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12 novembre 2005

La recomposition des Etats

Une réflexion intéressante aujourd'hui sur un blog que je suis depuis quelques temps, Strategy Unit : les Etats-nations actuels sont soumis à deux phénomènes opposés, à savoir la montée en puissance des acteurs non étatiques et le développement des structures supranationales. Il en résulte selon l'auteur une transformation de la fonction-même des Etats. Extrait :

Globalization is, of course, the engine of both of these trends - pulling a state a part in one sense (diminished monopoly of information/violence/etc) and pushing on the states into (increasing need to pull resources together).
Simply put, globalization has forced states' function to evolve. While the nation-state earlier could be seen in terms protecting its citizens with raw power, the "New State" will be seen as merely a facilitator, the stabilizing force that allows for commerce, media, financial transaction et cetera to occur. Instead of just being defined by the size of its military, it is also measured by its ability to be the rock by which connectivity (flow of finance, technology, markets, media etc) are made.

Cette perspective me paraît juste, mais partielle. Que le rapetissement de la planète dû à la compression de l'espace et à l'extension des plages horaires amène les Etats à se rapprocher les uns des autres, notamment pour répondre au pouvoir croissant des acteurs non étatiques, est un fait établi. Mais cette réponse n'a pas nécessairement fait la preuve de sa validité dès que l'on dépasse le domaine des échanges économiques. L'Union européenne est probablement le projet politique supranational le plus avancé, et les difficultés qu'elle a rencontrées lors des référendums sur sa constitution montrent les limites de telles démarches. Aucun Etat n'existe sans légitimité populaire.

C'est une chose que le texte de Strategy Unit a singulièrement omis : les Etats viables de notre époque forment des nations, dans le sens où ils rassemblent des gens qui partagent une identité nationale forgeant une communauté de destins. Or l'un des effets de la globalisation, avec les échanges accrus et accélérés d'informations et de personnes, consiste justement à remettre en cause cette communauté au niveau national, à métisser les identités et à mettre en concurrence les valeurs, les croyances, les vécus et les cultures qui les déterminent. Que les Etats contemporains doivent évoluer pour survivre ne signifie pas nécessairement que la supranationalité soit la solution.

Personnellement, je pense que la fonction stabilisatrice décrite ci-dessus est un élément-clef des futures structures sociétales, même s'il est bien difficile d'appréhender celles-ci. Mais ces structures n'auront plus l'intégrité territoriale qui en théorie caractérise encore les Etats, parce que l'éclatement de l'espace est l'un des traits des mutations actuelles. Que peut-on dès lors imaginer? Des cités-Etats, suffisamment influentes pour que leurs membres soient protégés à distance? Des conglomérats commerciaux régissant la vie de millions d'êtres contractuellement à leur service? Des mouvances spirituelles conquérant peu à peu le pouvoir temporel à travers leurs fidèles éparpillés?

Les principes de l'évolution des espèces s'appliquent aussi aux structures sociétales. Imaginer les formes de vie en commun des prochaines décennies est une oeuvre salutaire.

Publié par Ludovic Monnerat le 12 novembre 2005 à 19:08

Commentaires

"Mais ces structures n'auront plus l'intégrité territoriale qui en théorie caractérise encore les Etats, parce que l'éclatement de l'espace est l'un des traits des mutations actuelles. Que peut-on dès lors imaginer? Des cités-Etats, suffisamment influentes pour leurs membres soient protégés à distance? Des conglomérats commerciaux régissant la vie de millions d'êtres contractuellement à leur service? Des mouvances spirituelles conquérant peu à peu le pouvoir temporel à travers leurs fidèles éparpillés?"

Que du déjà vu, en quelque sorte...
Les anciens grecques, dont nous subissons toujours (de manière plus ou moins consciente) l'influence "intellectuelle" dans notre appréhension du monde possédaient une vision "cyclique" de l'Histoire.

Il est donc tout à fait possible de penser voir ressurgir un jour des cités-Etats puissantes (tant sur le plan politique que techno-économique) modernes Athènes, Sparte, Florence et autres Venise.

De même, les "conglomérats commerciaux" ne seraient pas un phénomène si nouveau en soi (hormis le nombre d'individus sujets): Ligue du Péloponnèse, Ligue hanséatique, Vieille Ligue des Cantons de Hautes Allemagne, etc.

