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5 avril 2010

Les idiots utiles et fiers de l'être

Ce qu'il y a d'intéressant en prenant parfois du recul sur l'actualité internationale et les conflits en cours, pour ensuite y revenir à l'occasion d'une disponibilité individuelle soudain retrouvée, c'est que certains développement apparaissent dans une clarté nouvelle et soulignent des mouvements de fond qui interpellent. On sait que les organisations non gouvernementales actives dans le domaine des droits de l'homme - ce qui comprend aussi une partie des médias - ont amorcé dès le début des années 2000 un virage significatif en prenant parti ouvertement pour les non-États face aux États, en particulier à l'encontre d'Israël et des États-Unis ; les dérives survenues dans ce cadre, comme lors du faux « massacre » de Djénine, sont encore dans les mémoires. La coopération existant aujourd'hui entre Amnesty International et la mouvance islamiste montre l'évolution du phénomène.

L'affaire a éclaté en février dernier, lorsqu'une dirigeante d'Amnesty International, Gita Sahgal, a dénoncé l'alliance existant entre l'ONG et l'organisation islamiste Cageprisoners montée par Moazzam Begg, ancien prisonnier de Guantanamo, qu'elle qualifie de plus « célèbre supporter des Talibans de Grande-Bretagne ». Cet exemple de libre expression n'a guère plu à Amnesty International, qui a suspendu illico sa dirigeante réfractaire. Une pétition lancée en soutien à celle-ci n'a pas convaincu le sécrétaire-général d'AI, Claudio Cordone, qui a répondu en estimant que les vues de Cageprisoners sur le « dialogue avec les Talibans » et sur le « djihad en légitime défense » ne sont pas incompatibles avec les droits de l'homme. Cordone cite même l'Église catholique pour désigner un autre partenaire avec lequel des désaccords existent, sans pour autant amener à cesser toute coopération.

Les comparaisons outrageuses (jusqu'à preuve du contraire, l'Église catholique actuelle n'ambitionne pas de convertir, au fil de l'épée s'il le faut, la planète entière et étendre l'autorité temporelle du pape) ne semblent pas exceptionnelles dans cette affaire : Moazzam Begg lui-même, qui se présente comme un travailleur humanitaire injustement arrêté au Pakistan en 2002 et torturé pendant trois longues années à Guantanamo, n'hésite pas à comparer les Talibans avec l'IRA pour justifier ouvertement le dialogue avec eux (jusqu'à preuve du contraire, les indépendantistes irlandais n'ambitionnaient pas la conversion de la Reine d'Angleterre et de tout le Royaume-Uni). La rhétorique des droits de l'homme semble ne pas faire grand cas de la logique et de la proportionnalité, voire même tolérer un fossé béant entre les déclarations et les actes.

Le partenaire d'Amnesty International dans sa croisade contre Guantanamo (le mot est piquant, mais pas injustifié) est en effet un personnage qui, à travers son livre « Enemy Combatant », a allègrement passé sous silence tout ce qui pouvait nuire à son image de victime de « l'impérialisme américain », laquelle est plus que jamais la clef permettant de s'attirer le respect des activistes humanitaires, la bienveillance des médias, voire même les prébendes des États-providence. Moazzam Begg excelle dans cette activité et a construit avec Cageprisoners une plateforme de communication et de propagande remarquable. Et comme l'ennemi de mon ennemi est mon ami, ou peut s'en faut, une organisation comme Amnesty International ne peut guère résister à l'attrait d'une alliance mutuellement bénéfique, fût-ce au prix d'un grand écart entre ses principes fondateurs et ceux de ses nouveaux amis.

Dans les faits, Moazzam Begg a reconnu avoir passé du temps dans deux camps d'entraînement islamistes en Afghanistan, soutenir les combattants islamistes, avoir acheté une arme, avoir « pensé » rejoindre le djihad en Tchétchénie (nous sommes alors avant le 11 septembre 2001) et connaître des individus convaincus d'actes terroristes islamistes, même s'il conteste d'autres accusations proférées contre lui, et même s'il affirme que ses aveux écrits dans ce sens ont été extorqués par le FBI. Finalement, si Moazzam Begg avait été capturé l'arme à la main en Afghanistan comme nombre de pensionnaires de Guantanamo, il n'aurait pas pu faire la carrière subséquente qu'on lui connaît ; son arrestation au Pakistan lui permet de faire jouer pleinement le bénéfice du doute sur son rôle exact dans la mouvance djihadiste, mais pas sur son appartenance à celle-ci.

Qu'une organisation aussi dépendante de sa réputation et de son attrait éthique pour sa survie comme Amnesty International se lie à un tel individu et fasse taire les voix en interne qui mettent en doute cette alliance indique donc un changement profond de paradigme. L'ère des « idiots utiles » de la guerre froide, de ces soutiens mollassons à l'idéologie communiste comme de ses relais bien intentionnés, est bel et bien terminée ; aujourd'hui, les idiots ne sont pas seulement utiles, ils sont également fiers de l'être, et ils n'hésitent pas à afficher ouvertement leur préférence envers ceux qui parlent le langage des droits de l'homme quels que soient leurs objectifs réels, pour mieux blâmer et combattre tout Gouvernement - notamment occidental - qui n'a pas encore placé leur idéologie au centre de ses préoccupations.

La fin justifie les moyens...

Publié par Ludovic Monnerat le 5 avril 2010 à 12:45