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22 novembre 2005

Le rôle des blindés

Le feuilleton de la liquidation des blindés usagés de l'armée suisse a rebondi avec l'annulation d'un marché potentiel au Chili, désireux d'acheter 93 chars de combat, mais dont les exigences en termes d'instruction auraient finalement coûté au lieu de rapporter quelque chose. Du coup, comme l'affirme Le Temps ce matin (accès payant), les chars en surnombre de l'armée ont de fortes chances de finir à la casse. L'armée suisse de la guerre froide, qui au début des années 90 affichait une puissance mécanisée* massive (près de 900 chars de combat, 1500 chars de grenadiers et 500 obusiers blindés), appartient bel et bien au passé.

Cela ne signifie pas pour autant que le rôle de l'arme blindée devienne négligeable, car ces réductions massives - généralisées en Europe - se font en parallèle à une modernisation qui augmente drastiquement l'efficacité des formations. La digitalisation et la mise en réseau des unités mécanisées permet en effet de déployer plus vite, plus loin et plus précisément des effets létaux avec des moyens nettement inférieurs. Dans le combat symétrique de haute intensité, les blindés restent un élément essentiel au niveau terrestre, même si leur puissance s'exprime toujours plus dans une intégration interarmes et interarmées. Le développement spectaculaire de l'artillerie et de l'infanterie dans ce cadre, dû avant tout aux armes intelligentes (missiles, obus), n'a pas disqualifié la cavalerie.

Mais les blindés ont également fait la preuve de leur utilité dans les conflits de basse intensité. En Irak, les raids mécanisés dans Bagdad, la destruction des milices sadristes et la reprise de Falloujah ont montré que l'arme blindée était capable d'être efficacement engagée en milieu urbain, à condition d'accepter les dégâts directs ou indirects qu'elle ne manque d'entraîner. Les difficultés matérielles et structurelles liées à leur emploi n'empêchent pas les chars de rester indispensables, par le soutien et la protection qu'ils fournissent à l'infanterie. La ville est aujourd'hui le milieu privilégié des blindés, ce qui avait été annoncé depuis longtemps.

Le dilemme des armées reste naturellement l'équilibre entre protection et projection : les formations blindées sont très difficiles à déployer, à maintenir et à replier. L'engouement croissant pour les véhicules blindés à roues s'explique largement par la multiplication des missions remplies hors du territoire national face à une menace réduite. Toutefois, malgré les succès obtenus avec ces moyens plus légers en Afghanistan comme en Irak, la nécessité d'avoir en permanence une capacité de réaction face à des menaces discontinues, pouvant atteindre localement une très haute intensité, confère à l'arme blindée une utilité majeure.

En Suisse également. Si l'armée reçoit la mission de protéger les transversales alpines face à une menace de type terroriste (un scénario qui maintenant est devenu un standard dans la Formation supérieure des cadres de l'armée), on se rend rapidement compte qu'une formation blindée lourde est bien adaptée pour sécuriser une portion d'autoroute en contrôlant ses accès, pour maintenir ouvert un axe ou pour protéger un objet d'importance nationale avec une présence visible et dissuasive. Le rôle des blindés est donc en évolution rapide, passant du terrain ouvert au milieu urbain, de l'offensive décisive à l'appui permanent, de l'emploi coercitif à la maîtrise de la violence.


(*) Pour la clarté de ce billet, je précise que l'appellation blindée ou mécanisée porte ici le sens classique de l'armée suisse et s'applique à des véhicules chenillés.

Publié par Ludovic Monnerat le 22 novembre 2005 à 10:40

Commentaires

Si la définition suisse du "blindé" inclut d'avoir des chenilles, comment appelle-t-elle les engins à  roues de Kreuzlingen ?
http://www.mowag.ch/En/07_BilderEn/07-01_Frameset.htm

Publié par François Guillaumat le 22 novembre 2005 à 13:03

-Piranha?
-Boîte de conserve?
-Véhicule le plus cool de l'armée suisse (après le Léo)?
;-)

ou simplement char gren...

