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4 février 2005

Le droit de tuer - sans haine

Une polémique a éclaté cette semaine aux Etats-Unis suite aux propos tenus par un général des Marines, le lieutenant-général Mattis, quant « au grand plaisir d'abattre l'ennemi. » Ayant commandé à deux reprises la 1ère division de Marines en Irak, Mattis s'était déjà distingué par des discours à la fois brutaux et énergiques, et il été prié d'être plus prudent à l'avenir dans le choix de ses mots. Plusieurs spécialistes en éthique du commandement l'ont d'ailleurs vertement critiqué pour un exemple pareillement néfaste, en le rapprochant d'un incident survenu à Falloujah, lorsqu'un Marine a abattu un ennemi supposé être mort et qui bougeait encore devant un caméraman de NBC.

En fait, les propos exprimés par le lieutenant-général Mattis lors d'un forum portaient avant tout sur les sensations du combat :

"Actually, it's a lot of fun to fight... It's fun to shoot some people. I'll be right upfront with you, I like brawling," he said at the forum in San Diego. "You go into Afghanistan, you got guys who slap women around for five years because they didn't wear a veil," he added. "You know, guys like that ain't got no manhood left anyway. So it's a hell of a lot of fun to shoot them."

Le plaisir de combattre est une réalité historique connue depuis belle lurette, une composante essentielle de l'être humain : dès lors qu'elle ne tourne pas au massacre mécanique à longue distance, la guerre procure un sentiment de libération, une impression de plénitude et de réalisation qu'un auteur comme Martin van Creveld a parfaitement décrit dans La transformation de la guerre, en s'interrogeant sur les raisons qui poussent à se battre et en les résumant - avec sa plume typiquement provocatrice - de la sorte :

"Plus que toute autre activité humaine, la guerre n'a de sens que dans la mesure où elle n'est pas un moyen mais une fin en soi. Aussi désagréable que puisse être ce constat, le vrai motif des guerres réside dans le fait que les hommes les aiment et que les femmes aiment les hommes qui les font pour elles."

Naturellement, la noblesse du combat a bien diminué depuis que les machines se sont mises à le régir toujours plus, et cette déshumanisation, en provoquant l'impuissance d'un individu réduit à l'état de victime anonyme, a lourdement contribué à l'anesthésie pacifiste des sociétés occidentales, à la dévalorisation de l'affrontement - quelle que soit sa cause. Mais la désapprobation pour le plaisir affiché de combattre n'a rien de commun avec l'opprobre que suscite le ressentiment pour l'ennemi, la pulsion individuelle dans l'acte d'engager, de dominer et de tuer l'autre. On laisse encore aux militaires le droit de tuer, à condition qu'ils le fassent sans haine, sans excitation, sans confusion. On veut des armes non létales, des vainqueurs sans vaincu, des guerriers sans guerre. Des chirurgiens impassibles et masqués face aux métastases de la violence.

Cette vision édulcorée et utilitariste des opérations militaires tend à se répandre au fur et à mesure que les nations cherchent à civiliser les outils qui servent à protéger la civilisation. L'engagement systématique des armées dans des missions autres que la guerre, qui donne bonne conscience aux Gouvernements et reçoit l'approbation si rare des médias, aboutit progressivement à périmer les notions de survie, de paroxysme et de lutte à mort. Dans certains pays occidentaux, et c'est malheureusement le cas en Suisse, les armées ont même biffé le mot « ennemi » de leur vocabulaire : les militaires doivent produire de la sécurité, pas du sang et des larmes. Le stand de l'armée lors de l'exposition nationale 2002, à Morat, a présenté pendant 6 mois des équipements de sauvetage, des moyens sanitaires, des avions pour policer les airs et des hélicoptères pour sauver des vies, et 2 semaines seulement des chars. Aimez-nous, nous sommes gentils !

