3 novembre 2009

Le choix de l'approche prospective

L'une des grandes difficultés de la planification de défense réside dans la dimension prospective qu'elle doit nécessairement intégrer. Comment prévoir l'avenir de façon suffisamment précise pour en tirer des éléments tangibles et raisonnablement sûrs, sur lesquels il est possible de construire un modèle d'armée ? Il existe différentes approches pour ce faire, qui bien entendu n'ont de valeur que si les fonctions stratégiques confiées aux forces armées sont clairement et durablement définies. Si ce n'est pas le cas, ou si ces fonctions ont une pondération périmée, on ne fait qu'esquisser l'avenir à travers le filigrane du passé. Ce qui, au demeurant, est loin d'être rare.

Une première approche consiste à définir un ensemble d'événements, décrits et ordonnés en fonction de leur probabilité et de leur impact sur la Suisse. Cette approche a été utilisée pour le Plan directeur de l'Armée XXI, et elle a permis d'aboutir à une réponse capacitaire basée sur une disponibilité échelonnée. Elle présente l'immense avantage d'équilibrer dans le temps les prestations attendue de l'armée, à l'inverse du culte des engagements probables qui découle des pressions budgétaires à courte vue. Mais elle vaut surtout pour le rôle stratégique de l'armée et la pondération de ses missions - bien moins pour l'appréhension des mécaniques opératives et des prestations tactiques à mettre en œuvre.

Une autre approche consiste à établir plusieurs scénarios détaillés. Cette approche est simple, logique, séduisante - et fausse. Elle a été appelée à grands cris durant la réforme Armée XXI, précisément parce qu'elle répond à des questions concrètes, mais elle souffre d'une faiblesse fatale : les éléments qui lui donnent en apparence toute sa valeur sont trop précis pour correspondre à l'incertitude de la prospective. On devrait multiplier les scénarios au-delà du raisonnable pour retrouver un flou statistique compatible avec cette incertitude. A moins d'avoir des renseignements très précis et des acteurs en tout point prévisible, ce qui est rare en-dehors des conflits symétriques, et de toute manière bien périssable.

Une troisième approche, rarement utilisée, consiste à décrire les différentes formes de conflits susceptibles d'être menés. Elle représente un compromis entre l'immédiateté trop précise des scénarios et la perspective large de l'ensemble d'événements, en se focalisant sur la mécanique des actions et des effets, ainsi que sur le rythme de leur mise en œuvre. Bien entendu, il ne faut pas se limiter ici aux conflits de haute intensité ou aux luttes asymétriques mobilisant des adversaires belligérants, mais bien intégrer la guerre de l'information comme la guerre économique, qui se jouent sur des terrains autrement plus complexes et incertains, mais dont les méthodes restent stables.

Posted by Ludovic Monnerat at 22h21

16 mars 2007

Les armes d'hier pour demain

La dernière édition de l'hebdomadaire Defense News fait l'inventaire des 60 plus grands programmes d'armement en cours. Un aspect intéressant est la durée que prennent certaines acquisitions européennes pour commencer leur carrière opérationnelle, alors que leur conception remonte aux années 80, comme les avions de combat Eurofighter et Rafale, l'avion de transport A400M (les premiers pas ont été faits en 1982 !) ou le sous-marin nucléaire Astute. Cette durée s'explique parfois par la complexité des coopérations multinationales nécessaires, mais surtout par la réduction des budgets militaires, et donc l'étalement artificiel des programmes sur une période plus longue. Avec à la clef des questions sur l'adéquation de l'enveloppe opérationnelle obtenue par rapport aux besoins futurs, allant jusqu'à près d'un demi-siècle au-delà des premières esquisses.

De telles questions restent d'actualité. Etant donné que la durée de vie d'un système d'arme moderne est d'environ 30 ans (suivant naturellement les investissements prévus ou non pour sa prolongation) et qu'il faut au moins 10 ans entre le lancement d'un programme et l'entrée en service des systèmes acquis (ceci décrit assez bien le déroulement du programme F/A-18 en Suisse), la planification des acquisitions devrait en théorie reposer sur une appréciation prospective d'une portée allant jusqu'à 40 ans, et fournissant des réponses claires à une perspective de 20 ans. Dans la pratique, une prospective à 30 ans doit déjà beaucoup à l'imagination de ses auteurs, alors que les réflexions à moyen terme sont plutôt calibrées sur la prochaine décennie. Ce qui condamne les armées à être engagées demain avec les armes d'hier, conçues avant tout sur les leçons des conflits et des opérations d'avant-hier.

Il existe certaines solutions matérielles à ce dilemme. L'une d'entre elles consiste à renoncer aux grandes quantités qui inexorablement alourdissent et prolongent les programmes d'armements, malgré les économies d'échelles réalisées, et se concentrer sur l'acquisition progressive de prototypes évolutifs, ayant une compatibilité ascendante, et dont la production est directement liée aux leçons tirées de l'emploi des versions précédentes ; avec le risque d'une armée malgré tout à plusieurs vitesses. Une autre solution consiste à maintenir un vaste éventail de capacités différentes et complémentaires, afin que l'équlibre tactique remédie tant bien que mal au déséquilibre technique - ce qui a toujours été l'une des clefs du combat interarmes ; avec le risque que des capacités essentielles soient sacrifiées sur l'autel des économies à court terme.

Mais peut-être l'approche la plus prometteuse consisterait-elle d'abord à investir dans le personnel, dont la carrière militaire équivaut à souvent celle des systèmes d'armes les plus endurants, et qui peut encore moins se permettre de ne pas être à la page...

Posted by Ludovic Monnerat at 21h04 | Comments (15) | TrackBack

2 mars 2007

La future coalition des Etats

En 2005, le monde comptait 32 conflits armés ayant fait au moins 1000 victimes. Aucun de ces conflits n'opposait directement 2 Etats l'un à l'autre, même si plusieurs d'entre eux voyaient un affrontement à distance entre Etats, par "proxy" interposés, et la plupart voyaient des acteurs non étatiques jouer un rôle déterminant. Comme l'écrivait voici 10 ans déjà le général de la Maisonneuve dans La Violence qui vient, les Etats ne sont plus les maîtres de la guerre, et leur capacité de maintenir à la fois l'ordre et la paix (deux terme de plus en plus proches) est en durablement affectée. Cette perte de pouvoir devrait logiquement être une source majeure d'inquiétude, et sa préservation une priorité stratégique.

Pourtant, les opérations militaires coercitives lancées depuis la fin de la guerre froide par la communauté internationale ont souvent été dirigées contre des Etats pour bénéficier directement à des non-Etats ; c'est notamment le cas de la guerre du Kosovo et de la guerre en Irak, qui ont tous deux abouti à davantage de démocratie dans les Etats pris pour cible, mais également davantage d'instabilité, de corruption, de criminalité, et finalement de chaos. Si la Serbie affaiblie est en train de remonter la pente, grâce à une conscience nationale intacte, il n'en va pas de même en Irak, où la faiblesse de l'identité nationale et les divisions sociétales fondent une grande partie des violences. Un tel chaos est naturellement décourageant pour les puissances internationales qui tentent de créer un ordre nouveau et juste, mais il est surtout effrayant pour les pays voisins, qui en redoutent la contagion. Seule l'hégémonie d'une puissance ennemie est encore plus effrayante.

Naturellement, la stabilité à tout prix est dans la plupart des cas pire que l'instabilité, puisqu'elle aboutit à exporter la violence qui ne peut s'exprimer à l'intérieur de l'Etat concerné ; de plus, la stabilité d'un Etat éminemment dangereux n'est pas un objectif souhaitable. C'est la raison pour laquelle la destruction de la dictature baasiste en Irak, soutien massif du terrorisme palestinien et arabe, et la déstabilisation de la théocratie khomeiniste en Iran, ont été retenues comme options stratégiques par les Etats-Unis. Cependant, l'extension du chaos à outrance revient à ouvrir un gouffre capable d'engloutir des régions entières, et l'action des Etats se dirige de plus en plus vers la préservation de l'autorité étatique, à travers la construction de nation, chère à la rhétorique onusienne et parée de vertus toutes théoriques, mais aussi à travers le renforcement de nation (expression que j'introduis par opposition).

Ce communiqué issu des Forces armées américaines et décrivant l'action du Commandement des opérations spéciales montre bien en quoi consiste ce renforcement : afin d'éviter la formation de vides stratégiques qui peuvent rendre nécessaires des actions d'interdiction aussi coûteuses et incertaines que l'opération coalisée en Afghanistan, il s'agit de renforcer les capacités sécuritaires et l'assise économique d'Etats fragiles par l'envoi de ressources limitées mais ciblées, afin d'influencer l'action de ces Etats dans le sens des intérêts américains et d'augmenter leur dépendance, c'est-à -dire leur docilité. La récente offensive éthiopienne en Somalie montre la multiplication de forces qu'autorise une telle stratégie. Une application exemplaire de la "puissance douce".

Je pense donc que ces coalitions discrètes et permanentes, formelles ou non, vont se multiplier à l'avenir. L'extension stupéfiante de l'OTAN va d'ailleurs dans un tel sens. Les Etats ont suffisamment pris conscience de leur vulnérabilité pour se rapprocher, pour se liguer contre les non-Etats, pour préserver leur légitimité à travers l'ordre, la stabilité et la prospérité. Il n'y a de toute manière rien de tel que la concurrence d'autres structures politiques et sociétales pour amener une évolution significative dans l'assise et le fonctionnement des Etats-nations actuels. Le déclin inévitable de ceux-ci appelle donc une transformation à même de renouveler leurs capacités, leur volonté et leur légitimité. Pas sûr cependant que la liberté et la justice y gagnent, notamment à court terme...

Posted by Ludovic Monnerat at 21h51 | Comments (23) | TrackBack

9 février 2007

La forge de la civilisation

Sur le Meilleur des Mondes, Stéphane a rebondi sur mon billet ci-dessous concernant l'avenir pour s'intéresser à la fragilité de la civilisation. Il écrit notamment ces lignes limpides :

Il est triste de le réaliser, mais la civilisation n'est pas donnée. Elle ne le sera sans doute jamais. Vivant au milieu d'un ensemble sécurisant et stable, il est facile de tomber dans l'illusion selon laquelle notre environnement serait acquis. C'est un piège. Ceux qui la minent pour y bâtir un ordre, ou un désordre, plus conforme à leurs valeurs, le savent bien. L'édifice est en équilibre, constamment régénéré à tous les niveaux par le renouvellement de la population. Il n'est pas besoin de le détruire dans son intégralité pour le faire tomber, simplement jouer de quelques faiblesses dans la structure.
Il incombe à ceux qui ont à coeur de défendre la société dans laquelle ils vivent de comprendre ses fondations pour mieux les préserver. Mais il est vrai, réaliser que nous sommes finalement toujours si proches de la sauvagerie primitive a quelque chose de décourageant.

Je pense que ces lignes mettent le doigt sur l'élément essentiel : la civilisation est d'abord une prise de conscience, une compréhension civique de ce qui fonde une société durable, un dépassement des intérêts individuels pour mieux servir ceux de l'humanité. Il y a bel et bien un éternel recommencement dans la succession des générations, de même qu'une vague incessante dans l'avènement d'être jeunes et moins sages. Les tenants des vérités absolues comme du relativisme pavlovien sont étrangers à ce mouvement, à cette remise en question didactique, à cette destruction créatrice. Il ne s'agit pas de réinventer la roue, mais de faire tourner les manèges de notre époque, de préserver l'incandescence de la forge où la civilisation est appelée à renaître avec effort.

Je ne trouve pas décourageant que nous soyons en permanence menacés de redevenir barbares, et que les barbares eux-mêmes soient parmi nous. Je trouve en revanche désolant que des individus intelligents et parvenus à de hautes responsabilités en viennent à nier les constantes de l'Histoire, comme la nature consubstantielle de la guerre ou le caractère belligène des conflits d'intérêts, ou s'escriment à promouvoir des concepts contraires à notre vocation tels que la décroissance. Car ces aveuglements et ces renoncements, loin d'être universels, ne sont que les premiers pas de la chute qui menace toute civilisation oublieuse de ses racines et indifférente à son futur. Tel est d'ailleurs le prix fréquent des certitudes détachées des réalités.

Oui, chaque génération est appelée à tout recommencer. Il faut donc accepter les défis de ce recommencement, identifier les acteurs et les phénomènes qui menacent la civilisation, et prendre les mesures nécessaires pour en venir à bout et réinventer l'ordre, les règles, les accords, les compromis permettant au monde de vivre et de survivre pour quelque temps. Avant que tout cela ne soit périmé et doive être réinventé.

Puissent l'espace de réflexion et de dialogue ouvert sur ce site jouer un rôle positif dans ce sens !

