« Et vive la Suisse ! | Accueil | La manipulation via l'auto-publicité »

2 août 2007

La théorie et la pratique

Le Département fédéral de la Défense a annoncé aujourd'hui la révision des règlements de conduite de l'armée sur le thème de la sûreté sectorielle : après la Conduite opérative XXI au début de l'année, c'est la Conduite tactique XXI qui a reçu un complément (apparemment disponible pour l'heure uniquement en allemand) à ce sujet. Derrière cette non information, qui bien entendu ne sera pas reprise dans les médias traditionnels (à part si quelques spécialistes viennent à les commenter), se cache en fait une grande avancée dans la coopération en matière de sécurité intérieure, un grand pas vers une bien meilleure compréhension entre organisations civiles et militaires. Même s'il reste nécessaire de faire la différence entre la théorie et la pratique.

En fait, tout a commencé lorsque les militaires suisses, appliquant les directives du Conseil fédéral exprimées dans son Rapport sur la politique de sécurité 2000 et dans le Plan directeur de l'Armée XXI, ont élaboré le concept de sûreté sectorielle pour désigner des missions en-dessous du seuil traditionnel de la guerre, visant à protéger des secteurs, des axes ou encore des objets. Dans un premier temps (je m'en souviens, je faisais partie des premiers "cobayes" à l'automne 2002 lorsque le premier SFEMG de l'Armée XXI testait les premières versions de ces règlements), on a parlé simplement de sûreté sectorielle, puis on a ajouté les adjectifs préventifs et dynamiques pour désigner une menace respectivement avant tout asymétrique et symétrique. Mais l'élément-clef, issu de la pensée fédérale, c'est que les militaires pensaient avoir la responsabilité de l'engagement.

Dans les cantons et les communes, les civils ne l'ont pas entendu de cette oreille : lors du premier exercice d'état-major visant à appliquer la Conduite opérative XXI, les autorités civiles ont clairement fait comprendre à l'état-major de la région territoriale concernée qu'elles étaient responsables de la sécurité sur leur territoire, et qu'elles ne demandaient l'appui de l'armée qu'à titre subsidiaire ; autrement dit, qu'elles conservaient pleinement la responsabilité de l'engagement. Stupeur chez les militaires : la sécurité intérieure, même en cas de menace grave, ne peut pas se traiter comme la défense du territoire, avec une conduite centralisée au niveau fédéral et déléguée au commandement de l'armée. Etant par nature pragmatiques, ils ont donc adapté leur doctrine et tenté de l'harmoniser avec celle des forces civiles. Tout en laissant les politiques, au niveau fédéral et cantonal, maintenir le statu quo sur la question des responsabilités par rapport à une situation normale.

La théorie militaire s'est donc heurtée à la pratique civile. Mais la théorie civile ne risque-t-elle pas de se heurter à la pratique militaire ? C'est qu'en cas de crise aiguë et prolongée, la capacité des communes et des cantons à conduire les actions menées par les forces de l'ordre, quelles qu'elles soient, est pour le moins douteuse ; les organisations militaires, qui sont conçues pour précisément faire face à ce genre de situation, se rendent bien compte que leurs homologues civils adoptent des solutions "de beau temps" et ont tendance à limiter les scénarios considérés en fonction de leurs capacités actuelles. Question de vocation et de priorité, bien entendu, le pessimisme méthodologique des uns s'opposant à l'immédiateté optimiste des autres. Pour l'heure, cela ne mange pas de foin, et de toute manière les militaires ont la responsabilité de l'espace aérien, alors on peut bien faire des compromis que l'on sait bancals.

Il n'en demeure pas moins que l'importance croissante des missions de stabilisation, voire de protection de nation (pour introduire une expression à mon sens nécessaire), et ce indépendamment des frontières, est très largement due à la perte de capacité, de volonté et de légitimité des autorités politiques. Dans ces conditions, considérer les armées comme de simples fournisseurs de prestations sécuritaires revient à loucher sur le bout de son arme au lieu de pointer la cible...

Publié par Ludovic Monnerat le 2 août 2007 à 22:02

Commentaires

Votre pessimisme vous honore. Mais si la situation devient vraiment hot, les autorités civiles remettent vite la patate chaude à qui de droit. Vous êtes trop jeune mon colonel pour vous souvenir de 1956 mais j'ai encore en mémoire certains entraînements de militaires de la Landsturm dans les rues de villes suisses. Les grandes crises remettent vite à leur place les cheffaillons de beau temps...