Quant aux mouvances spirituelles et à leurs prises de pouvoir "temporel", les chrétiens de l'empire romain en sont un bel exemple...

Alors sans toutefois parler de déterminisme historique, il apparait clairement que les modèles d'organisations humaines reparaissent régulièrement, dès que les conditions de leur génése sont de nouveau réunies.

De ce point de vue, l'humanité tourne quelque peu en rond, elle se "réinvente" régulièrement, alors que la loi de l'évolution des espèces à laquelle vous faites allusion est plutôt linéaire, elle part d'un point A pour atteindre un point B, si tant est qu'il y est quelque part un aboutissement déterminé. Mais traiter de cette dernière proposition nous éloignerait par trop du sujet.

Publié par Winkelried le 12 novembre 2005 à 22:00

Lire à ce sujet Steve Sailer dans VDare : http://www.vdare.com/sailer/051109_france.htm où il poursuit son approche que le système européen de "Proposition Nation" ne fonctionne pas plus que les autres, et que les émeutes viennent de le démontrer.

Son article est complété par Randall Parker dans un post sur Parapundit : http://www.parapundit.com/archives/003111.html qui est très bien synthétisé par sa conclusion :
"The neconservative "Proposition Nation" theory fails in empirical practice. But the neocons are, as they continually demonstrate, unempirical ideologues. They are promoting false and harmful myths about human nature. They are wrong on immigration. They are wrong on foreign policy."

J'ai de nombreux points de désaccord avec cette approche. L'argument principal notamment me semble invalide : ces émeutes ne peuvent pas montrer l'échec des "Proposition Nations", puisque la France n'en est plus vraiment une depuis plusieurs années (montée du collectivisme et du communautarisme par exemple). De même, la prise en compte par Sailer du QI moyen par pays obtenu par Lynn & Vanhanen me semble sous-estimer l'impact de la très forte hiérarchisation des sociétés musulmanes (sociétés polygynes) : les banlieues ne reproduisent pas l'ensemble des classes sociales des pays d'origines, et les moyennes nationales ne sont peut-être pas applicables.

En revanche, ces deux textes présentent une approche qu'on n'a aucune chance de lire en France mais qui est très développée ailleurs, et le débat sur Parapundit est intéressant (notamment les critiques de Kurt et Tim).

Publié par APG le 12 novembre 2005 à 22:38

Merci pour ces remarquables commentaires. Cela fait vraiment plaisir d'avoir du répondant sur de tels thèmes et de voir ses propres réflexions être prolongées, complétées ou amendées de la sorte !

A Winkelried : Oui, la perspective historique que vous esquissez me paraît très pertinente. Le parallèle des Etats-cités était clair à mes yeux, puisque des villes comme Singapour ont déjà une influence considérable - et jouent parfois le rôle d'avant-poste stratégique. L'exemple de la Ligue hanséatique est intéressant (ne serait-ce que parce que j'ai longuement joué au jeux de stratégie The Patrician, versions I, II et III !), parce qu'il montre qu'une structure commerciale composite et dispersée a pu obtenir un pouvoir que les structures territoires de l'époque lui disputaient. Il serait intéressant de réfléchir plus avant à la non-linéarité de l'évolution des organisations humaines, tout en étudiant des structures anciennes (l'Eglise catholique) et nouvelles (pourquoi pas Pajamas Media ?).

A APG : Votre commentaire, et les liens mentionnés, posent la question de l'adhésion ou non à une nation, et il est vrai que les idées ont souvent bien moins d'attirance que les identités. En inversant la phrase de Descartes, ce que je suis précède fréquemment ce que je pense. Maintenant, il serait intéressant d'aborder la perspective de l'opposition, puisqu'une grande partie des nations et des Etats se sont constitués en opposition à une menace donnée. Le cas de la Suisse est à cet égard éloquent : son développement participatif au fil des siècles, rassemblant des populations de cultures, d'ethnies puis de religions différentes, s'explique au moins autant par la volonté d'une défense commune que par l'attirance propre aux idées d'indépendance et de démocratie directe. Une réalité à mettre en avant pour considérer la question de la construction européenne, et pour expliquer l'anti-américanisme compulsif dont font preuve certains dirigeants européens...