Posted by Ludovic Monnerat at 23h38 | Comments (10) | TrackBack

7 février 2007

Un avenir conjugué au passé

Il m'est parfois difficile de croire que nous sommes en 2007. Durant mon adolescence, une telle année avait immanquablement une aura de science-fiction, et j'en conserve comme un arrière-goût d'attentes déçues. Bien sûr, les télécommunications sans fil et multimédia nous donnent un accès inouï au monde et aux autres ; bien sûr, les voitures et les trains ont tiré du biodesign un aspect réellement futuriste ; bien sûr, le confort domestique, la médecine de pointe, les productions personnalisées, les publications interactives, les télévisions haute définition, les ordinateurs portables ou encore le commerce en ligne transforment nos vies. Mais je n'ai pas l'impression de vivre dans un monde très différent. J'ai même l'impression que nous faisons presque un pas en arrière pour chaque pas en avant, ou plutôt que nous entrons à reculons dans le futur.

La persistance de l'obscurantisme à une époque où l'accès à la connaissance n'a jamais été aussi facile ne laisse de me surprendre et de me décevoir. L'insistance presque hystérique à faire du réchauffement planétaire une vérité incontestable, un dogme universel, alors qu'il ne s'agit que de modélisations informatiques répondant imparfaitement aux faits, c'est-à -dire d'une science empirique et par définition non exacte, relève ainsi - entre autres - de l'obscurantisme. L'attraction exercée par une idéologie aussi intolérante et conquérante que l'islamisme, avec son arroi de crimes odieux commis au nom d'une soumission écervelée, en est un exemple encore plus frappant. Un peu comme si les hommes, effrayés par les ténèbres du doute, cherchaient n'importe quelle lumière pour s'éblouir, n'importe quelle projection éclatante en guise de réponse à leurs questions insolubles.

Nous entrons ainsi de plain pied dans le XXIe siècle avec des voix hurlantes qui ne cessent d'annoncer la fin du monde, avec des cultes qui viennent occuper l'espace laissé par les croyances en déshérence. La foi en l'homme, en notre faculté de création et d'adaptation, en notre aptitude à trouver demain des solutions aux problèmes d'aujourd'hui, est combattue par les fous de Dieu ou de Gaïa, par ceux qui exigent notre soumission absolue au divin ou à une nature divinisée. Plus le progrès nous emmène loin dans le savoir, plus nous sommes retenus par les "âges d'or" perdus ; plus nous avançons sur le chemin incertain de la civilisation, plus nous revenons au même besoin primitif de certitudes. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que le monde change aussi peu, puisque les énergies créatives doivent lutter en permanence contre les énergies coercitives.

Ce n'est pas ce que j'avais imaginé, voici maintenant fort longtemps, lorsque je tentais de deviner l'avenir dans les livres de science-fiction et dans les revues scientifiques. Les défis de l'humanité ne sont pas l'emploi de Jupiter et de Saturne comme réservoir à carburant ou le terraformage de Mars et de Vénus, mais consistent - entre autres - à empêcher un illuminé annonçant le retour de l'imam caché d'atomiser le Moyen-Orient et à éviter le sacrifice du développement humain sur l'autel de la nature immaculée. Au lieu de grands espaces à découvrir et à cultiver, il s'agit encore et toujours de lutter contre la folie, la bêtise, la jalousie, la haine, sans même parler de la faim ou de la soif. La mesure du progrès, indéniable sur la base de nombreux facteurs objectifs, ne s'accorde pas à la perception que nous en donnons.

Quelque part, je me dis que l'homme n'a pas encore pleinement pris conscience de ce qu'il est vraiment. En nous, la grandeur est rare. Et notre avenir a des airs de passé mal cicatrisé.

Posted by Ludovic Monnerat at 21h25 | Comments (39) | TrackBack

22 novembre 2006

Une Europe en bout de course ?

Tel est le thème du dernier livre de Mark Steyn, dont un résumé est fourni par Daniel Pipes (traduit par Alain-Jean Mairet). On y retrouve les réflexions bien connues de l'éditorialiste canadien sous la forme d'une thèse brutale, la fin de l'Europe telle que nous la connaissons en raison de la colonisation islamique en cours :

En arrivant ainsi dans une période de faiblesse démographique, politique et culturelle, les Musulmans transforment profondément l'Europe. « L'Islam a la jeunesse et la volonté, l'Europe a l'âge et le bien-être. » En d'autres termes : « L'Islam pré-moderne prend le dessus sur le Christianisme postmoderne. » Steyn prédit carrément que la majeure partie du monde occidental « ne survivra pas au XXIe siècle et une grande partie, dont la plupart sinon la totalité des pays européens, disparaîtra pendant notre génération ». Et il ajoute, avec un accent dramatique encore plus prononcé, que nous assistons à « la fin du monde tel que nous le connaissons ».

Les prédictions de ce type sont évidemment une extrapolation de la situation actuelle, et partent du principe qu'aucune réaction n'aura lieu en Europe ces prochaines années et décennies. Une telle démarche joue donc un rôle-clef dans la prise de conscience des menaces futures...

Posted by Ludovic Monnerat at 10h11 | Comments (40) | TrackBack

6 octobre 2006

Le "retour" de l'intifada française

Voici une année, mes réflexions au sujet des violences urbaines en France dans le sens d'une intifada communautaire et générationnelle, annonciatrice d'une guerre civile d'un nouveau genre, m'ont valu plusieurs critiques. Il est vrai que j'étais alors passé sans transition de l'analyse à la prospective, en posant un cadre général conflictuel qui rebute le plus souvent. Pourtant, cette vision d'une intifada française est exactement celle que partagent une partie des policiers en France, si l'on en croit cet article du Telegraph citant Le Figaro (que j'ai manqué) :

Radical Muslims in France's housing estates are waging an undeclared "intifada" against the police, with violent clashes injuring an average of 14 officers each day.
As the interior ministry said that nearly 2,500 officers had been wounded this year, a police union declared that its members were "in a state of civil war" with Muslims in the most depressed "banlieue" estates which are heavily populated by unemployed youths of north African origin.
It said the situation was so grave that it had asked the government to provide police with armoured cars to protect officers in the estates, which are becoming no-go zones.

Le chiffre de 2500 blessés, à lui seul, résume le conflit de très basse intensité qui se déroule aujourd'hui en France, et notamment dans des zones devenues non permissives. Que les forces de police portent le poids de ces actes montre la nature sociétale du conflit, mais également son anormalité. Voilà une réalité qui devrait préoccuper ceux qui s'intéressent aux menaces futures : si l'augmentation des violences se poursuit à un rythme similaire, nous aurons dans quelques années une situation analogue à un conflit de basse intensité qui exigera l'emploi de méthodes et de moyens militaires. Et la France n'est pas un cas isolé, puisque d'autres grands pays connaissent des situations semblables, quoique prenant des formes différentes...

Il est naturellement plus confortable de se dire que tout cela est exagéré et inconsidéré. Et notamment d'ignorer les facteurs ethniques et religieux qui sont impliqués...

Posted by Ludovic Monnerat at 8h56 | Comments (96) | TrackBack

17 juin 2006

Les barbares de notre ère

Cette semaine m'a tenu éloigné de ce site, mais j'ai tout de même eu le temps de lire plusieurs choses intéressantes. Les propos tenus par le contre-amiral britannique Chris Parry, l'un des responsables des réflexions stratégiques à Whitehall, méritent ainsi le détour par leur caractère tranché, alarmiste et inhabituel. Extrait :

If a security breakdown occurred, he said, it was likely to be brought on by environmental destruction and a population explosion, coupled with modern technology and radical Islam. The result for Britain and Europe, Parry warned, could be "like the 5th-century Roman empire facing the Goths and the Vandals".
He pointed to the wave of mass migration that disaster in the Third World could unleash. "The diaspora issue is one of my biggest current concerns," he said.
"Globalisation makes assimilation seem redundant and old-fashioned ... (the process) acts as a sort of reverse colonisation, where groups of people are self-contained, going back and forth between their countries, exploiting sophisticated networks and using instant communication on phones and the internet."
The direct effects of Third World instability would soon lick at the edges of the Western world as pirate gangs mounted smash-and-grab raids on holidaymakers. "At some time in the next 10 years it may not be safe to sail a yacht between Gibraltar and Malta," he said.

Qu'un haut responsable militaire puisse aujourd'hui tenir ce genre de discours montre bien l'évolution des esprits survenue depuis plusieurs années.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h12 | Comments (8) | TrackBack

6 mars 2006

Le spectre de la démographie

Les facteurs démographiques sont les piliers de toute réflexion prospective stratégique : ils sont tangibles, évoluent lentement et offrent un haut degré de certitude jusqu'à un horizon de 20 à 25 ans au moins. La perspective qu'ils offrent en termes de projection et de déséquilibre est une réalité dégrisante, voire alarmante, pour quiconque s'accroche à des « acquis » ou se focalise sur le court terme. C'est un angle que décrit l'éditorialiste canadien Mark Steyn dans un article publié voici 3 semaines par The Australian, et que l'on m'a récemment signalé ; cet extrait est particulièrement parlant :

Demography doesn't explain everything but it accounts for a good 90 per cent. The "who" is the best indicator of the what-where-when-and-why. Go on, pick a subject. Will Japan's economy return to the heady days of the 1980s when US businesses cowered in terror? Answer: No. Japan is exactly the same as it was in its heyday except for one fact: it stopped breeding and its population aged. Will China be the hyperpower of the 21st century? Answer: No. Its population will get old before it gets rich.
Check back with me in a century and we'll see who's right on that one. But here's one we know the answer to: Why is this newspaper published in the language of a tiny island on the other side of the earth? Why does Australia have an English Queen, English common law, English institutions? Because England was the first nation to conquer infant mortality.
By 1820 medical progress had so transformed British life that half the population was under the age of 15. Britain had the manpower to take, hold, settle and administer huge chunks of real estate around the planet. Had, say, China or Russia been first to overcome childhood mortality, the modern world would be very different.
What country today has half of its population under the age of 15? Italy has 14 per cent, the UK 18 per cent, Australia 20 per cent - and Saudi Arabia has 39 per cent, Pakistan 40 per cent and Yemen 47 per cent. Little Yemen, like little Britain 200 years ago, will send its surplus youth around the world - one way or another.

Mark Steyn a écrit ce texte pour saluer une parlementaire australienne ayant tenu des propos fracassants, notamment la remise en cause du droit à l'avortement pour des raisons démographiques. La question sur ce point est éminemment épineuse et ne peut appeler autre chose qu'une réponse nuancée, surtout par la difficulté à trouver un consensus sur le statut du fœtus et l'instant à partir duquel il devient un être humain. Cependant, l'interrogation doit être élargie et englober toute sa dimension iconoclaste : est-ce que les libertés individuelles sont, à terme, entièrement positives pour la société qui les embrasse ? N'existe-t-il pas un point à partir duquel elles constituent un luxe rendu possible par le labeur des générations précédentes et hypothéquant l'existence des suivantes ?

Il s'agit bien là de questions découlant d'une réflexion libre, et je précise ceci pour m'éviter quelques hauts cris (la police de la pensée n'est pas un vain mot!). La place de la démographique dans les rapports de force est cependant suffisamment élevée pour devoir s'interroger à ce sujet. Prenez l'essor de Rome : les Grecs avec Pyrrhus, et plus encore les Carthaginois avec Hannibal, ont infligé des défaites cuisantes aux Romains ; mais malgré le massacre de Cannae, ces derniers ne cessaient de revenir à la charge avec un réservoir comme inépuisable d'hommes. Le lien entre la masse et la puissance était d'ailleurs encore plus fort avec les peuples nomades, dans lesquels combattants et non combattants étaient largement indissociables, et qui ont fini par déferler sur l'Empire Romain d'Occident et en venir à bout. L'expansion européenne à l'époque des Grandes Découvertes est un autre exemple frappant.

Le rôle du progrès technologique dans la croissance démographique n'est toutefois pas linéaire ou tout puissant : si les développements de la médecine comme de l'agriculture ont effectivement fondé une accélération de cette croissance, l'influence des mœurs et l'appropriation individuelle de ces développements sont des facteurs de décélération. Il existe également un lien étroit entre le niveau d'éducation et le taux de fertilité, comme l'indiquent par exemple ces chiffres issus de l'Etat d'Israël - dont la sensibilité à la démographie est bien entendu considérable. En d'autres termes, si l'on admet que les facteurs démographiques doivent être maîtrisés pour éviter que les masses soient un vecteur de conquête et donc de guerre, deux options stratégiques complémentaires existent : stimuler la croissance des pays vieillissants et limiter celle des pays adolescents.

Je doute de la faisabilité intellectuelle de la première option : lorsque l'on constate que des dirigeants politiques modérés comptent exclusivement sur l'immigration pour résoudre notre déficit démographique, on se rend compte à quel point les enjeux sont perçus dans une perspective naïve et déconnectée de l'histoire ; l'immigration massive sans intégration n'est qu'une forme d'invasion matérielle, comme les Européens l'ont pratiquée à l'époque de la Colonisation. C'est donc la seconde qu'il s'agit de favoriser : faire en sorte que le niveau d'éducation des jeunes - et spécialement des jeunes femmes - augmente massivement dans les pays aux plus forts taux de natalité, afin de réduire les tensions migratoires. Le problème, c'est qu'une telle démarche s'apparente directement à une invasion immatérielle pour les sociétés traditionnelles, en particulier dans le monde arabo-musulman, et que les résistances existantes à la modernité occidentale ne peuvent dans ce cas qu'enfler davantage.