Publié par jeambi le 3 août 2007 à 9:28

"Vous êtes trop jeune mon colonel pour vous souvenir de 1956..."

Ben tiens, mon père avait 14 ans à l'époque, alors vous pensez... ! :-)


"... j'ai encore en mémoire certains entraînements de militaires de la Landsturm dans les rues de villes suisses."

Dans un registre proche, on peut citer les missions de service d'ordre confiées à l'armée en particulier au terme de la Première guerre mondiale. Une perspective pas exactement réjouissante, avec son lot de bavures, mais également un véritable soutien aux autorités civiles face à une menace réelle. Le tout étant de trouver l'équilibre entre maintien de la normalité (y compris dans l'exercice du pouvoir) et mesures de coercition, ce que l'on appelle aujourd'hui la maîtrise de la violence...

Publié par Ludovic Monnerat le 3 août 2007 à 10:10

Citation: "perte de [...] légitimité des autorités politiques."

Et après vous vous demandez pourquoi les civils rechignent à laisser le commandement opérationnel à des militaires ... ?

Dans quelques jours, vous allez faire quoi ? nous annoncer un coup d'Etat pour remettre au pouvoir ceux que vous pensez légitimes ??

Non, je dois mal vous comprendre, pourriez-vous argumenter un peu ce point ? En quoi est-ce qu'un lieutenant-colonel de notre armée de milice pense que les autorités civiles ont perdu leur légitimité ??

Publié par non le 3 août 2007 à 17:17

"Non, je dois mal vous comprendre, pourriez-vous argumenter un peu ce point ? En quoi est-ce qu'un lieutenant-colonel de notre armée de milice pense que les autorités civiles ont perdu leur légitimité ??"

Effectivement, il ne faut pas mal interpréter mes propos ; dès qu'un militaire parle de façon critique des autorités civiles, il se trouve toujours - comme par réflexe - des voix pour l'accuser de fomenter un coup d'Etat ou de militariser la sécurité intérieure (ce qui est une différence de formulation pour une accusation semblable). Rien n'est plus éloigné de ma perspective.

J'ai parlé d'autorité politique en matière de perte de capacité, de volonté et de légitimité ; les dirigeants politiques sont en principe au-dessus des organisations civiles et militaires, puisqu'ils assurent la responsabilité de l'ensemble (ne parlons pas ici d'un système fédéral qui complique les choses sous cet angle). Or, il est un fait, c'est que les États actuellement sont en voie d'affaiblissement, voire de décadence, et qu'ils perdent - à travers leurs dirigeants - leurs capacités, leur volonté et leur légitimité.

L'effondrement et l'échec des Etats-nations actuels est aujourd'hui l'une des perspectives stratégiques les plus inquiétantes, et à mon sens la menace principale des prochaines décennies. Or, ceci a des conséquences directes sur les armées, car on fait de plus en plus appel aux militaires pour juguler les symptômes de maux bien plus profonds et plus durables contre lesquels on ne trouve pas de remède. L'engagement croissant des armées dans la sécurité intérieure en est une illustration.

Donc non, je ne dis pas que les autorités civiles ont perdu leur légitimité (et moins encore, si possible, que les militaires doivent les remplacer - quelle absurdité...) ; je dis que les autorités étatiques et leurs moyens d'action voient leur légitimité diminuer, et que les conséquences stratégiques de cette évolution doivent être pleinement intégrées dans l'emploi des armées. Pour simplifier, je dirais donc qu'il faut préserver une civilisation, et non produire de la sécurité.

Publié par Ludovic Monnerat le 3 août 2007 à 23:36

Quand on oblige à porter un casque sur une piste cyclable sur laquelle il est interdit de faire de la vitesse, voulez-vous bien me dire comment ne pas produire de la sécurité au lieu de protéger une Civilisation dont les nouvelles génération n'ont jamais entendu parler dans le meilleur des cas.

Publié par Yves-Marie SÉNAMAUD le 4 août 2007 à 2:38

Bravo !
Franchement rien ne m'a plus énervé que d'entendre à longueur de temps ces dernières année, notre CdA au sujet de "produire de la sécurité" !

Voilà un bien étrange concept, bâtard né d'un séminaire marketing d'entreprise privée et une rencontre avec la commission de la défense du national...

Publié par Bertrand le 6 août 2007 à 16:56

Billet très intéressant sur un sujet important, merci !

Publié par FrédéricLN le 12 août 2007 à 17:50