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21 janvier 2005

Le courage des soldats

J'ai pris le temps ces derniers jours de lire dans leur intégralité Les Etudes sur le Combat de Charles Ardant du Picq, dont je connaissais la pensée grâce à des extraits glânés au gré de plusieurs anthologies. Ce livre n'a guère vieilli, même si plusieurs considérations tactiques sont bien entendu périmées : le fait de prendre l'homme face au combat comme sujet d'étude assure naturellement la pérennité de l'analyse, et l'époque (1868) était déjà marquée par la mécanisation de la guerre, par la démultiplication des capacités destructrices. Les parallèles et différences entre combat antique et « moderne » du colonel du Picq restent presque intégralement valables. Et continuent de nourrir la réflexion.

L'un des aspects cruciaux de son propos reste la notion d'esprit de corps, la solidarité dans les rangs, la cohésion issue de la connaissance mutuelle, qui d'après lui constituent l'essentiel de l'organisation militaire. Ce ne sont pas les plus braves qui l'emportent, mais les plus tenaces, les plus disciplinés, les plus solidaires. Toute formation doit être articulée en vue de gérer la peur du combat, la crainte de la mort, l'instinct de conservation qui disloque et rend vulnérable. Pour Ardant du Picq, seule l'expérience et l'entraînement intensif permettent de donner aux soldats le courage qui leur sera nécessaire sur le champ de bataille pour supporter le risque de mourir. Surtout si la mort vient de loin et sans prévenir.

Cette importance centrale du courage et de l'esprit de corps amène naturellement à se demander si les priorités de l'armée suisse en matière d'instruction sont les bonnes. Même si certains excès en ce domaine ont été jugulés (cf AFUCO), les écoles de recrues et de cadres restent articulées autour de matières à inculquer et de normes de performance à accomplir, dans des programmes constamment surchargés qui obligent à rester superficiels. Le métier de soldat est à peine survolé, et les objectifs fixés par les échelons supérieurs et liés aux nécessités tactiques - atteindre le niveau compagnie - limitent au strict minimum l'instruction au niveau du groupe, voire de l'individu. On ne forge pas le courage des soldats. On fuit d'ailleurs ces facteurs psychologiques si difficiles à mesurer.

La nouvelle armée a certes réintroduit la notion d'éducation militaire, mais l'encadrement semble insuffisant pour l'inculquer de manière convenable. Et je me demande si nous n'avons pas perdu, par manque d'expérience et suite aux pressions civiles, des valeurs infiniment plus importantes que la maîtrise technique. En écoutant les anciens de mon bataillon aujourd'hui dissous, les officiers de ma génération restaient parfois sidérés devant les activités coutumières des cours de répétition dans les années 70 et 80, qui commençaient par des exercices de mobilisation générale (enfin, de mob G, quoi !) pouvant fort bien comprendre - du moins pour l'infanterie - une marche de 50 km avec paquetage complet avant la prise du dispositif assigné, toujours le même.

L'effort physique n'implique par la peur, mais il permet certainement de mesurer l'esprit de corps et le courage des formations. Or je me rappelle d'une semaine d'endurance vécue comme sous-officier à l'été 1996, dans l'école de recrues d'infanterie de Colombier, qui avait commencé par une marche de 35 km avec paquetage complet (quoique sans les armes collectives) sous une pluie intermittente et dans la boue glissante qui entourait le lac de Morat (si mes souvenirs sont bons, on marchait de Sugiez à Kleingurmels). La compagnie avait tant bien que mal réussi à rallier l'objectif de la marche, mais près de la moitié des soldats avaient été déclarés littéralement hors de combat, incapables de participer aux exercices du lendemain, et évacués par la voie sanitaire le surlendemain.

Ces recrues avaient été entraînées convenablement par des marches de 5, 10, 15 puis 20 kilomètres, et par l'habitude porter l'équipement régulier du fantassin. Le parcours avait certes été rendu difficile par les intempéries, quoique sa dénivellation ait été modeste. Mais c'est surtout le manque de détermination, d'orgueil et d'émulation qui m'avait frappé et qui expliquait ces défaillances nombreuses, et limitées à des hommes du rang pourtant pas pires ou meilleurs que d'autres. Dans ces conditions, on peut légitimement se demander ce qu'il serait advenu au cours d'une situation de combat, et donc s'interroger sur les capacités réelles de l'armée. Nous avons certainement l'équipement, les connaissances et les bases légales pour défendre le pays. Mais qu'en est-il du moral ?