Il faut cependant se rendre compte que notre choix est limité : l'évolution du monde décide largement pour nous. D'une part, la transformation des pays aux plus forts taux de natalité a déjà commencé, parce que la modernité a trop d'attrait pour se soumettre aux diktats et fatwas des idéologies, et parce que la liberté exerce une séduction vibrante sur ceux qui en sont privés. D'autre part, la viabilité de l'immigration comme solution au déficit démographique en Occident a sérieusement pâti suite à la révélation de l'irrédentisme islamique, et au basculement des esprits qu'il a provoqué - et dont depuis je ne cesse de recevoir les preuves au fil de mes conversations. Que ces deux tendances se conjuguent en laissant entrevoir un conflit prolongé et décisif pour l'avenir de l'humanité devient d'ailleurs, à mon sens, de plus en plus difficile à nier.

Le spectre menaçant de la démographie doit faire partie des priorités de l'Europe. Sans retour au passé, sans restriction des libertés, mais en ayant à l'esprit la nécessité de conquérir notre avenir pour ne pas subir celui des autres.

Posted by Ludovic Monnerat at 14h20 | Comments (57) | TrackBack

22 février 2006

Vers des êtres multitâches

Tout à l'heure, sur le chemin menant de mon bureau à la gare, j'ai été rattrapé et dépassé par une jeune femme dont le comportement était plutôt intéressant : elle roulait lentement à vélo, une main sur le guidon et l'autre s'activant frénétiquement sur son téléphone portable ; mais la rédaction d'un SMS ne l'absorbait pas complètement, puisqu'elle surveillait également le chien qu'elle promenait - sans laisse ! - et qu'elle ramenait périodiquement à l'ordre d'un ton pour le moins comminatoire. Et ainsi de suite au fil des hectomètres, dans une rue de la capitale, puis en traversant une route, sans jamais lâcher le téléphone, mettre pied à terre ou attacher le chien. Un bel exploit, quoique un brin inconscient !

C'est une tendance des nouvelles technologies que de rendre les êtres humains de plus en plus multitâches, de plus en plus efficaces. La miniaturisation et les liaisons sans fil permettent désormais de mettre à profit les déplacements pour faire des choses qui auparavant nous auraient immobilisés, qu'il s'agisse d'utiliser son ordinateur portable dans le train, de mener des conversations téléphoniques en voiture, ou inversément. Les logiciels de bureautique et les appareils multifonctionnels (smartphones) offrent une mémoire électronique omniprésente et font office de bureaux virtuels se synchronisant l'un avec l'autre. Les outils ne cessent de se perfectionner et de transformer nos vies.

Cette réflexion m'est venue la semaine dernière, lorsque j'ai organisé au dernier instant ou presque une tranche de 48 heures assez condensée et mouvementée. Réserver une chambre d'hôtel par un coup de fil en marchant ; commander un billet d'avion sur Internet depuis le train ; réserver un chauffeur par courriel sur le même trajet ; consulter l'horaire des trains depuis la chambre en question ; localiser un lieu de rendez-vous via le web pour trouver le meilleur trajet depuis la gare ; coordonner par SMS le point de contact du chauffeur ; rédiger une lettre depuis l'avion et l'envoyer après un bref trajet en voiture. Combien de personnes et combien de temps aurait-il fallu voici 20 ans pour effectuer ces tâches aujourd'hui tellement simples, tellement basiques ?

La technologie n'a toutefois pas pour seul effet d'accélérer et de paralléliser : elle aboutit également à automatiser des fonctions jadis effectuées par les êtres humains. Au quartier-général de l'armée, les secrétaires sont - si j'ose dire - une espèce en voie de disparition ; elles sont remplacées par des assistantes, qui ont des responsabilités bien plus élevées, parce que leur travail a été réparti entre la bureautique (au niveau du courrier, je reçois par exemple environ 1 lettre pour 30 courriels) et les autres personnes (courriels, partage et distribution des tâches, rendez-vous fixés en regardant les agendas des autres, etc.). De manière générale, les « petits boulots » tendent à disparaître ; les « petites mains » des états-majors sont de moins en moins des « fax à pattes », et de plus en plus des spécialistes du support informatique.

La conséquence de cette évolution est d'augmenter le nombre et l'importance des créateurs par rapport aux gestionnaires, de transformer les utilisateurs en co-auteurs, de décentraliser les cycles de décision. Nous aurons toujours davantage besoin d'individus capables de créer, de construire, de mettre de l'ordre dans le chaos, de projeter du contenu sur le vide, et de concrétiser le tout, de le mettre en œuvre de façon à la fois indépendante et synchronisée ; d'êtres multitâches à même d'exploiter la technologie pour augmenter leur espace de liberté et leur envie de le combler.

La question est de savoir ce que l'on fera du chien ! :)

Posted by Ludovic Monnerat at 21h36 | Comments (9) | TrackBack

17 février 2006

Entre l'immédiat et le lointain

Un œil sur l'instant suivant et l'autre au terme de la prochaine décennie : tel est le grand écart que je dois régulièrement adopter dans le cadre de mes activités militaires. Il y a quelque chose de vaguement déroutant à s'impliquer dans des discussions détaillées sur les structures de formations dans leur futur lointain tout en s'attachant à veiller constamment au développement et à la mise à jour de leur incarnation actuelle. Pourtant, cette perspective si particulière est le propre de toutes les institutions militaires, dont les transformations prennent un temps considérable lorsqu'il s'agit de construire et un temps limité lorsqu'il s'agit de détruire. « Voir loin, commander court » reste une maxime valable. Au niveau militaire comme au niveau stratégique.

Discerner les facteurs de changement ou de constance est une manière de réconcilier ces deux orientations divergentes. Dans le flot tumultueux de l'actualité surnagent ainsi des informations qui laissent transparaître une réalité nouvelle ou réaffirmée ; des indices de mutations profondes ou de pérennités significatives qui permettent, en combinant pragmatisme et imagination, raisonnement et intuition, d'entrevoir un possible développement de la situation. Autant dire que nous sommes loin de la science exacte, et que n'importe quel charlatan pourrait justifier de la sorte ses élucubrations les plus ridicules. Mais en l'absence d'un algorithme miracle, je ne vois guère d'autre méthode pour essayer de déchiffrer la complexité de notre monde. Surtout lorsque chacun s'y essaie et met en commun son talent comme ses connaissances avec autrui.

Les indices de rupture sont marquants dans le domaine des perceptions, notamment lorsqu'ils révèlent un basculement des esprits. L'un de ceux qui m'a le plus frappé, ces dernières années, était le texte écrit par l'ancien premier ministre Benjamin Netanyahou suite à l'horrible attentat de la Pâque juive, en mars 2002, car il annonçait en filigrane la mobilisation de toute une génération pour se battre. La décision de la police britannique d'employer des méthodes de type militaire (détermination sans faille) pour combattre le terrorisme islamiste, la capacité des forces armées américaines à opérer en Irak ou en Afghanistan sans susciter la résistance des populations locales (force des idéaux), la compétition morale derrière les opérations d'aide humanitaire ou encore la manifestation musulmane à Berne samedi dernier (irrédentisme assumé ouvertement) sont également révélatrices.

Les indices d'invariance sont plus difficiles à percevoir, parce qu'ils échappent le plus souvent à l'attention des médias. La solidité du soutien de la population américaine au maintien des troupes en Irak, malgré une couverture médiatique focalisée sur les aspects négatifs de l'opération, est ainsi un facteur significatif (redistribution de l'influence sémantique). L'augmentation constante du tourisme et des séjours extracontinentaux, malgré les menaces concrétisées par des attentats nombreux, l'est également (importance du mouvement). Le problème, c'est que les bribes d'avenir qui se révèlent de la sorte nécessitent un canevas général pour être correctement interprétées. Il faut intégrer une conception du monde suffisamment juste et malléable pour esquisser son futur.

La capacité à gérer simultanément l'immédiat et le lointain passe donc par l'étude du passé, par la compréhension des forces qui transforment l'histoire.

Posted by Ludovic Monnerat at 21h15 | Comments (8) | TrackBack

14 janvier 2006

Le spectre de l'avenir

En patientant derrière une cliente à la caisse d'une grande surface, ce matin, j'ai capté un échange intéressant ; la vendeuse se plaignait en effet de devoir retourner chaque article pour le passer sur le lecteur de codes barres, en expliquant que les individus choisissant de coller les étiquettes sous les articles feraient bien de parfois passer aux caisses voir à quel point cela complique les choses. La remarque était pertinente, et le fossé entre théorie et pratique - ou entre conception et application - est un problème constant. Cela dit, voici 5 ans, la même vendeuse aurait passé ses journées de travail à entrer manuellement les prix des articles dans sa caisse enregistreuse, une activité des plus rébarbatives et lénifiantes. On s'habitue vite au progrès !

C'est d'ailleurs une caractéristique de l'espèce humaine : la plupart d'entre nous manquent rarement d'idées pour améliorer grandes et petites choses du quotidien, et le potentiel d'inventivité est souvent une chose sous-estimée au sein des organisations hiérarchisées. L'augmentation de la productivité économique est d'ailleurs largement due à l'adoption, voire à l'appropriation, des innovations faites dans le domaine des technologies de l'information. Pourtant, lorsque le rythme du changement devient trop rapide, les facultés d'adaptation normales ne permettent plus de suivre. Le passé prend alors des airs rassurants, desquels le présent semble se distancier par quelque évolution aberrante, et l'avenir devient un spectre menaçant.

Ce n'est pas la moindre des qualités de Rommel que d'avoir compris et écrit que le commandement militaire « doit être capable, en cas de besoin, de renverser la structure entière de sa pensée. » Dos au mur, l'être humain est capable d'une imagination débordante ; pris dans la routine, il peut se révéler d'un conformisme étouffant. Il faut une situation d'urgence pour que les habitudes soient repoussées, un défi inédit pour que faire table rase s'impose. Autrement dit, c'est leur perception des enjeux plus que leurs capacités propres qui permet aux individus de produire les efforts souvent considérables qu'exige le changement. Accepter de se remettre en question, de reconsidérer des pratiques, des opinions ou des conclusions existantes est plus facile lorsque l'on n'a pas le choix !

Les armées européennes vivent ce dilemme depuis la chute du Mur de Berlin. Après une période de latence et d'incertitude, l'évolution des conflits les a condamnées à une remise en question et à une refondation dont elles ne sont pas encore sorties. Avec des budgets en chute et des missions en augmentation, elles luttent pour intégrer les réalités d'un monde en évolution trop rapide pour une partie de leur personnel, dont l'âge ou la mentalité font qu'ils conservent un pied dans la guerre froide. Des notions traditionnelles telles que la séparation entre crime et combat, entre civil et militaire, entre sécurité intérieure et extérieure, sont toujours brandies comme des évidences alors même que les faits les démentent chaque année davantage.

En Suisse, c'est l'évolution 2008-2011 de l'armée approuvée par le Conseil fédéral en mai dernier qui suscite ainsi des résistances acharnées dans les rangs même des militaires. Je me suis moi-même rendu compte à certaines reprises que des hommes pourtant intelligents et cultivés refusent d'entrer en matière sur des changements allant au-delà d'un certain stade ; un officier général, voici quelques années, m'avait d'ailleurs dit que l'on pouvait vivre une ou deux réformes majeures en aussi peu de temps, mais pas davantage. Les modifications graduelles sont acceptées par tout le monde si elles ont un effet positif, mais les bouleversements soudains et leurs réponses logiques sont longuement combattus.

De telles résistances ne sont guère possibles lorsque leur prix est payé comptant. Les armées engagées dans des missions de combat constatent rapidement l'inadéquation de leur doctrine et se transforment en conséquence ; au contraire, celles qui ne sont que marginalement engagées peuvent continuer un temps à se gargariser d'illusions et à résister au changement. Jusqu'au jour où la confrontation à la réalité remet les pendules à l'heure, comme les désastres militaires l'ont souvent montré. Une telle inertie existe également dans les administrations et dans les organisations non soumises à une obligation de résultats chiffrés. C'est l'une des raisons pour lesquelles la concurrence économique et les conflits armés stimulent la créativité : lorsque l'on a fait son deuil du statu quo ante, le champ des possibles révèle le meilleur comme le pire de l'homme.

Je ne sais pas trop auquel des deux lier la SuperCard que m'a demandée avec insistance la caissière! :)

Posted by Ludovic Monnerat at 21h23 | Comments (7) | TrackBack

12 novembre 2005

La recomposition des Etats

Une réflexion intéressante aujourd'hui sur un blog que je suis depuis quelques temps, Strategy Unit : les Etats-nations actuels sont soumis à deux phénomènes opposés, à savoir la montée en puissance des acteurs non étatiques et le développement des structures supranationales. Il en résulte selon l'auteur une transformation de la fonction-même des Etats. Extrait :

Globalization is, of course, the engine of both of these trends - pulling a state a part in one sense (diminished monopoly of information/violence/etc) and pushing on the states into (increasing need to pull resources together).
Simply put, globalization has forced states' function to evolve. While the nation-state earlier could be seen in terms protecting its citizens with raw power, the "New State" will be seen as merely a facilitator, the stabilizing force that allows for commerce, media, financial transaction et cetera to occur. Instead of just being defined by the size of its military, it is also measured by its ability to be the rock by which connectivity (flow of finance, technology, markets, media etc) are made.