Publié par Ludovic Monnerat le 13 novembre 2005 à 9:25

C'est plutôt à moi de vous remercier, vous et les autres intervenants : vous m'apportez des connaissances dans des domaines que je ne maîtrise pas, et ça m'aide beaucoup.

L'importance de l'opposition est en effet à ne pas négliger : on pense tout de suite à la célébrissime étude de Sherif et al. [1] qui avait montré qu'une bonne part de la constitution d'un groupe se base sur l'oppostion aux autres groupes. Pour mémoire, Sherif et ses collègues avaient fait croire à deux groupes d'enfants globalement identiques (les groupes avaient été constitués au hasard à partir d'un pool d'enfants de même origine, même classe sociale et même âge) qu'ils étaient en compétition, et le jeu s'était emballé au point qu'il avait fallu inventer un fictif troisième groupe pour parvenir à les réconcilier.

Je suis donc d'accord sur le point que l'anti-américanisme a un but plus ample que de simplement servir d'excuse aux politiciens ("c'est la faute aux Américains"). Cet anti-américanisme est d'ailleurs en train de se transformer en "mythe fondateur" (du même type que l'antisémitisme des dictatures arabes), et c'est plus qu'inquiétant pour la société qui est en train de naître.

Pour revenir à votre article d'origine, le problème avec l'utilisation de l'approche évolutionniste pour des aggregats comme les sociétés est qu'il faut trouver l'unité de sélection pour que les lois soient applicables. En biologie, Dawkins a réussi à imposer le concept de gène, tout en passant 30 pages [2] à expliquer qu'il ne s'agit que d'une simplification. Pour parler d'une société ou d'une culture c'est encore largement plus complexe, et le "mème" qu'il avait inventé et qui est souvent pris comme unité de sélection culturelle (en "mémétique") ne me semble pas toujours pertinent.

En toute logique, selon l'approche évolutionniste, la réussite d'une société se mesurerait au succès génétique (fitness) qu'elle permet à ses membres. On constate très vite que selon ce critère les sociétés occidentales, qui accumulent les lois et règlements dysgéniques (opposés à eugéniques), sont actuellement largement perdantes face aux sociétés islamiques, même en Occident. D'un autre coté, le modèle de société occidental a permis une réussite économique et scientifique très favorable au fitness, et qui est justement une des causes essentielles du succès des autres sociétés (un sponsor, pourrait-on dire).

Maintenant pour rassembler les deux points, on peut remarquer que Jean-Philippe Ruhston a montré le mois dernier que "la loyauté à son propre groupe ethnique est aussi valide biologiquement que la loyauté à la famille". Il y a donc toutes les chances qu'elle ait été sélectionnée, et c'est un argument très fort contre les "Proposition Nations".

Au final, peut-être faudrait-il raisonner comme les informaticiens et distinguer le mode nominal (tout va bien), le mode dégradé, et le mode de secours : au fur et à mesure que les conditions se dégraderaient, une société passerait d'une définition basée sur une idée à une définition basée de plus en plus fortement sur la proximité génétique.

NOTES :

[1] Muzafer Sherif, O. J. Harvey, B. Jack White, William R. Hood, Carolyn W. Sherif (1954/1961) : "Intergroup Conflict and Cooperation: The Robbers Cave Experiment" http://psychclassics.yorku.ca/Sherif/

[2] Dawkins, Richard (1976, 1989) "Le Gène Egoïste". Il y distingue le "réplicant" (le gène) et le "véhicule" (l'individu) et note que l'on peut imaginer d'autres paires de réplicants/véhicules et propose la paire mème/media (media au sens le plus large) comme exemple. Depuis, certains ont repris et étendu cette idée, indépendamment de Dawkins (qui a d'ailleurs publié un article très critique à l'encontre de la "mémétique" il y a quelques années). Pour le fun, on peut remarquer que l'approche Dawkinienne n'est qu'une extension de ce que décrivait déjà en 1869 l'humoriste Samuel Buttler : "La poule est le moyen qu'a trouvé l'oeuf pour fabriquer un autre oeuf".

