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20 mai 2005

Les dilemmes du DFAE

La politique étrangère suisse fait l'actualité nationale depuis les discussions menées par le Conseil fédéral à ce sujet. L'orientation présentée hier par Micheline Calmy-Rey, cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, a suscité pas mal de grincements de dents ; affirmer que l'une des priorités doit être le resserrement des liens avec les Etats-Unis s'inscrit en effet à contre-courant des pulsions antiaméricaines assez infantiles qui sont propagées spontanément depuis des années. Pourtant, il a toujours existé en Suisse une frange dirigeante qui considérait le pays en quelque sorte à équidistance entre l'Europe et les Etats-Unis, voire même comme un porte-avions américain libéral au cœur d'une Europe socialiste. L'évolution supranationale de l'Union européenne ne peut que renforcer ces opinions, et le besoin d'indépendance qui en résulte.

Les liens assez anciens avec les Etats-Unis - la constitution helvétique de 1874 doit beaucoup à la constitution américaine - mettent en évidence les profonds dilemmes que connaît aujourd'hui le pays en matière de politique étrangère. Quels que soient les ratés et les lenteurs de la construction européenne, force est d'admettre qu'un géant politique et économique s'est peu à peu constitué autour de nous ; je concède volontiers que ce géant est généralement débonnaire et amical à notre égard, parce qu'il compte voir la Suisse rejoindre prochainement ses rangs, mais aussi parce que ses dirigeants sont attachés à maintenir de bonnes relations sur le continent européen. La grande question est de savoir si cette disposition d'esprit va subsister, notamment si la Suisse obtient des relations privilégiées - comme un accord de libre-échange - avec les Etats-Unis!

Etre entouré de géants est le destin d'un petit pays privé d'accès à la mer. La création même de la Confédération helvétique était motivée par le besoin de résister à l'ambition dévorante des Habsbourg. A travers les siècles, les Helvètes ont su trouver des alliés et des accords qui ont largement contribué à préserver leur indépendance, et à renforcer l'unité des cantons qui se sont joints à eux ; l'alliance stratégique avec la France, en particulier, a eu une importance cruciale. Nombre de Suisses ont loyalement servi les Rois de France, mais ceux-ci ont également étendu leur aura protectrice sur nos terres. Cette faculté à bénéficier des oppositions entre grandes nations européennes, qui a parfois généré des tensions intérieures de grande ampleur (Première guerre mondiale), a soudain disparu par un funeste jour de juin 1940. Depuis lors, les blocs de la guerre froide n'ont offert aucune opportunité, et l'Union européenne en offre à peine davantage. Cela doit nous faire réfléchir.

Loin de moi, bien entendu, l'idée insultante de comparer l'Axe Rome-Berlin à l'Europe des 25. Malgré cela, la Suisse se retrouve à nouveau entourée par une entité supranationale dont les bons sentiments à son égard ne sont pas gravés dans l'airain. Les géants sont toujours tentés à faire usage de leur force. Nous en avons fait l'expérience à propos des droits de survol au sud de l'Allemagne, sous la forme d'un diktat teuton assez clair, ou au sujet des droits de douane sur les exportations suisses vers l'UE. Les intérêts prendront toujours le pas sur les sentiments ; c'est logiquement ce qu'une population est en droit d'attendre de ses dirigeants. Et la Suisse, qui importe par exemple le 100% de son énergie fossile ou le 40% de sa nourriture, dont la prospérité et la compétitivité restent remarquables (3,8% de chômage - trois fois moins que ses grands voisins !), reste très fragile sur le plan économique face aux pressions potentielles qu'elle peut subir.

Pour un militaire suisse, l'étude des plans d'attaque développés contre la Suisse par les puissances étrangères est toujours riche d'enseignements. Depuis l'expédition punitive menée par Léopold de Habsbourg en 1315, écrasée par les Waldstaetten à Morgarten, jusqu'aux offensives très élaborées que la Wehrmacht a mises au point dès août 1940, l'aspect économique - notamment par la coupure des voies de communication - n'a que rarement été négligé. Et si l'affaiblissement constant des capacités militaires aéroterrestres de l'Europe suffit ainsi à écarter pour longtemps le spectre d'une invasion, leur emploi au service d'une coercition économique prenant la forme de sanctions ou d'un embargo est bien davantage imaginable. L'impuissance, apparente ou réelle, est un facteur déclencheur de conflit. Et un rapprochement avec les Etats-Unis, en contribuant un tant soi peu au rééquilibrage des rapports de forces, pourrait être une manière clairvoyante de désamorcer de possibles clashes avec l'UE. A condition de ne pas aller trop loin sur cette voie...