Généralement, on part du principe qu'en cas de guerre menaçant la survie de la nation, les Suisses retrouveraient instantanément la détermination de leurs ancêtres et feraient front sans discontinuer. En d'autres termes, on estime que l'importance des enjeux suffirait à générer les ressources et les actions nécessaires, que les causes à elles seules produiraient les effets demandés. Je crains qu'il ne s'agisse là d'une illusion. Nos soldats font tous les jours preuve d'une générosité et d'un engagement remarquables, et pour rien au monde je n'échangerais l'armée de milice contre une armée de métier ; mais il y a une grande différence entre protéger des installations durant le WEF, crapahuter à Walenstadt sous le feu unidirectionnel des mitrailleuses ou distribuer des vivres à Sumatra, et affronter la mort pour remplir sa mission.

Publié par Ludovic Monnerat le 21 janvier 2005 à 9:55

Commentaires

Personnellement, je ne doute pas quant à la capacité à tout un chacun de défendre les siens et donc son pays. Sans oublier notre « héritage » ou particularité nationale que j'aime à nommer : « L'Esprit de Milice », qui est partie intégrante de nos personnalités. Il ne fait aucun doute que militaires, membres de la protection civile, pompiers ou citoyens servent et serviront.

Pour le manque d'émulation « au service », il me semble être le résultat direct de nos réalités. « Gradé » n'offre plus ou presque plus de prestige ou d'avantage dans la vie civil, les motivations émanant de « la pratique » du service pour ce prémunir d'un ennemi à même de frapper le territoire national sont tombées (à tort) avec « le mur », sans oublier que pour beaucoup « le service », c'est faire « comme papa » et ne pas payer « la taxe », donc un mauvais moment à passer, pourquoi donc se fatiguer ?! A cela s'ajoute, le manque de visions ou missions claires attribués par les politiques et comprise par les citoyens, qui s'ajoute au manque de « raison d'être » de l'armée suisse. Tout ceci n'aide pas!

En ce qui concerne la capacité à « affronter la mort pour remplir sa mission » personne ne peut y répondre avant de l'avoir vécu !

Publié par ZC le 21 janvier 2005 à 20:47

C'est vrai que le manque de clarté ne facilite pas les choses. Durant la guerre froide, c'était sans aucun doute plus facile : on savait que 30 divisions soviétiques étaient prêtes à bondir sur l'Europe occidentale, y compris en passant par la Suisse, et donc on pouvait se préparer en conséquence, expliquer exactement son rôle au soldat, désigner un ennemi clairement identifié. Je conserve encore les règlements - hérités de mon prédécesseur à la tête de mon ancienne compagnie - qui décrivent en détail l'articulation, les moyens et la doctrine d'emploi des forces du Pacte de Varsovie.

En même temps, je ne pense que la mission détermine le caractère, que la menace à elle seule justifie ou provoque le civisme, la discipline, la solidarité dans les rangs. C'est une question d'éducation et d'évolution sociétale. De nos jours, et contrairement à voici 20-25 ans, il y a très peu de réfractaires au service militaire parmi les jeunes ; mais il y a beaucoup de jeunes adultes qui sont totalement inadaptés à la vie en groupe, dans un cadre strict, avec des horaires à respecter et des tâches à accomplir. Ils sont totalement déstructurés et peinent à s'intégrer.

C'est là à mon sens que devrait commencer le travail de l'instruction militaire : faire du soldat la priorité des écoles de recrues, transformer ces jeunes hommes - et femmes - en citoyens responsables, conscients des risques et dangers en matière de sécurité, et aptes à remplir une fonction dans l'organisation militaire - y compris au péril de leur vie. Evidemment, seule l'expérience permet de dire si l'on est capable d'affronter la mort, mais s'y préparer sérieusement augmente, le cas échéant, les chances de survie !

Publié par Ludovic Monnerat le 22 janvier 2005 à 8:20