Islamistes modernes représentent plusieurs mouvements fondamentalistes et pour certains, extrémistes.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 7 février 2006 à 5:58

En passant par le site d'infrarouge, j'ai été intrigué par le commentaire sur l'illustration de la liberte ... et, en cherchant un peu, je suis tombé sur cette page: http://www.rabita.ch/francais/articles/reactions_lib.htm

Personne d'autre n'est étonné de voir une association (La ligue des musulmans de suisse) protester avec force contre une image du prophète Mahomet et la publier - tout de même - sur son site internet ? C'est bien étrange tout ça..... et que dire dès lors des gens qui pensent que republier une telle image serait de la provocation... ???

:o)

Publié par Deru le 7 février 2006 à 20:11