Publié par Ludovic Monnerat le 20 mai 2005 à 13:07

Commentaires

"83,8% de chômage - trois fois moins que ses grands voisins !"

??

Publié par fingers le 20 mai 2005 à 14:48

Oui, bon, nul n'est parfait, non ? ;)

Il fallait bien lire 3,8%... Je viens de corriger!

Publié par Ludovic Monnerat le 20 mai 2005 à 15:07

Oh! je ne voulais pas me montrer désobligeant ;)

Publié par fingers le 20 mai 2005 à 15:25

Les difficultés de la Suisse, tant sur la politique intérieure qu'étrangère, viennent de ses relations avec le libéralisme - incarné par les Etats-Unis mieux que la plupart des nations.

Il est naturellement difficile de faire accepter à un gouvernement composé de socialistes et de sociaux-démocrates que la performance et l'équilibre financier viendront du moins-d'Etat, puisque c'est en conflit direct avec leur vision de l'économie planifiée et d'une société pyramidale dont ils seraient le sommet.

En ce sens, se rapprocher des Etats-Unis, le "mauvais" exemple à leurs yeux, n'apporterait que des désavatanges - et ce, d'autant plus que cette association s'avèrerait fructueuse - puisque l'idée de libéralisme pourrait faire son chemin dans les esprits, et menacer la puissance de l'Etat au sein duquel les élus sont si confortablement installés.

Demander à Micheline Calmy-Rey d'aller aux USA tient de l'insupportable pour elle. Une socialiste genevoise pur jus ira bien plus volontiers serrer amicalement la main d'un vrai démocrate comme Arafat que de s'approcher d'un cow-boy comme Bush, président d'un pays libéral où la confiance est dans le peuple plutôt que dans ses élites - Quelle horreur!

Publié par Stéphane le 20 mai 2005 à 15:53

Bon, je vais avoir l'air bête, mais je ne vois pas bien en quoi un accord de libre échange helvético-américain serait nuisible à l'Union Européenne ? Sauf si c'est exclusif d'un accord commercial avec les Européens, mais je ne vois pas bien quel serait l'intérêt des Suisses à se fermer des portes. Pour info, la Suisse est membre de l'OMC ou pas ?

Publié par gwenita le 20 mai 2005 à 16:00

La Suisse est membre de l'OMC. Quels avantages supplémentaires apporte un accord de libre-échange entre 2 partenaires qui sont déjà membres de l'OMC ?

Publié par gwenita le 20 mai 2005 à 16:05

"Et si l'affaiblissement constant des capacités militaires aéroterrestres de l'Europe suffit ainsi à écarter pour longtemps le spectre d'une invasion, leur emploi au service d'une coercition économique prenant la forme de sanctions ou d'un embargo est bien davantage imaginable"

Désolé, mais là je ne comprends plus. Croire ou même imaginer que l'Europe puisse faire usage de sa force militaire ou de la menace d'un usage de sa force militaire dans le cadre d'une coercition économique relève du fantasme!
L'analyse de toute situation se doit d'être rationnelle faute de quoi on tombe soit dans l'infotainment soit dans la théorie du complot. Au regard de vos analyses précédentes, je veux croire à une erreur de compréhension de ma part.

Bonne soirée

B.

Publié par B. le 20 mai 2005 à 19:38

B:
J'ai entendu l'autre jour une interview sur la Première, au cours de laquelle une dame représentant le point de vue du gouvernement (suisse) déclara, entre autres, que nos voisins pourraient très bien, si nous refusions Schengen, resserrer de temps en temps à ce point les contrôles aux frontières que nos exportations et nos contacts avec l'étranger en seraient paralysés.

Publié par ajm le 20 mai 2005 à 20:18

qwenita:
L'OMC sert à fixer des conditions cadres de négociations entre les membres (notamment sur les tarifs douaniers) et offre à ceux-ci des structures de règlement des différends. Elle ne remplace pas les accords de libre-échange eux-mêmes.

Publié par ajm le 20 mai 2005 à 20:27

Les relations internationales ont toujours été basées sur l'usage de la puissance (Robert KAPLAN, La stratégie du guerrier, Bayard, 2002), qu'elle soit culturelle, politique, économique, technologique, financière ou militaire. Le problème n'est pas là .

Nous pouvons, bien entendu, imaginer que l'Europe tente des pressions politiques ou économiques...cela fait partie du "jeu". Mais nous ne sommes plus à l'ère de la "Machtpolitik" de Bismarck et croire (ou faire croire) que l'Europe pourrait faire usage de moyens militaires à l'encontre de la Suisse ne résiste pas une seconde à l'analyse critique.