Cette perspective me paraît juste, mais partielle. Que le rapetissement de la planète dû à la compression de l'espace et à l'extension des plages horaires amène les Etats à se rapprocher les uns des autres, notamment pour répondre au pouvoir croissant des acteurs non étatiques, est un fait établi. Mais cette réponse n'a pas nécessairement fait la preuve de sa validité dès que l'on dépasse le domaine des échanges économiques. L'Union européenne est probablement le projet politique supranational le plus avancé, et les difficultés qu'elle a rencontrées lors des référendums sur sa constitution montrent les limites de telles démarches. Aucun Etat n'existe sans légitimité populaire.

C'est une chose que le texte de Strategy Unit a singulièrement omis : les Etats viables de notre époque forment des nations, dans le sens où ils rassemblent des gens qui partagent une identité nationale forgeant une communauté de destins. Or l'un des effets de la globalisation, avec les échanges accrus et accélérés d'informations et de personnes, consiste justement à remettre en cause cette communauté au niveau national, à métisser les identités et à mettre en concurrence les valeurs, les croyances, les vécus et les cultures qui les déterminent. Que les Etats contemporains doivent évoluer pour survivre ne signifie pas nécessairement que la supranationalité soit la solution.

Personnellement, je pense que la fonction stabilisatrice décrite ci-dessus est un élément-clef des futures structures sociétales, même s'il est bien difficile d'appréhender celles-ci. Mais ces structures n'auront plus l'intégrité territoriale qui en théorie caractérise encore les Etats, parce que l'éclatement de l'espace est l'un des traits des mutations actuelles. Que peut-on dès lors imaginer? Des cités-Etats, suffisamment influentes pour que leurs membres soient protégés à distance? Des conglomérats commerciaux régissant la vie de millions d'êtres contractuellement à leur service? Des mouvances spirituelles conquérant peu à peu le pouvoir temporel à travers leurs fidèles éparpillés?

Les principes de l'évolution des espèces s'appliquent aussi aux structures sociétales. Imaginer les formes de vie en commun des prochaines décennies est une oeuvre salutaire.

Posted by Ludovic Monnerat at 19h08 | Comments (16)

4 novembre 2005

A l'aube de la guerre ?

Pris dans le courant incessant de l'actualité, les comptes-rendus des différentes violences commises en région parisienne peuvent prendre l'aspect d'une anomalie. Il est tentant de n'y voir que des échauffourées passagères, de se persuader que la raison reprendra le dessus, que les éléments modérateurs des quartiers dits sensibles parviendront à calmer les « jeunes » et revenir à une normalité rassurante. Peut-être d'ailleurs en sera-t-il ainsi ; de toute manière, il est souvent difficile de cerner tout de suite comment certains événements, par l'enchaînement qu'ils occasionnent, font office de charnière et révèlent brutalement ce qui se préparait depuis longtemps.

Une analyse dépassionnée m'amène à penser que ces affrontements sont les signes avant-coureurs d'un conflit inévitable. La France compte aujourd'hui des dizaines de milliers de jeunes hommes d'origine extraeuropéenne qui, pour différentes raisons, sont en rupture totale avec la société qui les a accueillis. Ils ont développé une mentalité d'enfants-soldats et sont devenus des combattants opportunistes, des ennemis pour le pays dans lequel ils vivent. Ils ont conquis au fil des ans leur territoire et n'y tolèrent aucune autre autorité que celle des aînés, des trafiquants et des religieux. Ils sont constitués en bandes armées qui n'hésitent pas, avec l'élan donné par le nombre et l'adrénaline, à s'attaquer directement aux forces de sécurité, considérées comme des bandes rivales, et aux symboles de l'Etat français.

La grande question est donc celle-ci : est-il possible de ramener ces individus shootés à l'irrespect dans un chemin légal, dans une existence respectueuse des lois en vigueur ? Pour une partie d'entre eux, sans aucun doute ; pour tous, certainement pas. La voie de la résistance armée, via le terrorisme ou le crime organisé, est celle qu'ils choisiront - indépendamment de tout ce que l'Etat peut faire pour eux. Et ils seront d'autant plus nombreux à le faire que cette existence apparaîtra gratifiante, étanchera leur soif de repères, satisfera leur besoin de reconnaissance. Les guerriers perpétuels sont l'un des symptômes des Etats effondrés, des sociétés en situation d'échec. C'est un diagnostic révélateur des cités européennes que de les voir apparaître.

Sommes-nous donc l'aube d'une guerre ? Je ne vois aucun argument me permettant de répondre par la négative. Ce continent connaîtra bientôt un conflit dont il sortira transformé, une guerre que les flux migratoires, la déliquescence de l'autorité, le relativisme moral et la concurrence des cultures rendent à mon sens inévitable, un affrontement qui a déjà commencé. Ce sera une guerre différente, à la fois subversive et symbolique, déclarée et décentralisée, intermittente et intense, qui verra le chaos et l'intégrisme s'allier pour combattre la normalité. Une intifada communautaire et générationnelle, une succession d'affrontements ponctuels et épidermiques, greffés sur le lent corps-à -corps des identités. Une alternance de séismes assez intenses pour blesser profondément et assez espacés pour faire douter de leurs prochaines occurrences.

Il s'agit désormais de savoir si nous serons capables de mener ce conflit avant tout dans nos têtes, ce qu'il est encore temps de faire, ou si nous le subirons essentiellement dans notre chair. En étant bien conscient qu'il faut être prêt à l'un comme à l'autre.

Posted by Ludovic Monnerat at 17h34 | Comments (28)

23 octobre 2005

Les armées robotiques

On peut lire depuis jeudi sur Le Monde un article assez détaillé sur les prototypes et les projets de robots au sein de l'US Army. Le ton plutôt alarmant de l'auteur ne l'empêche pas de cerner une bonne partie des questions liées au développement d'engins terrestres autonomes, remplissant des fonctions de combat, d'appui au combat et de logistique. Extraits :

Bob Quinn, directeur de la société Foster-Miller, qui fabrique des mini-tanks télécommandés, imagine déjà le passage au stade suivant, après 2030 : "Techniquement, l'intervention humaine au moment de la décision de tirer ne sera plus nécessaire. Le problème sera plutôt d'ordre éthique, ou politique. Les officiers actuels se disent hostiles à l'idée de voir un robot prendre l'initiative de tuer un humain, mais la prochaine génération aura peut-être une vision différente. Si, dans trente ans, l'armée américaine se retrouve embourbée dans une guerre meurtrière et incertaine, l'intervention humaine dans la décision de faire feu sera peut-être considérée comme une perte de temps."
[...]
Pour communiquer avec les humains, les robots devront envoyer des sons et des images. Ils auront donc besoin de réseaux à haut débit, lourds, complexes et vulnérables. Mais pour communiquer entre eux, ils utiliseront des codes informatiques très légers, et se contenteront de réseaux à bas débit, souples, faciles à installer et presque indétectables. Pour résoudre le problème du réseau, il suffirait en théorie d'augmenter au maximum l'autonomie des robots et diminuer autant que possible la supervision humaine. Cela dit, un problème inédit pourrait alors surgir : les humains ignoreraient la teneur des messages échangés entre robots en temps réel.

La problématique de l'automatisation est celle qui m'interpelle le plus, en raison des aspects éthiques, cognitifs et techniques qu'elle comporte. De manière générale, les armées - entre autres - tendent à automatiser les actions qui supposent une rapidité, une endurance et/ou un risque trop élevés pour un être humain. Il existe cependant une différence fondamentale entre une arme dite intelligente, comme un missile autodirecteur ou une bombe guidée, et un système d'armes entièrement autonome : la première se contente d'accomplir une action ordonnée, alors que le second effectue lui-même un processus décisionnel complet. Tout comme un être humain.

Les principaux exemples de systèmes autonomes sont aujourd'hui des dispositifs de protection. Le système Aegis développé par la marine américaine voici plus de 30 ans est une bonne illustration : il s'agit d'un dispositif de protection automatique, capable de détecter des menaces grâce à un radar puissant et de les combattre, selon la situation, par des missiles antimissiles ou des obus tirés à haute cadence. Conçu pour protéger les flottes US contre les missiles antinavires largués en rafale par les bombardiers du Pacte de Varsovie, l'Aegis contourne l'intervention humaine pour gagner en rapidité et en précision.

A une échelle plus réduite, des dispositifs de protection en partie comparables existent au niveau terrestre. Des systèmes sont en effet développés pour protéger des véhicules blindés contre des projectiles en approche ou pour protéger des troupes débarquées contre des tireurs d'élite. Dans des réflexions prospectives écrites voici quelques années, j'ai moi-même lancé l'idée d'un Aegis terrestre, c'est-à -dire d'un véhicule capable de fournir dans un espace limité les mêmes capacités de protection qu'un navire Aegis pour une flotte donnée, en détectant et en combattant automatiquement toutes les menaces conventionnelles. La polyvalence sans cesse accrue des plateformes et la disparition des lignes de front nous y amènent probablement.

En revanche, cette perspective dissimule une réalité menaçante : il n'est pas très difficile de transformer une telle capacité défensive en un dispositif purement offensif. L'informatique de bord des avions et hélicoptères de combat modernes est déjà équipée pour détecter un grand nombre de cibles, les classer par ordre de priorité et en proposer le traitement à l'équipage ; les drones de combat seront immanquablement capables de remplacer ce dernier également sur le plan décisionnel, et donc de procéder de manière autonome à des actions offensives. Et comme les ordinateurs restent désespérément médiocres pour traiter des valeurs subjectives et non quantifiables, voici qui laisse augurer des dommages collatéraux en cascade.

Une solution opérationnelle consisterait à définir, lors de la planification d'une opération de combat, les secteurs dans lesquels les robots peuvent être utilisés sans restriction et ceux où les commandants tactiques conservent en permanence leur liberté de décision. On pourrait ainsi imaginer des cartes électroniques distribuées à toutes les troupes, et dans lesquelles apparaissent les zones sous contrôle robotique et celles sous contrôle humain. Aujourd'hui déjà , les réseaux de commandement permettent de définir par exemple des secteurs de feu dans lesquels les troupes amies feraient bien de ne pas s'égarer. Avec l'introduction des robots d'attaque, il s'agirait de distinguer encore plus clairement les zones de destruction (usage maximal de la force) et les zones de contrôle.

L'époque des Terminator n'est pas si éloignée que cela...

Posted by Ludovic Monnerat at 10h02 | Comments (11)

20 octobre 2005

L'avenir de la Russie

Le Canadien Mark Steyn est connu pour être le meilleur éditorialiste conservateur, et son portrait récemment publié résume bien sa stature exceptionnelle. Son talent remarquable - et prolifique - s'applique aujourd'hui à la Russie, et notamment à son avenir plutôt sombre, dans un article publié par le Spectator (et aussi disponible ici). Extrait :

Russia has all the EU's problems to the nth degree, and then some. 'Post-imperial decline' is manageable; a nation of psychotic lemmings isn't. As I've noted before in this space, Russia is literally dying. From a population peak in 1992 of 148 million, it will be down to below 130 million by 2015 and thereafter dropping to perhaps 50 or 60 million by the end of the century, a third of what it was at the fall of the Soviet Union. It needn't decline at a consistent rate, of course. But I'd say it's more likely to be even lower than 50 million than it is to be over 100 million. The longer Russia goes without arresting the death spiral, the harder it is to pull out of it, and when it comes to the future most Russian women are voting with their foetus: 70 per cent of pregnancies are aborted.
[...]
So the world's largest country is dying and the only question is how violent its death throes are. Yesterday's Russia was characterised by Churchill as a riddle wrapped in a mystery inside an enigma. Today's has come unwrapped: it's a crisis in a disaster inside a catastrophe. Most of the big international problems operate within certain geographic constraints: Africa has Aids, the Middle East has Islamists, North Korea has nukes. But Russia's got the lot: an African-level Aids crisis and an Islamist separatist movement sitting on top of the biggest pile of nukes on the planet. Of course, the nuclear materials are all in 'secure' facilities - more secure, one hopes, than the secure public buildings in Nalchik that the Islamists took over with such ease last week.
[...]
What would you do if you were Putin? What have you got to keep your rotting corpse of a country as some kind of player? You've got nuclear know-how - which a lot of ayatollahs and dictators are interested in. You've got an empty resource-rich eastern hinterland - which the Chinese are going to wind up with one way or the other. That was the logic, incidentally, behind the sale of Alaska: in the 1850s, Grand Duke Konstantin Nikolaevich, the brother of Alexander II, argued that the Russian empire couldn't hold its North American territory and that one day either Britain or the United States would simply take it, so why not sell it to them first? The same argument applies today to the 2,000 miles of the Russo-Chinese border. Given that even alcoholic Slavs with a life expectancy of 56 will live to see Vladivostok return to its old name of Haishenwei, Moscow might as well flog it to Beijing instead of just having it snaffled out from under.