Publié par Sisyphe le 22 novembre 2005 à 13:18

"Le rôle des blindés est donc en évolution rapide, passant du terrain ouvert au milieu urbain, de l'offensive décisive à l'appui permanent, de l'emploi coercitif à la maîtrise de la violence."

Votre analyse est, comme d'habitude, rigoureuse, toutefois, je ne suis pas convaincu par votre ultime affirmation, du moins pour ce qui touche l'infra-combat ou plus précisément le maintien de l'odre ou le rétablissement de l'ordre (dont les frontières sont ténues).

L'obstacle majeur que je dicerne n'est bien évidemment pas d'ordre technique ou tactique. Sur ce point je suis entièrement d'accord avec vous.
Mais avec des "doctrines d'emplois" de plus en plus conditionnées par une "déonthologie", elle même soumise au diktat médiatico-idéologique du politiquement correcte, je doute fort de voir un jour un escadron de char Leclerc déployé sur le domaine public, même dans le cadre de plans antiterrorites. (En revanche, sur les aéroports comme ROISSY, ou des lieux relativement fermés au public, des déploiements de blindés légers existent.)

Il est déjà , en métropôle, de plus en plus difficile d'employer nos vieux VBRG (véhicules blindés à roues de la gendarmerie),pourtant bleus et au design pas excessivement agressif, en raison du "ressenti", de l'impression de disproportion entre des blindés très visibles et une menace diffuse et par définition invisible...

Ce reflexe de prise en compte de "l'intention" politique et administrative ainsi que du cadre juridique qui nous contraint le plus souvent à la "légitime défense" (incluant obligatoirement la proportion des moyens, d'où le développement de doctrines relatives à "l'intervention graduée" dont vous avez peut être entendu parler)est toutefois un réflexe purement "gendarmique" et pas forcément une préoccupation "militaire".

Alors je fais peut être fausse route dans mon raisonnement, mais il est largement influencé par la pratique quotidienne des institutions administratives et judiciaires qui sont les véritables donneurs d'ordre en la matière.

Par ailleurs, la France à connu en 1992 un épisode malheureux de l'emploi d'AMX 30 dans le cadre d'une manifestation nationale des transporteurs routiers. Un char de combat, sous l'oeil des caméra de télévision, avait litéralement désarticulé un ensemble routier faisant office de barricade. "Chat échaudé craint l'eau froide", croyez moi, les politiques ont retenu la leçon!

Publié par Winkelried le 22 novembre 2005 à 13:49

Pour François : Zut, vous touchez là un sujet sensible... il va falloir quelques explications. Notre armée s'est en effet redoutablement emmêlé les pinceaux avec ces termes. En principe, on employait le terme "mécanisé" pour désigner une formation équipée majoritairement de véhicules blindés à chenilles ; sous l'Armée 61, on avait des divisions mécanisées - qui comptaient notamment des régiments de chars et des régiments d'infanterie motorisée - et des bataillons mécanisés - avec des compagnies de grenadiers de chars et une compagnie de chars - sous l'Armée 95. La confusion est venue lorsque l'infanterie a touché ses premiers véhicules blindés à roues ; ces derniers ont été appelés Radschützenpanzer en allemand, et chars de grenadiers à roues en français, ce qui n'est évidemment pas la même chose (alors qu'un Schützenbataillon est un bataillon de carabiniers), et l'infanterie ainsi équipée a été appelée infanterie mécanisée. Ce qui explique pourquoi j'ai commandé une compagnie de fusiliers mécanisés, qui comptait 10 Piranhas 8x8.

La chose a été un brin clarifiée avec le passage à l'Armée XXI, puisque le terme "mécanisé" a été supprimé de l'intitulé des formations : plus d'infanterie mécanisée (mais infanterie tout court, vu que tous les bataillons sont censés être équipés de Piranhas) et plus de bataillons mécanisés (on les appelle désormais bataillons de grenadiers de chars). En revanche, le terme mécanisé reste générique et s'applique à des formations d'infanterie équipées de véhicules chenillés. Il aurait bien évidemment été plus simple d'adopter les désignations type OTAN pour tous les termes, mais l'arme blindée suisse a été développée en adoptant les désignations allemandes - d'où l'appellation Panzergrenadiere.