Pour le reste, je suis en accord avec Ludovic dans son analyse générale sur l'anti-américanisme stérile qui s'est développé dans nos pays. La faute à l'Europe qui n'arrive pas à s'affirmer comme grande puissance (Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, Plon, 2003 et Brzezinski, Le grand échiquier, Bayard, 1997...sans oublier leurs livres plus récents)et qui préfère critiquer la superpuissance américaine plutôt que de se remettre en question!

B.

Publié par B. le 20 mai 2005 à 20:46

L'Europe n'est qu'une oie en train de rater son décollage (ou un poulailler: fait un boucan d'enfer, produit des montagnes de fumier et reste sans défense devant le moindre renard en vadrouille). Mais certains des pays qui nous entourent peuvent fort bien, d'ici quelque temps, selon l'évolution de leur situation politique intérieure, devenir, disons, querelleurs, exigeants.

Publié par ajm le 20 mai 2005 à 20:55

ajm, je vous voit venir, dans un commentaire au plus, vous agiterez le spectre de la guerre civile en France causée par des hordes de banlieusards islamistes fanatiques :) (D'ailleurs, toute la force d'une bonne agitprop est précisément de me le faire dire, ce que je fais bien volontiers accompagné de cet avertissement !)

Bon, pour le coup, l'hypothèse est intéressante: la France menaçant la Suisse pour obtenir l'extradition de Tariq Ramadan, voila un scénarios plus réaliste qu'une coercition économique !

(Il est tard, et sur l'exemple de notre premier ministre, "je vais me coucher moi"!)

Publié par nobody le 20 mai 2005 à 23:07

Pour B :

Je suis d'accord que ma perspective helvético-centriste peut sembler difficile à comprendre d'un point de vue européen. Mais d'un autre côté, il faut bien se rendre compte que les négociations et discussions menées par la Suisse avec l'UE ont pris de plus en plus un tour négatif, avec des menaces à peine voilées d'une part et des coups de gueules un peu vains de l'autre. Quelque part, on a l'impression en Suisse que l'UE nous considère comme un petit pays rebelle qui résiste encore et toujours à l'intégration... et cela fait partie de mon devoir que d'imaginer l'inimaginable. C'est peut-être un fantasme, mais après tout chaque peuple a les siens!

Il va de soi que l'hypothèse d'une coercition armée de l'UE en vue d'appuyer des sanctions économiques semble complètement irréaliste, voire insultante envers nos amis européens. D'un autre côté, à long terme, une dégradation des relations bilatérales ne peut être exclue, et la perte progressive du pouvoir que subissent l'ensemble des Etats peut amener des situations dans lesquelles des Gouvernements seraient tentés d'agir de façon apparemment irrationnelle pour insuffler de nouveaux élans nationalistes ou identitaires, sur lesquels repose largement l'existence des Etats.

C'est donc bien de réflexion à long terme qu'il s'agit. Ce weblog n'a pas pour vocation d'imposer des opinions définitives, mais bien de susciter la discussion et les échanges. Je suis ravi de lire pourquoi mes arguments sont incertains, biaisés ou simplement faux, à ce sujet comme sur d'autres!

Publié par Ludovic Monnerat le 20 mai 2005 à 23:57

Navré de ne pas apporter beaucoup d'eau au moulin du débat, mais je souhaite simplement témoigner du fait que les pressions de l'UE existent bel et bien, et qu'elles exaspèrent bon nombre de mes concitoyens.

Je viens de poster un papier portant le mot "non" à propos des accords de Schengen, et il est clair que si cela ne tenait qu'à moi, la confédération entrerait dans les Etats-Unis plutôt que dans le truc marxisto-bureaucrato-européen!

Publié par Ruben le 21 mai 2005 à 8:32

"marxisto-bureaucrato-européen"

On est vraiment à l'ère de l'irrationnel: quand nombres d'Européens se lèvent pour condamner une proposition de "Constitution" (qui n'en n'est pas une, d'ailleurs) ultra libérale, vous parlez d'Europe marxiste !! Que l'Europe soit bureacratique, oui, un grand navire difficile (voire impossible) à diriger, oui...mais marxiste !!!

Pour revenir à Ludovic: "semble complètement irréaliste, voire insultante envers nos amis européens."
Je n'y voit rien d'insultant. Mais je me vois rajeunir de près de 15 ans quand, en Union Soviétique j'expliquais à de jeunes élèves officiers pourquoi l'OTAN ne pourrait pas prendre la décision d'une attaque contre leur pays ;-)

En ce qui concerne la Suisse et l'Europe, il faut prendre en compte que l'Europe n'a pas d'armée (comment alors menacer !!) et qu'ensuite, quand bien même elle en développerait une, la décision devrait se prendre à l'unanimité des pays membres (pour reprendre le post de Ruben: vous avez vu le grand machin marxisto-bureaucrato-européen). Je maintiens, cela relève du fantasme le plus pur...comme pour ces jeunes officiers soviétiques d'il y a 15 ans !