L'analyse impitoyable de cette nation en déclin rapide mérite d'être lue en entier. L'humour caractéristique de l'auteur ne l'empêche pas de mettre le doigt sur un élément géostratégique de premier plan.

Posted by Ludovic Monnerat at 19h36 | Comments (3)

10 septembre 2005

Un tigre dans le sac

On n'arrête pas le progrès : des chercheurs américains ont annoncé avoir mis au point un sac à dos qui produit de l'électricité. La production annoncée - 7,4 watts - semble certes un brin optimiste, puisqu'il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir marcher avec un paquetage dépassant les 43 kg à une vitesse de 6,5 km/h. Pourtant, le principe est prometteur, notamment dans son application militaire. Lorsque l'on sait qu'une radio portable a généralement besoin d'une puissance oscillant entre 1 et 5 watts, on mesure aisément l'intérêt que peut avoir un tel système.

Les sources d'énergie portables et indépendantes sont bien entendu activement convoitées par les militaires depuis des millénaires. Lorsque les besoins logistiques des armées se limitaient pour l'essentiel à la nourriture et au fourrage, leur mobilité s'expliquait essentiellement par le besoin de se déplacer pour les obtenir. Avec le développement de l'artillerie et du moteur à explosion, les formations ont été confrontées à des besoins en approvisionnement toujours plus grands. Pour prendre un cas extrême, une division blindée israélienne au combat durant la guerre du Yom Kippour nécessait 1500 tonnes de biens de ravitaillement divers par jour.

La multiplication des équipements électroniques individuels (radio cryptées à synchronisation périodique, appareils de vision nocturnes, positionneurs GPS, pointeurs et désignateurs laser, ordinateurs durcis de poche ou portables, etc.) a cependant changé le problème, en imposant au soldat des charges supplémentaires portées à dos d'homme. Alors que les progrès dans l'instruction aux armes, la réduction du calibre des fusils d'assaut et l'amélioration générale des équipements a abouti à diminuer le poids des paquetages, les appareils supplémentaires et leurs batteries de réserve ont contribué à l'augmenter. Celui qui n'a jamais embarqué trois accus de SE-235 - ou de SE-227 - dans son sac à dos ne peut en mesurer l'impact physique!

De ce fait, l'obtention d'une capacité de production énergétique individuelle est un progrès majeur. Les solutions actuelles, comme les panneaux solaires pliables, sont trop encombrants et malpratiques pour ce faire. Libérer une unité militaire d'une chaîne logistique fixe permet de l'engager de façon dispersée, dans un espace bien plus vaste, et d'ainsi atteindre les effets requis avec une économie des forces nettement supérieure. Pour être plus précis, de telles technologies autorisent des soldats à opérer durablement sans un véhicule blindé faisant office de base logistique mobile, et donc favorisent les petites unités aptes aux actions non conventionnelles. Raison pour laquelles les forces spéciales militaires, mais aussi les bandes armées et autres groupes irréguliers, vont s'y intéresser le plus vivement.

Une fois de plus, le développement technologique favorise l'individu au détriment de la masse, la qualité au détriment de la quantité. Cette orientation doit constituer la base de toutes les réflexions futures concernant la structure, l'équipement, la doctrine, la formation et par dessus tout le personnel des armées.

Posted by Ludovic Monnerat at 8h55 | Comments (2) | TrackBack

30 juillet 2005

Les cartes du XXIe siècle

Un article de Ralph Kinney Bennett sur TCS décrit la transformation du concept « ciel ouvert » depuis 50 ans, entre la proposition du Président Eisenhower de survols mutuels du territoire et l'avènement des cartes satellites accessibles à tout un chacun via Google Earth. La démocratisation des images haute résolution prises depuis l'espace est un sujet qui m'intéresse depuis plusieurs années, et elle illustre effectivement une révolution : les Etats et leurs armées ont perdu le monopole de la cartographie et de l'observation spatiale, c'est-à -dire le contrôle d'informations dont la valeur, du coup, tend à diminuer. Il est aujourd'hui possible à n'importe qui de télécharger librement des cartes et des images qui par le passé auraient nécessité des investissements importants. Avec pour conséquence de réduire l'importance du domaine physique comme espace conflictuel.

En tant qu'officier d'état-major général, j'ai reçu un jeu complet de cartes topographiques à échelle 1 : 50 000 de la Suisse (il n'y en a que 77, c'est pratique un petit pays !). Ces cartes créées par swisstopo sont d'une qualité excellente, me servent régulièrement lors de mes randonnées en territoire peu connu, et sont utilisées de façon systématique par les états-majors (jusqu'au niveau brigade ; après, on change d'échelle). Je garde d'ailleurs des souvenirs émus des longues minutes passées à assembler plusieurs de ces cartes, jusqu'à 9 pour un exercice nocturne! Mais si elles conviennent parfaitement à la localisation de forces, d'axes et de secteurs, elles ne disent rien des intentions, des interactions et des opinions. C'est bien l'une des faiblesses des armées contemporaines : conserver un système de représentation qui date de l'époque révolue des forces bleues et rouges. Elles savent où, parfois quoi et quand, très rarement pourquoi.

Imaginons la cartographie classique d'une ville. Une formation qui s'y déploie sait rapidement où elle peut se déplacer, se dissimuler, s'établir et se ravitailler, quels sont les passages obligés à tenir, les axes à protéger, les points névralgiques à contrôler. En faisant un travail de préparation sérieux, on numérote chaque bâtiment, on donne des noms de code à chaque itinéraire, on identifie les connexions énergétiques, économiques et informationnelles. On comprend comment la représentation matérielle de la ville est articulée. Mais une carte ne fournit pas spontanément d'indication sur les lieux symboliques, sur les opinions politiques, sur les valeurs morales, sur les fractures identitaires, sur les antécédents subjectifs. C'est la représentation immatérielle qui fait défaut, et cette carence empêche de comprendre comment vivent la ville et ses habitants.

En prenant le problème par l'autre bout, celui des êtres individuels au lieu de la vue aérienne ou spatiale, les armées confectionnent patiemment des organigrammes qui montrent les liens entre les individus, les groupes, les tribus ou encore les entreprises. Telle est la méthode qui a été employée pour localiser et capturer Saddam Hussein, qui constitue la règle face aux réseaux criminels ou terroristes, et qui était connue sous le nom de « système Trinquier » durant la bataille d'Alger. Ceci étant, un organigramme comptant des centaines de noms reste particulièrement difficile à manipuler, et fait courir le risque de se perdre dans les détails. Cette vision au ras des pâquerettes est indispensable à toute analyse, mais elle ne suffit pas toujours à fonder une décision. L'alternance entre la vue d'ensemble et l'effet microscope conditionne la compréhension d'un secteur d'engagement.

Les cartes du XXIe siècle seront nécessairement multidimensionnelles, et couvriront tous les espaces des conflits à venir : terrestre, aérien, spatial, électromagnétique, cybernétique et sémantique. Nous avons besoin de cartes interactives permettant à l'utilisateur d'effectuer des corrélations entre les emplacements et les activités, entre les opinions et les individus, entre les identités et les signaux, entre les causes et les effets. Et les logiciels d'intelligence artificielle capables de supporter de telles fonctions seront alors aussi précieux et secrets que les cartes approximatives de la Renaissance.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h09 | Comments (2) | TrackBack

27 juillet 2005

La prescience artistique

En 1990, alors que je travaillais innocemment dans une radio locale de ma région en parallèle à mes études au gymnase (c'est-à -dire au lycée), j'ai découvert un CD dont l'apparence puis le contenu m'ont immédiatement séduit : Cyberpunx, du groupe européen Cassandra Complex. Au-delà de l'excellente musique du disque, ses paroles avaient à l'époque également attiré mon attention ; en particulier celles du meilleur titre, « Nightfall (Over Ec) », dont le caractère à la fois prophétique et apocalyptique ne peut que frapper :

When I hear you calling I won't answer
When I hear you calling I won't be there
I'll be flying over some other Europe
Filled with darkness, filled with despair
Night falls over Western Europe
Jihad is coming, Jihad is coming
The Third World War is coming home
Night falls over Western Europe
The hills are alive with the sounds of gunfire
Kill them all, God will know its own
Darkness falls over Western Europe
Darkness falls and we're alone
Night falls over Western Europe


Un autre titre du disque, intitulé « Jihad Girl », fournit également des aperçus relevant d'une perspective similaire, même si la plupart des autres textes traitent de sujets différents. Ces puissantes évocations, qui cadrent si bien avec l'idée générale du déclin du monde occidental, trouvent d'ailleurs une résonance particulière avec le nom du groupe. Le point intéressant à relever ici reste cependant la faculté que peuvent avoir certains artistes à fournir des projections pertinentes bien avant qu'elles ne soient acceptables par la majorité, et dont de faire preuve - par touches plus ou moins légères - d'une prescience surprenante. Une réalité qui permet aux analystes suffisamment attentifs d'élargir leur perspective et de prendre en compte certaines impressions qui, à moyen terme, peuvent se concrétiser!

Si quelqu'un connaît un groupe de rock, de punk, de pop ou de rap qui chante le monde de 2020, je suis preneur ! :)

Posted by Ludovic Monnerat at 12h39 | Comments (19) | TrackBack

28 juin 2005

Vers les ressuscités

A quand une médecine militaire capable de ressusciter des soldats cliniquement morts sur le champ de bataille? Peut-être dans une dizaine d'années, si l'on en croit cet article qui décrit des expériences faites avec des chiens :

Pittsburgh's Safar Centre for Resuscitation Research has developed a technique in which subject's veins are drained of blood and filled with an ice-cold salt solution.
The animals are considered scientifically dead, as they stop breathing and have no heartbeat or brain activity.
But three hours later, their blood is replaced and the zombie dogs are brought back to life with an electric shock.
Plans to test the technique on humans should be realised within a year, according to the Safar Centre.
[...]
"The results are stunning. I think in 10 years we will be able to prevent death in a certain segment of those using this technology," said one US battlefield doctor.

Bien entendu, l'application d'une telle technique pourrait s'avérer trop complexe pour la médecine de guerre et les traumatismes auxquels elle est confrontée. En même temps, les progrès réalisés en quelques années seulement dans la préservation de la vie laissent espérer des solutions encore plus radicales pour sauver des soldats sans cesse plus coûteux à instruire, à éduquer, à entraîner et à équiper. Aujourd'hui déjà , on assiste dans plusieurs conflits à l'affrontement entre l'homme-machine et la bombe humaine, entre le soldat professionnel high tech et la chair à canon fanatisée. Il est probable que ce type de fossé, et le potentiel d'asymétrie qu'il recèle, continue à s'élargir.

Posted by Ludovic Monnerat at 23h16 | Comments (11) | TrackBack

17 juin 2005

Les brumes de l'avenir

L'orientation, la structure, la doctrine, le volume ou encore l'alimentation des forces sont des sujets âprement débattus. Ils impliquent des choix difficiles, dont les conséquences portent sur plusieurs décennies, et qui reposent sur des projections par définition contestables. Après la grande compression des années 90, justifiée par la disparition d'une menace présente et non par l'absence de menace future, les armées occidentales sont aujourd'hui toutes confrontées au dilemme consistant à choisir la meilleure combinaison entre ces différents paramètres. Et le désir de répondre aux défis de demain est toujours conjugué à celui de préserver les réponses qui ont fait leurs preuves. Transpercer les brumes de l'avenir sans tirer les fausses leçons du passé est à peu près impossible, surtout lorsque les débats sont marqués par l'émotion.

On trouve un bon exemple dans l'article virulent que l'historien Arthur Herman a publié aujourd'hui dans le New York Post. Les réductions de la flotte américaine, et notamment de ses sous-marins, sont pour lui la meilleure recette pour un désastre à venir :

After World War One, British bureaucrats decided the Royal Navy no longer needed to be biggest in the world, and to save money shrank away the fleet that defended the world's seaways. The result was the rise of totalitarian Japan in the Pacific, fascist Italy in the Mediterranean and Hitler's U-boat wolf-packs roaming the North Atlantic.
In 1922, the United States signed the Washington naval treaty, thereby limiting the growth of its fleet in order to promote world peace. The result was Pearl Harbor.
Now short-sighted Pentagon planners are determined to repeat history. The drastic cuts they are making in our navy's size, strength and support are unprecedented for a nation at war. And nowhere will the new Incredible Shrinking Navy be more apparent, and do more harm, than in our dwindling submarine fleet.

Les arguments tirés du passé sont toujours à double tranchant : ils peuvent effectivement illustrer une réalité historique et révéler des phénomènes toujours actuels, mais ils peuvent également ne représenter qu'une accumulation de faits tronqués, choisis pour mieux appuyer une réflexion contemporaine ou une opinion tranchée. Les propos d'Arthur Herman semblent recouvrir ces deux aspects, notamment le second lorsqu'il affirme que l'Amirauté britannique pensait compenser la réduction de sa flotte par la qualité de ses navires - alors que le croiseur de bataille Hood avait des faiblesses bien connues depuis les destructions subies par la Royal Navy au Jutland, avec des bâtiments de conception similaire. On peut mettre sur le compte de la longueur restreinte de son texte de telles approximations.