Publié par Ludovic Monnerat le 22 novembre 2005 à 14:25

A Sisyphe : Tu te rappelleras peut-être que l'on appelait les Piranhas "baignoires à roulettes" à la fin des années 90. Référence bien entendu à la forme du véhicule et à sa capacité de flottaison... J'ai parfois entendu parler de "baignoires volantes" auprès des équipages qui sont parvenus à le faire décoller des 8 roues simultanément, à Bure notamment. Quant à moi, mon char numéro 100 - signe distinctif du commandant de la compagnie 1 - était systématiquement nommé "Goldorak". Comme cela, je donnais le signe à mon pilote de partir en prononçant les mots "Goldorak, go !" sur l'interphone. Voilà ce qui arrive lorsque l'on regarde, enfant, la télé le mercredi après-midi ! :)

Publié par Ludovic Monnerat le 22 novembre 2005 à 14:34

Pour Winkelried : Oui, l'aspect visuel des chars doit être pris en compte pour évaluer leur emploi. Dans notre armée, ce sont les images de la Tchécoslovaquie en 1968 ou de la Hongrie en 1956, avec l'entrée des chars russes, qui cristallise l'aspect répressif et disproportionné des chars de combat. Cette perception a longtemps été combattue par une visibilité fréquente de nos chars dans le pays par le biais de manoeuvres d'envergure, mais la raréfaction de celle-ci fait que la population ne rencontre plus des chars à chenilles que dans les gares, sur des wagons. Pourtant, ces manoeuvres étaient bien accueillies ; je me rappelle avoir fait fin 1997 une manoeuvre avec la moitié d'une brigade blindée dans le nord-est de la Suisse, et le fait de déplacer un bataillon de chars et un groupe d'obusiers blindés n'a pas créé de frictions particulières. C'est sûr que les chars à roues sont plus faciles à inscrire dans le trafic normal...

Concernant l'emploi des véhicules chenillés dans la sécurité intérieure, il doit donc correspondre à une menace d'une importance reconnue (la réflexion est aussi valable pour les missions de maintien de la paix). Lors de la rencontre Clinton - Assad à Genève en 1994, l'aéroport de Cointrin avait été sécurisé avec des M-113 (des blindés légers ont également été employés au printemps 2003 à Heathrow, soit dit en passant). Je ne connais pas d'exemple récent où un engagement de sûreté a nécessité des chars chenillés ; en revanche, des chars à roues sont régulièrement prêtés aux forces de police pour leur permettre de transporter leurs détachements à l'abri des pierres et d'autres projectiles. Dans ce cas, un panneau POLICE sur le flanc du blindé indiqué qui est responsable de l'engagement. J'imagine assez mal procéder de même avec un Léopard...

Maintenant, une menace de type terroriste mènerait assez rapidement à l'emploi de tels moyens pour la protection des propres troupes. Le débat politique serait brûlant, sans doute, mais des mesures techniques (chars aux canons pointés à 6 heures, par exemple) permettraient de réduire l'aspect menaçant et disproportionnel des engins. L'urgence a de toute manière le don de bouleverser les habitudes et les préjugés...

Publié par Ludovic Monnerat le 22 novembre 2005 à 14:53

"Baignoires volantes", c'est vrai! ;-)

Je me souviens aussi de l'habitude de certains commandants de char de frapper très fort du poing sur le capot du char en cas de colère spontanée...

Qu'est-ce qui est plus dur? le blindage ou l'os du poignet? ;-)) Pour la réponse, voir ici en bas de page.

J'espère ne pas trahir de secret trop sensible...