Publié par B. le 21 mai 2005 à 9:12

Irrationel ou pas : je maintiens.

Il y a quelques temps, j'avais perdu quelques heures à lire cette "constitution" (les guillemets sont plus importants que le mot qu'ils encadrent) et ce que je viens de poster plus haut n'est pas seulement épidermique et provocateur, mais c'est d'abord le bilan que je tire de cete lecture.

Je ne vais pas recommencer une millième argumentation sur le sujet, mais la restriction du droit des armes, la consécration des "représentants de la société civile" et autres âneries, le texte décrivant des lignes de conduites relevant typiquement de l'exécutif, le tout dopé par une ambiance socialisante à faire froid dans le dos ne me laisse pas hésiter longtemps avant de confirmer ce que j'ai écrit plus haut.

Publié par Ruben le 21 mai 2005 à 10:15

La Suisse n'est pas Monaco ;) Je rappelle qu'au début des années 60, les douanes Françaises ont fait le blocus de la Principauté pour cause d'évasion fiscale :)

Et pour l'Europe, un coup on dit qu'elle est ultra libérale et la on l'accuse du contraire...

Pour l'armée Européenne, qu'est ce donc que l'Eurocorps ? Elle est présente de l'Afghanistan à la Macédoine :).

Publié par Frédéric le 21 mai 2005 à 10:34

Admettons donc que mes réflexions relèvent du fantasme, et que l'UE n'aura jamais la capacité de décider d'une action militaire appuyant des sanctions économiques à l'encontre de la Suisse (le sentiment d'être mal-aimé fait effectivement partie de l'inconscient collectif helvétique). Cela ne change toutefois pas grand chose aux rapports de force entre la Suisse et l'UE, ainsi que l'intérêt à considérer une manière de les rééquilibrer un tant soit peu.

Publié par Ludovic Monnerat le 21 mai 2005 à 10:40

Pour répondre à B.

Nous avons connu en Suisse un système d'intégration forcée: le canton de Glaris...

Je laisse le soin aux "historiens" de rentrer dans les détails.

Mais d'un canton prospère parce qu'essentiellement fortement irrespectueux des lois "modernes" de ces voisins (dont la toute puissante ZH), ce canton devint par la force un canton moderne mais au jeu de la concurrence "non faussée" (au regard des règles établies par ses voisins), il perdit l'essentiel de son industrie au profit de ses voisins....

Est-ce que pour autant, ce canton regrette son intégration ?

J'en doute fort et ils ont trouvé des alternatives pour regagner une forme de prospérité depuis ce temps ... sans oublier que les ouvriers sont probablement plus que satisfaits de ne plus avoir à amener leurs enfants au travail ... mais ceci est une autre histoire :o)

Publié par Ti le 21 mai 2005 à 10:43

"Cela ne change toutefois pas grand chose aux rapports de force entre la Suisse et l'UE, ainsi que l'intérêt à considérer une manière de les rééquilibrer un tant soit peu"

Là je suis à 100% en accord. Et pour en avoir discuté souvent avec des amis ou collègues suisses, je ne peux que vous donner raison. Je n'apprécie pas plus que vous l'Europe telle qu'elle se développe actuellement. Je m'y sens particulièrement mal à l'aise et les absurdités anti-américaines contre lesquelles je dois me battre chaque jour sont à pleurer. Mais de là à imaginer des Lanciers polonais, des casques à pointes allemandes, des légionnaires français, de l'infanterie de marine luxembourgeoise ;-)) ou des forces spéciales belges ;-)))) envahir les alpages suisses,il y a un décalage par rapport à une réalité que je souhaiterais meilleure en Europe (J'en reviens au livre de Robert Kagan)!

Quant à la Suisse, elle aura un choix à faire entre intégration économique et préservation de son identité. Si je devais être Suisse (j'ai de la famille dans votre beau pays) j'aurais bien du mal à faire un choix....mais je crois que j'aurais tendance à privilégier la préservation de mon identité.

Bon week end.

Publié par B. le 21 mai 2005 à 11:41

Pour peut-être apporter une perspective un peu hors-sujet, mais qui peut éclairer sur les défis que l'Union Européenne devra possiblement affronter, et dont les effets devraient inévitablement toucher la Suisse:

http://www.institut-thomas-more.org/pdf/36_fr_TribuneITM5ChaupradeFr.pdf

Cela dit: il y aurait içi la matière à écrire un excellent roman de politique-fiction.

Publié par fingers le 21 mai 2005 à 14:20