Il est tout aussi intéressant de considérer l'image de la menace qui justifie, aux yeux de l'auteur, le maintien d'une flotte sous-marine qui reste de loin la plus puissante du monde :

For the threats out there are real, and already at sea. North Korea has the fourth largest submarine fleet in the world. China's much publicized military expansion has concentrated on building up its submarines. The Chinese already have more conventional subs than we do, and will build 20 more advanced ones by the end of the decade.
China's naval-warfare gurus and high-ranking officers see their nation's underwater fleet as crucial to victory if war breaks out over Taiwan. With swarms of attack subs roaming at will in the Pacific, American aircraft carriers would have to think twice before entering the conflict. What the Pentagon planners would do then, without enough subs to fight back, is not clear.
Iraq and the War on Terror demand the headlines and our strategic attention right now, and rightly so. But just how vulnerable do we want to be in the face of long-term threats like China or a nuclear-armed North Korea?

Mentionner la Corée du Nord ne sert pas à grand-chose : une accumulation de vieux sous-marins de type soviétique ne peut strictement rien contre des modèles occidentaux récents, qui sont en mesure de rester indétectables bien plus longtemps et feraient des ravages dans la flotte sous-marine nord-coréenne en cas de confrontation. Le cas de la Chine n'est pas très différente : malgré tous ses efforts, la marine chinoise n'a pas encore réussi à maîtriser la propulsion nucléaire, condition sine qua pour produire des sous-marins capables de mouvements aussi rapides et prolongés que les navires combattant en surface, alors que les sous-marins russes à propulsion anaérobie dont elle fait l'acquisition restent plus bruyants que leurs possibles adversaires américains.

Pourtant, ces quelques lignes mettent le doigt sur un élément essentiel : est-ce que la Chine représente effectivement la menace majeure, à moyen terme, pour les Etats-Unis ? Est-ce qu'il s'agit là d'une projection basée sur des tendances avérées, ou au contraire un réflexe issu de la guerre froide et consistant à trouver un ennemi tangible ? Ou, pour aller plus au cœur du sujet : est-ce la plus grande menace future peut être incarnée par un Etat que l'ambition ou l'idéologie opposent, ou est-ce que les Etats dans leur totalité ne sont pas davantage menacés par des structures sociales différentes, reposant par exemple sur d'autres dénominateurs communs que l'identité nationale ? Si effectivement les Etats deviennent tellement affaiblis et interdépendants qu'ils doivent lutter pour préserver leur légitimité, et donc leur existence, une flotte sous-marine conçue pour affronter celle d'un autre nation ne saurait revêtir un aspect prioritaire.

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7 juin 2005

Une guerre en Europe?

Lorsque des journalistes se mettent eux-mêmes à envisager un conflit armé en Europe - y compris occidentale - comme seule possibilité de déblocage, c'est que la situation est grave. On peut lire aujourd'hui les réflexions et intuitions de Laurent Wolf, correspondant en France pour Le Temps, qui dévoile un ensemble de sources dont la convergence peut effectivement mener à une situation explosive :

Les peuples sont vexés dans leur amour-propre. Passé le choc d'un désaveu électoral, les dirigeants se recomposent un quant-à -soi qui leur permet d'exercer leur ministère et de promettre pour l'avenir ce qu'ils n'ont su faire jusqu'ici. Un énorme espace se creuse entre les dirigeants et les citoyens, que chacun contemple sans aucun moyen de le combler.
Ce ne sont que des motifs de perplexité et d'irritation qui ne mènent pas directement à la guerre. Pas plus que la crise sociale endémique dans des contrées calmes et rassasiées. Ni la crise politique sous des régimes organisés pour la surmonter. Ni les certitudes des experts, qui savent ce qu'il faudrait faire et qui sont prêts à y sacrifier le bonheur immédiat pour quiconque, sauf le leur. Ni le blocage généralisé des institutions, ni l'absence de projet commun, ni d'autre issue que la répétition des solutions qui ont déjà échoué et des espoirs déçus. Ni l'idéal de santé, de longue vie, de vieillesse active, de jeunesse heureuse qui entretient l'inquiétude, provoque la peur, désigne les comportements à risque pour soi, pour les autres, pour tous et finit par associer nos existences à une nouvelle liste d'interdits destinés à les préserver.

Une guerre n'est jamais impensable, et ceux qui promettent 40 à 50 ans de paix au moins sur le continent ne font que reproduire un charlatanisme démagogique qui a coûté durement à nos aînés. Cela dit, il ne suffit pas d'énumérer un assemblage de frustrations pour prévoir un conflit ; il s'agit d'identifier des causes et des effets, des intentions et des capacités, des légitimités et des opportunités, bref s'intéresser aux belligérants de demain. Entre les Etats affaiblis, les individus conquérants, les gangs transnationaux, les entreprises irrédentistes, les communautés fanatisées, les mouvances religieuses, les organisations idéologiques ou encore les entités supranationales, les acteurs potentiellement tentés par l'action armée ne manquent pas. Même si en rester là n'aboutit qu'à se faire peur inutilement.

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6 juin 2005

Vers l'âge conceptuel

Cet article passionnant de Daniel H. Pink dans Wired m'avait échappé, mais grâce à Instapundit je l'ai lu à l'instant (ce qui en dit long sur la capacité de mémoire collective d'Internet). Il s'agit d'une réflexion à mon sens très pertinente sur l'évolution des capacités mentales nécessaires à l'âge de l'information, alors que les machines - et la main d'oeuvre asiatique - sont en mesure d'exécuter à moindre coût des tâches linéaires et répétitives. Des capacités davantage axées sur l'intuition, la vue d'ensemble, la créativité et l'empathie :

To flourish in this age, we'll need to supplement our well-developed high tech abilities with aptitudes that are "high concept" and "high touch." High concept involves the ability to create artistic and emotional beauty, to detect patterns and opportunities, to craft a satisfying narrative, and to come up with inventions the world didn't know it was missing. High touch involves the capacity to empathize, to understand the subtleties of human interaction, to find joy in one's self and to elicit it in others, and to stretch beyond the quotidian in pursuit of purpose and meaning.
Developing these high concept, high touch abilities won't be easy for everyone. For some, the prospect seems unattainable. Fear not (or at least fear less). The sorts of abilities that now matter most are fundamentally human attributes. After all, back on the savannah, our caveperson ancestors weren't plugging numbers into spreadsheets or debugging code. But they were telling stories, demonstrating empathy, and designing innovations. These abilities have always been part of what it means to be human. It's just that after a few generations in the Information Age, many of our high concept, high touch muscles have atrophied. The challenge is to work them back into shape.
Want to get ahead today? Forget what your parents told you. Instead, do something foreigners can't do cheaper. Something computers can't do faster. And something that fills one of the nonmaterial, transcendent desires of an abundant age.
Le livre de ce brave homme est déjà sur ma liste d'attente ! ;)

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25 mai 2005

Les forteresses du futur

Le premier livre que j'ai dévoré durant mon séjour bavarois est un thriller de science-fiction que m'a recommandé Philippe Barraud alors que j'étais au coeur d'une montagne, le dernier livre du romancier suisse Georges Panchard : Forteresse. L'ouvrage est en soi palpitant, avec un intrigue complexe qui ne se démêle pas avant les dernières pages ; il se déroule entre 2028 et 2040, avec une alternance des époques et des personnages qui fait beaucoup pour captiver le lecteur, en superposant des tranches d'existence et des bribes de logique qui finissent par prendre tout leur sens. Pourtant, ce qui mérite également d'être relevé, c'est le monde dans lequel s'inscrivent ces récits faussement fragmentaires. Une extrapolation des tendances actuelles, avec quelques événements marquants et des conflits majeurs, qui stimulera l'imagination de quiconque s'intéresse à la prospective.

La forteresse de Georges Panchard est celle, gigantesque et ultraperfectionnée, qui protège l'un des hommes les plus puissants : le président de l'une de ces multinationales qui, par ses moyens financiers, industriels, médiatique et militaires, dicte sa loi aux Etats affaiblis qui subsistent encore. De manière assez similaire à l'œuvre de William Gibson, ce livre prévoit une redistribution du pouvoir axée sur les capacités des individus, et donc au profit des structures à même de les exploiter au mieux. C'est un monde où les assassinats politico-économiques sont la règle, où les personnes se font « dissiper » et adoptent une autre identité biométrique et logicielle, où la violence armée est devenue une métastase planétaire autour de laquelle se sont recomposées les collectivités. Après une guerre civile qui a ravagé l'Europe par la faute du politiquement correct poussé jusqu'à l'absurde!

L'avenir imaginé par l'auteur est en effet celui d'un affrontement entre islamistes et citoyens occidentaux, provoqué par la réaction à une lente dégringolade dont nous voyons aujourd'hui les indices (« Cela avait duré bien des années : les uns beuglant qu'Allah était grand, les autres chevrotant que les droits de l'homme étaient jolis. Jusqu'à la révolte des peuples autochtones »), et qui a eu pour conséquence une épuration anti-musulmane et une disqualification des Etats. Mais la situation n'est guère meilleure outre-Atlantique, puisque les Etats-Unis - sauf la Californie et New York - se sont transformés en une Union d'Etats Bibliques peuplée d'intégristes obèses et dirigée par un Cénacle paranoïaque et autocratique. Un scénario certes radical et propice à la controverse, mais qui est suffisamment détaillé et fondé pour retenir l'attention. Surtout lorsqu'il s'accompagne de projections technologiques cohérentes.

Ce livre mérite à mon sens d'être lu.

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9 mai 2005

Le blitzkrieg du XXIe siècle

Dans la pensée militaire contemporaine, la notion de guerre éclair reste largement un mythe : les campagnes foudroyantes effectuées par la Wehrmacht en Pologne, en Belgique, en France, dans les Balkans et en Russie occidentale sont devenues synonymes de victoires écrasantes aux pertes totalement disproportionnées, accomplies par des forces en tous points supérieures et parvenues intactes ou presque au terme de l'attaque. Bien entendu, il n'en est rien : selon cette source, la campagne de Pologne a par exemple entraîné pour l'Allemagne la perte de 13'100 hommes (tués et disparus), 217 chars et 564 avions (25% des appareils engagés), alors que la campagne de France a coûté à la Wehrmacht environ 45'000 hommes et 683 chars. Le choc de la défaite et de la surprise expliquent largement cette image persistante d'un succès facile, qui reste parfois colportée (affirmer que l'armée française n'avait pas la volonté de se battre en mai et juin 1940 est une contre-vérité historique).

Pourtant, la perspective d'une offensive rapide et décisive reste au cœur des doctrines d'emploi, et pas seulement en Occident. La faculté d'exploiter à fond les faiblesses de l'adversaire tout en protégeant entièrement les siennes, afin d'atteindre au plus vite la décision, représente toujours un idéal opérationnel presque impossible à atteindre. La dissymétrie tragique que les Panzerdivisionen ont occasionnée entre 1939 et 1942 continue de frapper les imaginations, même si les masses blindées et l'appui aérien rapproché disparaissent chaque année un peu plus des arsenaux européens depuis la fin de la guerre froide. Ne serait-ce que pour trouver le moyen de s'en prémunir, il est toujours nécessaire de se demander de quoi le prochain blitzkrieg sera fait.

Ce qui est certain, c'est que les formes classiques de la guerre asymétrique, comme le terrorisme, la guérilla et la non-violence, n'en constituent pas les bases. Ces méthodes de combat nécessitent au contraire une grande amplitude temporelle, et permettent avant tout d'éviter la défaite en provoquant un épuisement de l'adversaire susceptible d'autoriser, le moment venu, une offensive amenant la victoire. Les insurrections modernes répondent ainsi à une manœuvre, mise à jour et codifiée par Mao, qui transforme la force en faiblesse, construit patiemment un soutien populaire et parvient progressivement au but. Il a fallu près de 30 ans au Nord-Vietnam pour expulser les Français et les Américains, puis s'emparer de Saigon et parachever ses conquêtes - en laissant un pays détruit et appauvri qui aujourd'hui aspire à se rapprocher des Etats-Unis.

Des formes de guerre nouvelles sont nécessaires pour provoquer l'effondrement rapide d'un pays, d'une armée ou d'une société, et ainsi répéter les grandes conquêtes que l'Histoire a connues - d'Alexandre le Grand à Hitler, en passant par César, Gengis Khan, Cortez ou encore Napoléon. A l'heure de la montée en puissance de l'individu, il est probable que la conquête militaire traditionnelle, passant par l'élimination des forces adverses ou des hommes capables de combattre, nécessite des armées impossibles à constituer, à déployer et à soutenir, ou des pratiques génocidaires suscitant aussitôt l'opposition de la planète entière. De plus, la division toujours plus affirmée du pouvoir fragilise les Gouvernements, mais renforce les sociétés et rend inutiles les actions de décapitation. Prendre Bagdad et capturer Saddam Hussein n'a pas suffi aux Etats-Unis pour l'emporter en Irak.

