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23 mars 2005

L'ABC de la manipulation

La presse francophone continue à me surprendre. L'hebdomadaire français L'Express a publié lundi un article inspiré par plusieurs déserteurs américains ayant fui au Canada, sous la plume de Gilbert Charles, et qui vise par ce biais à décrire un phénomène apparemment massif, conséquence supposée du moral exécrable au sein des Forces armées américaines et du refus croissant suscité par les opérations en Irak. Ce texte tente également de montrer les difficultés insolubles que poserait le recrutement, et la nécessité d'engager des individus aussi peu fortunés qu'informés pour remédier aux pénuries de jeunes adultes que compensent tant bien que mal des réservistes. En d'autres termes, L'Express brosse le portrait d'un outil militaire au bord de l'effondrement, usé par une opération impopulaire et dépeuplé par une politique désastreuse. Il n'y a qu'un seul problème : rien de tout cela n'est vrai. Cet article donne à des récits individuels un sens général strictement contraire à la réalité, et forme de ce fait un exemple de manipulation flagrante qu'il vaut la peine d'analyser.

Le premier mensonge n'est pas nouveau : il s'agit de ce fameux chiffre de 5500 déserteurs prétendument annoncé par le Pentagone, qui joue un rôle central dans la dimension du phénomène supposé. J'ai déjà montré dans ce carnet que ce chiffre correspond au nombre de militaires absents sans autorisation dénombrés depuis un peu plus de 2 ans, et que la plupart des cas sont dus à des emprisonnements civils, consécutifs à des crimes ou des délits commis en congé. C'est la chaîne CBS qui a clamé en novembre dernier que le Pentagone reconnaissait 5500 déserteurs, et donc lancé la première ce mensonge ; les autorités militaires américaines ont démenti ces assertions en montrant la cause des absences sans autorisation. Gilbert Charles a donc repris sans vérifier d'un autre média une « information » dont la source supposée a nié l'authenticité, et il l'a sans autre recyclée en écartant tout doute à son sujet. Il est vrai que sans elle, son article n'existait pas.

Le deuxième mensonge s'inscrit dans la lignée du premier : il consiste à affirmer que le phénomène supposé massif des déserteurs est en augmentation, et à prédire « une ruée » si le Canada leur accordait l'asile politique. Charles est certes un brin embarrassé pour fournir les faits susceptibles de fonder son assertion, puisque seuls 8 déserteurs américains sont selon lui recensés au Canada et que 67 demandes d'objection de conscience ont été déposées en 2004 ; il en est donc réduit à affirmer que « des centaines » d'autres se cachent dans la clandestinité. En réalité, comme je l'ai également déjà montré, le nombre de militaires américains absents sans autorisation a nettement diminué ces dernières années, passant de 4597 en 2001 à 2376 en 2004 pour l'US Army, et de 1594 à 1227 pour les Marines. Que Gilbert Charles taise cette information significative suffit à illustrer la malhonnêteté intellectuelle de sa démarche : les faits ne doivent pas faire obstacle au message recherché.

Le troisième mensonge est un mythe déjà éculé, celui du moral « au plus bas » des GI's. Cette notion est essentielle pour faire accroire le caractère contagieux des désertions, mais Charles ne peut fournir que des faits périphériques pour tenter de démontrer son affirmation : un taux de 72% de militaires « insatisfaits de leurs conditions de vie » dans une enquête non citée prêtée à l'US Army, ou 3000 appels par mois sur la « GI rights hotline ». Là encore, la réalité contredit ces assertions, et le moral au sein des Forces armées doit être considéré comme élevé : une enquête du quotidien Army Times auprès de 4165 militaires a par exemple montré que 73% d'entre eux étaient satisfaits de leur situation et prêts à se réengager. Le taux de rétention est en effet un indice qui ne trompe pas : il a dépassé les 100% dans toutes les unités combattantes l'an dernier, et oscille entre 94% et 96% des objectifs pour les 4 premiers mois de l'année fiscale 2005, malgré une économie américaine qui affiche une santé remarquable. Les reportages effectués ces jours en Irak ou en Afghanistan tendent d'ailleurs à confirmer la haute tenue du moral dans les rangs.

