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22 février 2005

Un voyage dans le temps

QUELQUE PART AU-DESSUS DE L'INDE - Les vols intercontinentaux sont vraiment l'une des expériences marquantes de notre ère, une situation qui ramène chacun à sa frêle dimension d'être humain, suspendu au flux puissant de 4 réacteurs gigantesques à 11'000 mètres d'altitude. Tout à l'heure, je me suis penché au hublot de l'une des portes d'entrée, et j'ai aperçu distinctement la frontière indo-pakistanaise, ligne brisée et parsemée de lumières oranges ; le Boeing 747-400 de Singapour Airlines qui emmène les 8 militaires suisses venant renforcer le contingent déployé à Sumatra vole à plus de 1000 km/h dans la nuit, et les grandes villes avec leurs artères forment autant d'arabesques lumineuses. La technologie n'est pas ennemie de la poésie.

Nous avons décollé avec un peu de retard, vers 1245, à Kloten. Prendre l'avion en uniforme reste un excellent moyen pour attirer l'attention ; mais alors que la foule se retourne sur le passage des militaires américains sillonnant les aéroports des Etats-Unis, et fréquemment les applaudit pour leur service, les militaires suisses en partance pour Medan suscitent au mieux des regards curieux ou surpris, comme s'ils troublaient une normalité rituelle. Evidemment, il se trouve toujours quelques citoyens helvétiques pour lorgner longuement mes insignes de grade, comme c'est le cas dans les gares. Mais nous aurions tout aussi bien pu partir en vacances au lieu de s'engager dans une mission d'aide humanitaire qui sauve des vies, et la reconnaissance se fait pour le moins discrète.

Pour l'heure, il faut cependant admettre que des vacances ne seraient pas nécessairement très différentes. Certes, chaque militaire du contingent a subi une fouille corporelle, puisque l'uniforme comporte assez de métal pour faire biper les détecteurs même les moins suspicieux ; j'ai même dû y passer deux fois, puisque j'ai fait un aller-retour pour m'assurer de la présence de tous à l'heure, et pour régler des formalités de douane. En revanche, voyager en business class sur Singapour Airlines forme des conditions de déplacement particulièrement confortables. Comme à l'accoutumée, ces vols ont été réservés par le Département fédéral des affaires étrangères, qui centralise et coordonne les voyages des employés gouvernementaux, mais leur choix s'avère particulièrement judicieux.

En parallèle d'un repas savoureux, j'ai profité du temps à disposition pour commencer à lire un ouvrage qui traîne depuis trop longtemps sur ma pile de lectures en attente : The Sling and The Stone, du colonel T. X. Hammes des US Marines. Il s'agit de l'un des penseurs les plus brillants dans le domaine des conflits dits de la 4ème génération, et son propos central - les conflits symétriques de haute intensité cèdent inévitablement la place à des conflits asymétriques, déstructurés et de basse intensité - est en accord avec une grande part de mes convictions. Après avoir dévoré un tiers du livre (qui ne compte certes que 300 pages), force est de constater que son argumentation est très solide : son étude détaillée des stratégies mises en œuvre par Mao, par Ho Chi Minh puis par les Sandinistes montre exactement comment le faible peut s'adapter et vaincre le fort.

Hammes n'hésite ainsi pas un seul instant à démolir sans pitié la pensée officielle du Pentagone, qui tend encore et toujours à faire de la technologie la réponse à tous les défis ; en montrant que la pensée militaire doit se pencher sur les conflits futurs et les réponses à leur apporter, au lieu de se concentrer sur l'emploi optimal de technologies nouvelles, il met le doigt sur une faiblesse majeure de la culture stratégique américaine - et contribue ainsi à la corriger, à ouvrir les yeux de ses lecteurs, à mieux préparer les militaires américains. En même temps, la focalisation sur le XXe siècle n'est pas une bonne perspective pour mesurer la constante et la complémentarité, depuis Sun Zu, du conventionnel et du non conventionnel, du symétrique et de l'asymétrique, de la droite et de la courbe.

C'est une pensée qui m'est venue samedi soir, en pataugeant dans la neige prévôtoise sur le chemin me ramenant chez moi : notre séparation des missions de l'armée entre engagement subsidiaire (coopération dans mon vocabulaire, ou contributions d'appui selon les bases doctrinales 2012), sûreté sectorielle (contention, ou maîtrise de la violence) et défense (coercition, ou emploi de la force) ne doit pas cacher le fait que ces 3 fonctions sont toujours présentes dans chaque mission. Même en temps de paix, n'importe quel soldat a le droit - et le devoir - de faire usage de son arme en cas de menace sur lui-même ou un tiers, au besoin en tuant autrui. Même en temps de guerre, n'importe quelle armée doit appuyer les autorités civiles de son secteur d'engagement et aider la population (à l'automne 1944, la pénurie d'essence qui frappait les armées alliées était largement aggravée par le fait que de nombreux moyens de transport étaient utilisés pour approvisionner la population parisienne !). C'est bien l'importance de chaque fonction qui évolue selon la situation.

Après avoir refermé mon livre et prolongé un instant ces réflexions, j'ai décidé de profiter des installations offertes à chaque passager - dont un siège merveilleusement inclinable - pour revoir le film Master and Commander, dans lequel Russell Crowe incarne un capitaine de frégate britannique chargé d'intercepter un navire français plus rapide et plus puissant que le sien. C'est une impression très particulière que d'être pris dans les vagues et les combats de l'Atlantique Sud au début du XIXe siècle tout en ressentant les légères turbulences d'un Boeing du XXe siècle qui fonce vers l'Océan Indien ! Il y a presque un côté irréel, comme je l'écrivais au début de ce billet, à être ainsi suspendu à un gigantesque avion qui remonte le temps - en le faisant défiler 2 fois plus vite : il est 1933 à ma montre, mais nous sommes au centre de l'Inde, et il est en fait 0003 (les fuseaux horaires ne font pas dans la simplicité). Vivement la suite !

Publié par Ludovic Monnerat le 22 février 2005 à 4:33

Commentaires

Bonne route et bonne chance dans votre mission, les conditions météos sont désastreuses sur certaines régions de l'Asie.
Au fait, je signale que le roman original qui inspira le film que vous venez de voir, l'adversaire est un navire Américain, l'action se passant durant la 2eme guerre d'Indépendance ;)
Hollywood n'aime pas tellemement les Français, on nous fait jouer les mauvais roles dans plusieurs filmes.

Publié par Frédéric le 22 février 2005 à 21:32