L'espace cybernétique semble fournir un terrain favorable à une guerre-éclair renouvelée. Pourtant, le mythe du « Pearl Harbour numérique » a bien perdu de sa superbe depuis le 11 septembre, et le développement exponentiel des réseaux informatiques réduit d'autant le nombre des individus et des organisations prêts à s'en priver. Les vulnérabilités dues à la technologie produisent une symétrie bien trop dissuasive. Par ailleurs, l'espace médiatique connaît actuellement un morcellement trop avancé, sous la forme des nouveaux médias, pour offrir la possibilité d'un succès rapide et décisif ; le domaine des perceptions et des représentations est en évolution constante, et rien n'y est jamais acquis. La réécriture de l'histoire à des fins politiques, très en vogue de nos jours, n'est que l'expression outrancière d'un phénomène d'interprétation trouvant son origine au plus profond de l'esprit humain. Impossible d'espérer un knock-out par ces seuls biais.

Les conflits de notre siècle sont avant tout caractérisés par leur dimension sociétale : ce sont toutes les ressources d'une société donnée, mobilisée à la mesure des enjeux perçus en vue d'un emploi offensif ou défensif, qui entrent en ligne de compte. Mener une guerre éclair suppose donc l'obtention d'une supériorité décisive dans un ou plusieurs des 4 domaines dont découlent la force d'une collectivité donnée : la matière (facteurs physiques), la psyché (facteurs psychologiques), la morale (facteurs éthiques) et le savoir (facteurs cognitifs). Et si les armées ne sont plus les outils décisifs par excellence, d'autres armes doivent être trouvées. Lesquelles ? Dans notre monde interconnecté, l'information sous sa forme la plus aboutie promet certainement d'être le vecteur décisif, et la conquête des esprits remplacer celle du territoire. Mais quelle information, ou plutôt quelle somme d'informations ? Probablement celle qui touche le spectre le plus large, qui forme à la fois une idée, une valeur et un sentiment. Une fin en soi. Un aboutissement universel. Un idéal, pour tout dire.

Ce n'est pas la première fois que j'avance cette notion. Peut-être même assistons-nous aujourd'hui à une guerre éclair inspirée par l'idéal démocratique, dont l'action de l'administration américaine n'est qu'un facteur déclencheur parmi d'autres, et dont les espaces conflictuels se confondent à la planète entière. Cependant, l'évolution et l'élargissement des armes est un processus constant, largement imprévisible, et il ne faut pas exclure le retour d'une ère où la suprématie militaire puisse revenir au cœur des rapports de force. Peut-être l'intelligence artificielle sera-t-elle le pivot de la puissance future!


NB : L'articulation quaternaire esquissée ci-dessus est décrite dans un article stratégique de fond qui sera bientôt publié dans la Revue Militaire Suisse.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h34 | Comments (10) | TrackBack

3 mai 2005

Identités nationales menacées

Le coup de gueule dimanche dernier du conseiller fédéral Pascal Couchepin, consécutif à la nomination de l'alémanique Oswald Sigg pour succéder à l'italophone Achille Casanova au poste de vice-chancelier de la Confédération, a rappelé une tendance indéniablement à l'oeuvre dans le pays : la domination exclusive de la majorité alémanique et la mise à l'écart croissante des minorités latines. De plusieurs cercles, à la fois politiques, économiques ou associatifs, proviennent les mêmes témoignages de décisions prises sans consulter les Romands et les Tessinois, de discussions menées tambour battant en dialecte suisse-allemand, de condescendance à peine voilée à l'endroit des minorités. N'est-il pas temps de prendre conscience de la menace que cela fait peser sur l'unité nationale, sur l'identité suisse, sur les raisons qui poussent des êtres différant par la langue, la religion et la culture à se sentir uns et indivisibles ?

Les identités nationales ne tombent pas du ciel. En Europe, la plupart d'entre elles ont été construites au XIXe et au XXe siècles par des actions volontaristes, avant tout mues par des intérêts stratégiques soigneusement dissimulés. Et ce que l'homme a patiemment créé au fil des décennies par les légendes revisitées, par les héros mythiques, par les origines arrangées ou par les symboles retrouvés, il peut impatiemment le détruire à force de régionalisme, de communautarisme ou d'autisme culturel. La Suisse a tiré de son histoire une identité nationale relativement forte, parce que sa position géographique l'a condamnée pendant des siècles à devoir lutter pour préserver son indépendance contre les Puissances qui se sont succédées à ses frontières. Mais sa composition ethnique diverse, à peu près identique depuis l'Antiquité, reste un facteur important de désunion. L'avenir du pays en tant que tel, comme celui de ses voisins, n'est pas garanti.

A mon sens, l'un des défis stratégiques qui attend les Etats-nations européens pour le prochain demi-siècle n'est autre que le maintien du statu quo, c'est-à -dire de leur existence. Un nombre ébouriffant de facteurs sont bien sûr en jeu dans ce processus, notamment sur le plan économique, démographique et sécuritaire. Mais cette notion d'identité me semble centrale : la perception d'une communauté de destin et d'intérêts, d'enjeux propres à une société plutôt qu'à un groupe social donné, est à la base de ce qui rapproche et unit. Et ces comportements brusques et arrogants que les majorités adoptent parfois, comme c'est le cas en Suisse, ont à terme un effet terriblement corrosif - surtout à une époque où les menaces ne sont plus extérieures et monolithiques, mais immanentes et polymorphiques. La disparition progressive de l'Autre favorise les tensions et les dissensions internes. A quand des communautés consensuelles d'individus apatrides à la place des sociétés actuelles ?

Si le progrès technologique a libéré l'individu - notamment féminin - de bien des contraintes sociales, cette liberté a en effet provoqué une recomposition de l'environnement affectif et familial. Le peuple suisse va probablement approuver le 5 juin prochain la loi sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe, alors que voici 35 ans les femmes n'avaient pas encore le droit de vote : l'évolution des mœurs et des valeurs est exceptionnellement rapide. Il est fort possible que la plupart des choses qui aujourd'hui nous semblent aller de soi, comme la notion de citoyen ou la solidarité entre générations, soient rapidement balayés par l'avènement de générations ayant grandi dans un contexte totalement différent, et dont la perspective dépasse totalement celle d'un Etat niché au cœur de l'Europe. La multiplication des doubles nationalités pour des raisons de commodité indique par exemple une tendance significative, et laisse imaginer un jour des passeports de complaisance à l'instar des pavillons actuels.

La vraie question est de savoir si l'on peut empêcher ce phénomène de dissolution sociétale, avec des coups de gueule et des systèmes de quotas, ou au contraire essayer d'inventer les rapports sociaux de demain pour préserver le meilleur des identités nationales. Je penche spontanément pour cette dernière voie, tout en sachant qu'il est bien difficile de faire abstraction des acquis et préjugés propres à une époque pour imaginer la suivante.

Posted by Ludovic Monnerat at 18h26 | Comments (12) | TrackBack

25 mars 2005

France : l'ennemi intérieur

Les violences mues par le racisme anti-blanc qui ont marqué les manifestations lycéennes, à Paris, forment la partie émergée d'une tendance que les services de sécurité annoncent depuis plusieurs années, et qui revêt une grande importance pour l'avenir de la sécurité intérieure en France. Comme l'indique l'excellente analyse de Constant Rémond sur Conscience Politique, ce phénomène fait encore très largement l'objet d'un tabou, parce qu'il contredit radicalement le discours officiel - c'est-à -dire uniforme - de l'Etat français ainsi que de sa classe politique et médiatique. En conséquence de quoi il continuera à prendre de l'ampleur, jusqu'à ce que la situation soit perçue comme intolérable.

Le fait que 700 à 1000 individus de couleur soient en mesure d'exercer impunément des exactions motivées par la haine et par le profit montre que la France, comme d'autres nations européennes, fabrique un véritable ennemi intérieur dont elle devra un jour s'occuper. Les bulles sécuritaires ne sont pas entièrement imperméables ; largement retenue dans des quartiers dits sensibles où l'autorité des "grands frères" et des imams remplace celle de l'Etat, la violence des bandes armées peut aujourd'hui déjà se déverser et frapper la société que ses auteurs abhorrent.

Dans l'Armée de Terre française, voilà un certain temps que l'on envisage le jour où elle devra intervenir, non plus pour renforcer la politique de colmatage et de dissimulation actuelle, mais bien pour prendre position durablement et réintroduire les fonctions centrales de l'Etat. Il peut être ironique de constater que les compétences nécessaires à une telle mission, axées sur la maîtrise de la violence et la construction de nation, sont pratiquées au quotidien par les contingents français au Kosovo, en Bosnie ou en Afghanistan. Autrement dit, l'effondrement de l'Etat-nation fait sentir ses effets aussi bien en-dehors qu'à l'intérieur des frontières. La barbarie est devenue un péril planétaire.

Il s'agit là pour moi de l'une des principales menaces pesant sur les sociétés européennes dans la prochaine moitié de siècle : l'émergence d'un ennemi intérieur voué à combattre les valeurs et les lois qui fondent leur existence, en fonction de motivations superposées et complémentaires - religieuses, idéologiques, identitaires et pécuniaires. Et les conflits de basse intensité qu'occasionnera cette menace, et qu'elle occasionne déjà de manière très localisée, exigeront l'engagement des Forces armées sur une longue durée et avec des effectifs importants en appui des autorités civiles. La contre-insurrection devient donc une priorité dans l'éducation des cadres militaires.

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13 février 2005

Le suicide de l'Europe

J'ai mis en ligne aujourd'hui sur CheckPoint une traduction d'un article écrit par un économiste tchèque du nom de Pavel Kohout. Il brosse un tableau particulièrement sombre du futur de l'Europe, en étudiant les causes des tendances démographiques actuelles et le danger qui réside dans une immigration qui se transformerait en colonisation. Cependant, son analyse est trop ancrée dans la réalité pour être rejetée d'un revers de manche : le déclin de l'Europe réside bien dans cette conjonction d'impôts élevés, de providence étatique et de raréfaction des enfants.

On peut néanmoins reprocher à ce type d'article de s'appuyer sur des scénarios certes plausibles et probables, mais qui ne tiennent pas compte des décisions politiques pouvant être prises ces prochaines années. Actuellement, le vieillissement de l'Europe continentale est un danger identifié, mais pas pleinement mesuré, et les initiatives pour élever l'âge de la retraite suscitent une résistance considérable. Mais rien ne dit qu'une prise de conscience ne surviendra pas au début de la prochaine décennie, face au gouffre béant de la mort blanche et face aux troubles issus de l'immigration.

Les réformes en cours dans nombre de pays européens pour relancer l'économie en réduisant les impôts pourraient ainsi changer la donne, et redonner aux jeunes adultes l'opportunité de fonder un foyer plus tôt et plus grand. De même, le fait que les enfants soient aujourd'hui désirés presque exclusivement pour des motifs émotionnels devrait logiquement améliorer les conditions de leur croissance, du moins si la disponibilité des parents le permet. Autrement dit, la perspective très sombre de Pavel Kohout n'est qu'un futur possible parmi d'autres. Le plus important est de prendre conscience que le maintien du statu quo en Europe sera une tâche des plus ardues.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h47 | Comments (15) | TrackBack

27 janvier 2005

Les robots et le combat

Voilà plusieurs décennies que le Pentagone investit dans la recherche en matière de robotisation militaire, notamment en subventionnant des initiatives visant à développer l'intelligence artificielle nécessaire pour évoluer dans un secteur d'engagement. A l'heure actuelle, ce sont surtout les robots télécommandés qui attirent l'attention : après le drone Predator équipé du missile antichar Hellfire, le robot terrestre SWORDS a été présenté aux médias américains avant son déploiement en Irak. Conçu à partir d'un modèle utilisé pour la détonation de charges explosives, ce petit robot se déplace sur chenilles, porte une mitrailleuse - au calibre 5,56 mm ou 7,62 mm, bien qu'une 12,7 mm ait déjà été testée - et est dirigé par télécommande pour les mouvements comme pour le tir. Avec son coût unitaire de 200'000 dollars, ce modèle relève somme toute de l'improvisation découlant du champ de bataille.

Pour les responsables du programme, les avantages des robots au combat sont nombreux :

Military officials like to compare the roughly 1-meter-high (3-foot-high) robots favorably to human soldiers: They don't need to be trained, fed or clothed. They can be boxed up and warehoused between wars. They never complain. And there are no letters to write home if they meet their demise in battle.
[!]
Its developers say the SWORDS not only allows its operators to fire at enemies without exposing themselves to return fire, but also can make them more accurate. A typical soldier who could hit a target the size of a basketball from 300 meters (yards) away could hit a target the size of a coin with the SWORDS.

Ce type de robot autorise donc une prolongation et une augmentation des capacités du soldat, au même titre que d'autres systèmes d'armes (on peut en particulier penser aux tourelleaux télécommandés de certains véhicules blindés). Toutefois, le fait que l'US Army se prépare à envoyer 18 exemplaires en Irak illustre une nouvelle fois un processus constant : le remplacement de l'homme par la machine dans les missions les plus risquées - exploration, surveillance, déminage ou encore frappe aérienne. Les missiles de croisière mer-sol, les bombes planantes larguées à haute altitude et les drones qui rôdent en permanence ont tous pour but de réduire le coût humain des opérations, dans un camp au moins, et donc de limiter les pressions morales et psychologiques qui pourraient les entraver.