Le quatrième mensonge relève également d'un cliché ancien, selon lequel les jeunes adultes américains s'engagent au sein des armées avant tout pour des motifs économiques, et sont des individus peu instruits et prioritairement recrutés dans des milieux défavorisés. Cette notion permet à l'auteur de victimiser les GI's pour mieux accabler leurs supérieurs, mais Charles ne fournit cette fois pas même un fait pour la confirmer. En fait, le 90% des jeunes adultes qui s'engagent dans l'US Army sont des bacheliers, alors que les jeunes issus de milieux défavorisés ont précisément plus de difficultés à obtenir leur baccalauréat. De plus, la forte réduction des nouvelles recrues de couleur - traditionnellement motivées par les avantages économiques - indique l'évolution des motifs qui poussent les candidats à la vie militaire. Les incitations financières ont certes une importance considérable, surtout pour les familles des militaires, mais l'impact du patriotisme après le 11 septembre - malgré l'absence d'étude fournissant des éléments chiffrés - ne doit pas être négligé.

Le cinquième mensonge consiste à dire que les difficultés de recrutement imposent le recours à des réservistes dans les opérations en Irak. Il vaut la peine de noter que l'US Army, pour la première fois depuis 5 ans, n'a pas réussi en février dernier à atteindre ses objectifs de recrutement mensuels - 5114 contre 7050 - contre un résultat de 100,8% l'an passé. Cependant, ces chiffres montrent également à quel point les propos de Charles sont erronés : affirmer que le manque de 2000 recrues dans l'armée d'active entraîne la présence de 60'000 membres de la Garde nationale et de la réserve en Irak est risible. Leur proportion de 40% s'explique en fait par deux raisons : d'une part, certaines fonctions essentielles sont prioritairement remplies par des réservistes (comme la police militaire ou les affaires civiles) ; d'autre part, c'est le nombre insuffisant de divisions d'active (10 aujourd'hui, 18 en 1991) qui rend nécessaire l'envoi de brigades et de divisions de la Garde. Le volume insuffisant et l'alimentation inadaptée des Forces armées US sont la cause de leur recours important aux composantes non actives.

Ces cinq mensonges identifiés et corrigés, que reste-t-il du texte de Gilbert Charles ? Le récit de quelques déserteurs américains réfugiés au Canada, présentés sous un jour favorable sans le moindre sens critique à leur endroit (on parle par exemple de Pablo Paredes, ce marin emprisonné pour avoir refusé de prendre la mer en direction de l'Irak, sans rappeler que son navire, l'USS Bonhomme Richard, a d'abord participé intensivement aux opérations d'aide humanitaire en Asie du Sud). Mais la tentative de décrire un phénomène croissant et significatif est un échec complet. On veut bien croire que les déserteurs sont au nombre de quelques dizaines, voire quelques centaines, malgré l'absence d'indice probant d'une telle ampleur ; sur des Forces armées qui comptent 2,2 millions d'hommes et de femmes, le problème reste singulièrement minoritaire. Par ailleurs, il faut noter que depuis le 11 septembre 2001, plus de 12'000 militaires américains libérés de leurs obligations contractuelles se sont portés volontaires pour servir à nouveau. Un chiffre hélas absent de L'Express!

Les Forces armées américaines ont naturellement des difficultés de taille en matière de personnel, et le rythme des opérations en cours commence à faire sentir ses effets sur la disponibilité des forces terrestres (l'Air Force et la Navy connaissent au contraire des sureffectifs problématiques). Mais rien de tout cela ne peut justifier les allégations stupéfiantes de Gilbert Charles, et il est difficile de ne pas voir derrière son article la volonté presque irrépressible de décrire sous un angle apocalyptique l'état de la première armée du monde. La méthode est simple : prendre une information non représentative, l'extraire de son contexte et l'utiliser pour construire un sens totalement éloigné de la réalité, mais conforme à l'idée - voire à l'idéologie - de l'auteur. Une sorte d'ABC de la désinformation pratiquée au quotidien, ou plutôt à la petite semaine, qui fait froid dans le dos.