Voilà pourtant bien longtemps que la haine est indissociable du combat, des soldats qui le mènent, des hommes qui affrontent une mort prenant les traits de l'autre. Même si Rommel comptait publier ses carnets de la Seconde guerre mondiale sous le titre « La guerre sans haine », l'image de divisions blindées exemplaires et commandées par un chef chevaleresque s'est avérée un mythe. Haïr l'ennemi parce qu'il tue vos camarades ou parce qu'il ne respecte pas les règles est naturel. Les militaires américains ont la haine en Irak, parce que leur ennemi est perçu comme lâche et méprisable ; la deuxième bataille de Falloujah a été une revanche personnelle pour de nombreux soldats et Marines, une revanche sur les explosifs improvisés, les tireurs insaisissables, les frustrations d'un long combat aux points - avec la possibilité d'infliger enfin des coups qui portent.

De toute évidence, le lieutenant-général Mattis fait partie de ces chefs qui s'imposent sur le champ de bataille, de ces officiers que leurs subordonnés suivraient jusqu'en enfer - parce qu'ils disent exactement ce qu'ils pensent, et parce qu'ils pensent exactement ce que pensent leurs soldats. La haine est mauvaise conseillère et peut mener aux pires abus, mais la bannir des cœurs et des esprits revient à nier par la même occasion l'amour des siens, et donc la nature même de l'homme.

Seules les machines ne haïssent pas. Pour l'instant...

COMPLEMENT I : Il peut être intéressant de lire les propos de l'analyste américain Ralph Peters, qui a participé comme intervenant au même forum durant lesquels le général Mattis s'est exprimé sur le combat. Comme d'habitude, Peters n'y va pas avec le dos de la cuiller !

Publié par Ludovic Monnerat le 4 février 2005 à 20:22

Commentaires

Comme quoi Patton à encore des émules aux USA.
Ce général à aussi eu plus de difficultés avec ses supérieurs et l'opinion publique a cause de ses accés de colére et de ses phrases mal placé qu'avec l'ennemi.

Publié par Frédéric le 4 février 2005 à 22:48

... et c'est pourquoi il faut confier la diplomatie aux politiciens et la guerre aux militaires - sous direction des politiciens. C'est pas Clemenceau qui disait en truc dans ce sens? ;-)

Bon weekend

Publié par Robert Desax le 4 février 2005 à 23:20

Il n'a pas dit que des trucs très malins, Clémenceau...

Publié par Ruben le 5 février 2005 à 0:20

Même les chirurgiens ont du ... sang sur les mains !

C'est pareil pour la "torture": on veut des résultats (ie. être protégés) mais surtout pas savoir comment on y arrive !

Pourtant, même si je connais pas exactement le contexte de ces déclarations et si je comprends très bien qu'un chef puisse parler comme ça à ses troupes sur le terrain, ça me semble pas bien venu dans une conférence, surtout dans le contexte de guerre médiatique dans lequel on est et où un ennemi qui ne respecte AUCUNE des règles de la guerre (ou de l'humanité !) mais aussi ses "idiots utiles" chez nous ne reculent devant aucune manipulation pour délégitimer notre action.

jc

Publié par jc durbant le 5 février 2005 à 9:00

Excellent article!!! Il faut absolument le diffuser à plus grande échelle.

Publié par Dominique Crittin le 5 février 2005 à 11:38

encore des,articles de cette qualité,
vous m'otez les mots de la bouche sur cette affaire
merci

Publié par jugurta le 5 février 2005 à 16:43

Il serait bon de rappeler que dans un combat , on propose sa reddition et votre ennemi l'accepte ....ou non ! ( et ses raisons pour cela vous sont
totalement inconnues !) Le pere d'un ami , servant a la 2eme DB en 44 mena sa section au travers d'un champ de ble et perdit 5 ou 6 hommes sous les tirs d'un sniper allemand . arrives en lisiere d'un bosquet , ils furent acceuillis par les deux snipers , mains en l'air et sourire aux levres :"Kamerad ; Krieg Fertig ! " Ils sont probablement toujours enterres sur place .....
Personnellement , j'ai fait seul en 73 un prisonnier egyptien blesse et desarme .Apres son evacuation , un courrier est arrive m'annoncant la mort du frere d'un ami , retrouve egorge a Khushnieh apres avoir ete fait prisonnier par les Syriens ....Quelqu'un m'a demande quelle aurait ma reaction si la lettre etait arrivee avant le prisonnier ! Question tres pertinente a laquelle chacun ne peut repondre que du plus profond de lui meme ....

Publié par Pierre le 21 février 2005 à 17:27