Bien entendu, le choix de préserver les vies des soldats amène à consommer des équipements et des munitions coûteuses : si une bombe à guidage GPS coûte moins de 20'000 dollars, un missile de croisière Tomahawk en coûte 700'000, alors qu'un drone Predator standard vaut entre 3 et 4 millions. La guerre robotisée est une guerre de riches. D'un autre côté, face à des groupes terroristes et extrémistes susceptibles d'engager des combattants fanatisés au point de vouer un culte au suicide, l'exécution imperturbable des algorithmes nécessaires à la détection, au ciblage et à la destruction d'une cible forme une réponse prometteuse. Les machines ignorent la terreur des hommes ; elles sont même capables d'infliger en retour une terreur plus grande encore. Et c'est là une perspective qui doit être prise en compte.

Aujourd'hui déjà , certains systèmes exigent un fonctionnement tellement rapide et précis qu'il est entièrement automatisé ; c'est le cas du système de protection antimissile et antiaérien AEGIS, mu par un radar surpuissant et capable tirer des missiles en rafale. Il est donc probable que toute une frange des opérations de combat d'intensité maximale vont certainement être de plus en plus confiées aux machines, afin d'exploiter au mieux leur puissance de calcul pour infliger une attrition aussi massive que précise, ce qui donnera aux nations high tech une capacité absolument dévastatrice dans l'élimination des installations, des soldats et bien entendu des robots d'une armée adverse. Une dissymétrie tellement ravageuse qu'elle pourrait abréger ce type de conflit et le rendre aussi peu probable qu'une conflagration nucléaire.

Avec pour conséquence d'encore renforcer l'occurrence de conflits asymétriques et déstructurés, où le crime se mêle au combat!

Posted by Ludovic Monnerat at 10h53 | Comments (1)

24 janvier 2005

Du consommateur à l'acteur

Un excellent entretien de Xavier Comtesse, réalisé par Jan Marejko, a été publié ce matin dans L'Agefi. Directeur d'Avenir Suisse pour la Suisse romande, Xavier Comtesse a écrit un livre sur les nouvelles technologies de l'information et de la communication (Sur la route du savoir, aux éditions Tricorne), et se distingue par une compréhension aiguë de l'effet de ces technologies sur la manière à la fois de consommer, d'échanger, d'apprendre et de s'informer. Extraits :

Nous sommes en effet au début d'une véritable révolution qui fait entrer le consommateur dans la chaîne de production de valeur. [...] Alors que la consommation, autrefois, rendait non seulement passif mais isolait les gens les uns des autres, comme le disaient non sans raison les soixante-huitards, c'est le contraire qui est en train de se passer. Etant de plus en plus active, elle fait se rencontrer les gens, les amène à externaliser leur savoir, les encourage à mieux s'exprimer et, finalement, à mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent.
[...]
De la même façon que la relation qui subordonnait le consommateur au producteur est en train de disparaître, la passivité de l'étudiant censé recevoir le message d'un professeur va elle aussi disparaître au profit d'échanges horizontaux. [...] Le rêve du siècle des Lumières est en train de se réaliser: une société d'individus responsables qui apprennent par l'échange et non par la parole doctorale d'un individu qui se prétend maître d'un savoir clos sur lui-même, et surtout d'un savoir qui, aujourd'hui, est tellement fragmenté entre diverses branches, entre diverses disciplines qu'on peut se demander s'il n'est pas en train d'égarer les esprits au lieu de les aider.

Voilà qui donne vivement envie de lire son livre !

Posted by Ludovic Monnerat at 17h46

19 janvier 2005

Le commandement militaire futur

Le dernier numéro de la revue Doctrine, publiée par le Centre de doctrine d'emploi des forces de l'Armée de terre française, comprend un article (au format PDF) qui fournit une approche prospective du commandement. Rédigé par le lieutenant-colonel Patrick Raux, ce texte résume une partie des réflexions de fond faites en France sur l'avenir des opérations militaires, et des effets devant être exercés. De ce fait, il constitue une véritable exploration conceptuelle sur les fonctions opérationnelles des armées et vise à définir une articulation nouvelle, susceptible de dépasser la vision purement capacitaire et symétrique des conflits traditionnels :

Le fonctionnement d'une force, quelle qu'elle soit, repose, dans une approche anthropomorphique, sur quatre fonctions fondamentales vitales qui s'articulent autour d'une seule fonction primaire : la fonction « opérer ». Ces fonctions fondamentales interagissent entre elles et sont : commander, informer, déplacer et préserver.

Cette taxonomie est résumée sous la forme d'un schéma d'une certaine complexité, axé autour du concept de foudroyance, mais qui distingue également entre l'emploi des forces en situation conflictuelle - l'engagement - et non conflictuelle - l'action. On retrouve donc ici la poursuite des réflexions sur la maîtrise de la violence et sur la nécessité de varier les effets pour adopter la proportionnalité recherchée. Au demeurant, cette terminologie est préférable à celle de l'armée suisse, où l'influence germanophone nous a amenés à faire de l'action un terme générique recouvrant l'engagement et l'opération.

Mais l'articulation conceptuelle de cet article, qui reste certes un document de travail, pose un certain nombre de problèmes. En premier lieu, on n'y perçoit pas de différence entre l'échelon opératif et l'échelon tactique dans la manière de penser l'emploi, comme si la traduction des objectifs stratégiques en ordres pouvait se faire d'un seul tenant. Ensuite, les notions de supériorité - décisionnelle, cohésive, cinétique et énergétique - sont exagérément abstraites, car elles découlent directement de la confrontation des fonctions opérationnelles ; une méthode plus logique aurait consisté à confronter les ressources effectivement en jeu, car les acteurs impliqués peuvent avoir une gamme de fonctions très différente l'une de l'autre.

Néanmoins, toute démarche visait à élargir cette gamme au sein des armées est la bienvenue, et les réflexions en cours dans l'Armée de terre sont dans ce sens très positives.

Posted by Ludovic Monnerat at 10h29 | Comments (1)

5 janvier 2005

Vers des soldats invisibles ?

L'un des problèmes liés aux opérations en milieu urbain réside dans la difficulté à se camoufler : les tenues adoptées par les armées modernes permettent au soldat de se fondre dans un décor forestier, désertique ou hivernal, mais pas citadin. Les recherches destinées à développer une technologie s'orientent aujourd'hui vers le camouflage adaptatif, qui vise à fournir une sorte d'invisibilité aux hommes comme aux véhicules en simulant leur transparence par la projection d'images, de couleurs et de textures semblables à celles se trouvant derrière l'objet à dissimuler. En évitant les mouvements trop rapides, une telle capacité promet d'être révolutionnaire.

Les troupes utilisent aujourd'hui deux méthodes pour se camoufler en ville : la normalité et l'obscurité. D'une part, un petit nombre d'unités - essentiellement des forces spéciales - sont capables d'opérer en habits civils et de remplir des missions délicates en adoptant l'habillement, le comportement et même le langage de leur environnement ; on peut ainsi citer l'exemple de quelques formations israéliennes, dont les membres déguisés en Palestiniens opèrent librement en Cisjordanie et tentent d'éliminer des chefs terroristes. D'autre part, la nuit crée des conditions que préfèrent désormais les soldats équipés d'appareils de vision nocturne, comme le démontrent quotidiennement les unités coalisées en Irak.

Ces méthodes demeurent insuffisantes, parce que les unités en civil ont une marge de manœuvre restreinte au regard du droit, à l'exception de la sécurité intérieure, et parce que la nuit - sauf dans les régions polaires - n'a qu'une durée limitée. Un axe de réflexion que j'ai tenté de développer est l'adaptation graduelle de l'apparence à la situation, avec différents degrés de visibilité entre tenue militaire et civile, en indiquant la marque de l'autorité lorsqu'une action coercitive est entreprise. Il existe en effet de nombreuses situations hors des combats de haute intensité dans lesquelles les armées doivent être vues pour influencer leur environnement ; la sécurité n'est pas invisible.

Dans un premier temps, la technologie du camouflage adaptatif semble de ce fait réservée à des opérations ponctuelles en milieu non permissif ou semi-permissif, menées par des forces non conventionnelles, pour lesquelles l'aptitude à littéralement se fondre dans le décor peut fournir un avantage décisif. On peut imaginer une application à plus large échelle, mais un emploi généralisé en combat symétrique n'est concevable qu'à la condition d'ajouter le domaine infrarouge, la signature radar et la réduction des émissions sonores - voire olfactives - au camouflage visuel. Un défi pour le moins complexe et coûteux à relever.

Il reste bien plus simple et rentable de combattre en habits civils, en utilisant la population comme bouclier humain, ainsi que le font de nos jours nombre de groupes irréguliers et terroristes. Un avantage qui explique pourquoi le chaos et non la défaite sont la hantise des armées contemporaines.

Posted by Ludovic Monnerat at 10h02

22 décembre 2004

Ordinateurs-vêtements et soldats futurs

La semaine dernière, j'ai assisté à un séminaire technologique et opérationnel dans le cadre d'un projet visant à créer un démonstrateur de conduite militaire digitalisée, en reliant directement senseurs et effecteurs. Plusieurs exposés ont été consacrés aux technologies susceptibles d'être intégrées, alors que d'autres conférences illustraient les besoins de l'armée suisse à l'avenir - raison principale de ma présence. Et l'une des conférences les plus intéressantes portait sur le « wearable computing », que je traduirais par ordinateurs-vêtements, avec les recherches du professeur Tröster à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich.

Le premier axe de recherche présenté est la création d'une surveillance sanitaire de l'être humain, grâce à l'installation de senseurs simples sur plusieurs parties du corps. Des variables de base telles que le rythme cardiaque, la température corporelle ou encore l'humidité peuvent ainsi facilement être contrôlées en permanence, et autoriser un système d'alerte. Mais les senseurs sont également capables d'identifier et de mesurer des mouvements tels que la rotation ou l'extension des membres, et par apprentissage être à même d'identifier l'activité du sujet, ce qui laisse imaginer un appui à ces activités ou une automatisation de systèmes additionnels.

Le deuxième axe de recherche est l'intégration d'un ordinateur complet à des habits standards, et pour ainsi dire normaux. Plusieurs essais pratiques ont démontré la possibilité de transformer une veste en antenne textile susceptible de transmettre des données avec un débit allant de 10 à 100 Mbits/s, grâce au tissage de fibres en cuivre dans la structure même de l'habit ; une antenne Bluetooth textile peut également être fixée au dos de la veste, sur une surface équivalente à 100 cm2. Quant à l'ordinateur, il est simplement contenu dans une ceinture presque normale, et possède actuellement des capacités équivalentes à un laptop bas de gamme (256 Mo SDRAM, etc.).

Le troisième axe de recherche, et certainement le plus impressionnant, prend la forme de lunettes à projection rétinienne. Le problème central des affichages tête haute traditionnels reste en effet l'accommodation entre la lecture des informations additionnelles et l'observation de l'environnement, qui finit par devenir épuisante après environ 1 heure de fonctionnement intensif. La projection directement sur la rétine produit immédiatement une image nette et résout le problème, sans pour autant entraîner des effets secondaires néfastes. Et les lunettes, dont le prototype coûte pour l'heure 5000 dollars, sont presque identiques à des modèles normaux.

Comment les armées pourront-elles exploiter au mieux ces développements technologiques, qui seront prêts pour la production en série dans quelques années ? Certainement sous la forme de petites unités polyvalentes, agiles, interconnectées et discrètes, dont les forces spéciales constituent l'archétype, grâce au cumul et à l'alternance chez chaque soldat des trois fonctions-clefs : senseur, effecteur et décideur. La mise en réseau individuelle, le partage automatique des données et l'interconnexion avec des systèmes semi-robotiques aboutiront à accélérer les décisions, à optimiser les actions et à accroître leurs effets.

Les points faibles de ces tenues de combat informatisées resteront naturellement celles des ordinateurs actuels : la configuration, la maintenance et la sécurité. A lui seul, le matériel le plus performant ne sera guère utile sans les algorithmes d'intelligence artificielle capables de garantir un fonctionnement fiable et autonome. De plus, les transmissions sans fil génèrent par définition une signature électronique que les systèmes d'exploration spécialisés captent aisément, alors que tous les appareils utilisés seront très sensibles aux armes à énergie dirigée en général, et aux impulsions électromagnétiques en particulier.

Par conséquent, les unités futures seront probablement contraintes de fonctionner avec un degré de sophistication technologique adapté graduellement à leur environnement et à la menace : high tech, avec connexions à haut débit, transmissions automatiques et surveillance active dans un milieu permissif ou semi-permissif et face à un adversaire technologiquement inférieur ; low tech, avec fonctionnement offline, transmissions ponctuelles et surveillance passive dans un milieu hostile et face à un adversaire technologiquement égal ou supérieur. Ce n'est donc pas demain la veille que les signes d'infanterie et les cartes topographiques en papier disparaîtront !

Posted by Ludovic Monnerat at 20h19 | Comments (3)