COMPLEMENT I (29.3 0120) : Un commentaire à ce billet mentionne un article intéressant du New York Times sur les difficultés vécues au quotidien par une partie au moins de 7500 recruteurs de l'US Army (et aussi de recruter de bons recruteurs...). Malheureusement, l'auteur de ce commentaire s'est appuyé sur cet article au demeurant incomplet (pas de chiffres concernant le recrutement actuel) pour se lancer dans des assertions injurieuses à mon endroit, qui plus est contestant mon analyse du texte de L'Express sans fournir le moindre fait pour ce faire. Raison pour laquelle ses lignes ont été effacées aussi sec, et leur contenu résumé ci-dessus.

COMPLEMENT II (29.3 1505) : Cet article montre également les efforts des recruteurs américains. Mais il intègre la vue d'ensemble nécessaire à la compréhension de la situation :

The Navy and Air Force are meeting recruiting goals and the Marines have narrowly missed theirs. The Army, however, was about 6 percent behind schedule for meeting its 2005 goals through the first five months of the budget year that began Oct. 1.

Publié par Ludovic Monnerat le 23 mars 2005 à 20:36

Commentaires

Une excellente démonstration systématique du processus de désinformation. Bravo.

Et quel silence assourdissant de tous les journalistes de l'Express, de ses concurrents, ou même des commentateurs de ce propre blog qui sont pourtant si prompts à attaquer la moindre faille factuelle dans vos exposés...

Croyez-vous que si un quelconque journaliste truquait la vérité d'une telle façon pour faire l'apologie de la guerre en Irak, il garderait son emploi plus d'une semaine?

Il n'y a pas de limite à l'ampleur des manipulations auxquels se livrent les partisans du "camp de la paix" dans les médias. Qu'ils osent encore se qualifier de journaliste est sans aucun doute leur mensonge le plus éclatant.

La manipulation dans l'Express, et plus encore, le silence qui l'entoure, est un excellent indicateur du niveau d'aveuglement idéologique qui imprègne la société française.

Publié par Stéphane le 23 mars 2005 à 23:19

Le Parisien a pondu un article similaire il y a quelques jours... malheureusement je ne l'ai pas retrouvé sinon j'aurais pu pointer sur cette réfutation imparable!

Publié par LMAE le 23 mars 2005 à 23:50

Bravo et Félicitations, comment faites-vous pour être aussi prolixe? Vous faites le travail d'un véritable "watch dog" à l'encontre de certains manipulateurs qui se prétendent objectifs et utilisent certains médias pour véhiculer un pacifisme teinté d'anti-américanisme criard! A quand la même vigueur et rigueur sur l'avalanche d'articles avec la même teneur manipulatrice et abjecte sur l'allié israélien? Ce n'est pas la matière qui manquerait, n'est-ce pas?

Publié par Marcel le 24 mars 2005 à 10:53

Démonstration implacable du dévoiement de notre presse, dont j'ai honte, en tant que français. Cette presse, quand elle ne ment pas, donne les armes pour tuer. C'est en vous lisant que j'ai écrit ma petite chronique d'aujourd'hui sur Rafic Hariri.

Publié par Raphaël le 24 mars 2005 à 23:35

Mieux vaux tard que jamais, j'ai apporté des modifications sur l'article concernant les désertions du Wiki en faisant un copiez coller de votre post :

http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9sertion

Publié par Frédéric le 18 juin 2006 à 14:05

Le lien "article" n'est plus correcte, je crois.
C'est celui-ci, n'est-ce pas:
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/irak2/dossier.asp?ida=432257


D'ailleurs, est-ce que quelqu'un dispose des informations sur Gilbert Charles? Je suis en train d'écrire mon mémoire sur un de ses articles (http://www.lexpress.fr/info/sciences/dossier/origine/dossier.asp?ida=438845) et il faut que j'analyse tout, mais je ne trouve rien sur G. D....
Merci beaucoup.

Publié par Mareike le 3 septembre 2006 à 8:14