Publié par Sisyphe le 22 novembre 2005 à 14:57

Si vous avez "sous la main" le dernier (ou avant-dernier..) numero du magazine francais "RAIDS", vous y trouverez un article tres interesant sur l engagement des forces italiennes en Irak. Les Italiens se plaignaient d ailleurs de manquer non seulement de puissance de feu avec leurs vehicules blindes a roues mais aussi que justment ces engins sont a roues et non pas a chenilles. Je suis d accord avec cette doctrine et comprends encore difficilement pourquoi on veut si vite se debarrasser de nos "LEO".. Mais n etant pas un expert je me demande ce que pense Ludovic sur ce sujet ?

Publié par christophe zingg le 23 novembre 2005 à 3:20

Ce nouvel épisode confirme ce que je pensais. Les politiques profitent du prétexte évoqué ci-dessus, pour ne plus devoir traiter ce genre de question embarrassante. Quant à la livraison prévue pour le Pakistan, ça m'étonnerait qu'elle se concrétise, notamment en raison de la nature de ce régime.

Publié par Alex le 23 novembre 2005 à 8:48

Dans l'une de vos interventions sur votre site d'information militaire, vous disiez que l'armée suisse attendait la totale mise au point du piranha IV avant son acquisition.
Qu'en est-il aujourd'hui? (515 char piranha suffisent-ils pour equiper toute l'infanterie?)

Dans quelle version ce véhicule serait-il acquis et pour equiper quelles unités ?

De plus, n'est-il pas étonnant que l'on est acquis un vehicule avec une tourelle lourde (dans le sens mecanique)plutôt que les version télé opéreés depuis l'interieur même du vehicule via un ecran.

Merci d'avance pour votre réponse

Publié par crys le 23 novembre 2005 à 8:51

A mon camarade Christophe (dis donc, à l'EO, on s'appelait par nos noms!) : l'avantage de la chenille, dans une mission comme l'Irak, c'est l'assurance de conserver sa mobilité dans presque toutes les situations ; si une situation s'aggrave, un blindé chenillé ne craint pas les barricades ou les débris d'actes de violence, là où un blindé à roues est plus vulnérable. De plus, la chenille reste toujours plus impressionnante et dissuasive que la roue.

Maintenant, il y a aussi la puissance de feu à prendre en compte ; souvent, les blindés à roues ont un calibre moins gros en tourelle, alors qu'un canon de 25 à 40 mm est souvent la réponse à la plupart des problèmes. Ceci dit, je me demande sur les Italiens souhaiteraient avoir plutôt des Ariete (120 mm chenillé) ou des Centauro (105 mm, 8x8) en Irak. Cela dépend tellement des distances... Au Kosovo, les Allemands ont littéralement fusillé leurs Leopard 2 à force de leur faire patrouiller en long et en large leur secteur de responsabilité, ce qui en plus endommage rapidement les routes. Bref, c'est au cas par cas que les forces doivent être choisies. Et en ce qui concerne la Suisse, l'emploi du Leo est strictement limité au territoire national et/ou aux opérations de sûreté sectoriele et défense. La limite haute de ce que l'on peut déployer à l'étranger est le char gren 2000 (CV-9030).

Publié par Ludovic Monnerat le 23 novembre 2005 à 21:29

A crys : Il est exact que l'acquisition de Piranhas supplémentaires était sérieusement envisagée lors de la planification de l'Armée XXI, afin d'équiper tous les bataillons d'infanterie. Mais les restrictions budgétaires ont repoussé la chose aux calendes grecques. Du coup, nos Piranhas II ne suffisent même pas à équiper la moitié de l'infanterie. Toutefois, sauf erreur, la situation va changer avec la spécialisation d'une partie de l'infanterie sur les missions de sûreté, qui va faire changer le format et l'équipement des bataillons d'infanterie.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 novembre 2005 à 21:33

Salut Monnerat (c est vrai qu a l EO on ne s appelait jamais par les prenoms..), merci pour tes explications une fois de plus claires et precises ! Bonne fin de semaine a toi a la caserne Guisan.

Publié par christophe zingg le 24 novembre 2005 à 1:58