[3] Extrait : "Co-ethnics are as similar to each other as half-siblings when compared to all the genetic variation in the world. Two-random English people are the equivalent of 1/32 cousin by comparison with Germans; 3/8 cousin by comparison with people from the Near East; ½ cousin by comparison with people from India; half-siblings by comparison with people from China; and like full-sibs compared with people from Africa."
http://www.eurekalert.org/pub_releases/2005-10/cdri-lto103105.php

Publié par APG le 13 novembre 2005 à 13:22

Les Médias (y compris ceux du type Pajamas) peuvent ils être considérés comme une structure, une entité "politique" lancée dans la conquête du ou de pouvoir(s), la question mérite bien sur d'être posée.

Cependant, même s'ils sont souvent considérés comme le Quatrième pouvoir, je crois qu'ils demeurent pour l'essentiel un outil, un instrument de pouvoir, le plus souvent sous contrôle et non pas un pouvoir en soi.

Si l'on compare avec l'Eglise catholique des premiers temps, des similitudes existent: le caractère tout à fait transversal de la diffusion des idées dans toutes les couches sociales (avec toutefois plus ou moins de force selon le niveau d'éducation, de culture et de conscience des "classes" concernées) , l'impact du message sur les "masses", bref, tout ce qui en fait un formidable instrument de "propagande" ou de "publicité" idéologique. Mais peut on aller plus loin dans la comparaison? Je ne le crois pas. Car à la différence de cette Eglise, les médias ne connaissent pas l'unité. Même s'ils partagent une conscience d'appartenir à une même famille de professions, répondant à un code de déonthologie commun etc., ils leur manque le ciment non pas seulement mystique, mais également "hiérarchique" qui constituent un préalable essentiel à une volonté politique déterminée de conquête du pouvoir. Appartenant (le terme est d'ailleurs significatifs quant à leur degré d'indépendance!)indistinctement à des Etats, des groupes privés ou des individus fortunés, ils n'ont pas "d'acte fondateur" en commun et sont le plus souvent dans une logique de concurrence. Sur ce second point, ils sont à rapprocher non pas des catholiques (encore que...) mais des différents courants de pensées chrétiens.

Par ailleurs, leur "pouvoir" repose aujourd'hui essentiellement, voire uniquement sur des supports techniques et technologiques...Ce qui n'est pas et n'a jamais été le cas de ou des Eglises. Plus de télévisions, d'internet ou même d'électricité pour faire fonctionner les rotatives...et plus de médias.

Donc si pouvoir il y a, il n'est finalement que virtuel.

Après ce trop long développement (après mon stage d'état major, j'aurai moi aussi un esprit de synthèse plus aiguisé!)...Quid du modèle confédéré comme inspiration de la "communauté" (j'ose à peine le dire)européenne.
Et bien je serai franc: vous aimeriez avoir une gendramerie mobile, moi j'aimerai que la constitution européenne s'inspire du modèle confédéral suisse...nous sommes fait pour nous entendre! Plus sérieusement, je crois qu'il n'y a pas d'autre voie raisonnable ou encore réaliste pour un projet tel que l'Europe. Mais la condition sine qua non de son avénement est bel et bien la fin des "Etats nations". Les frontières historiques font clairement obstacles en maintenant par certains endroits des barrières artificielles entre un même peuple (devrai je dire ethnies?). Au risque de passé ici pour un hérétique, il y a moins de différence entre un alsacien et un allemand qu'entre un lorrain et un basque, et le Rhin n' est une frontière "politique" que depuis "la Guerre des Gaules" de Jules César. Jusque là le fleuve était plutôt comme une passerelle, un lieu d'échange et de commerce entre "germains", quoi qu'on en dise. Les exemples pouvant ainsi être donnés pour illustrer ce fait sont innombrables dans l'histoire des Etats d'Europe, et de France en particulier...

Donc si Europe confédérale il doit y avoir, elle doit être celle des régions. (Désolé pour ce lieu commun, mais c'est la réalité, enfin ma réalité). Des régions homogènes, au moins sur le plan culturel et economiques, voire ethnique qui mettraient en commun leur défense, et leur diplomatie. Le principal obstacle: La Démocratie directe: Cette tradition toute droit sortie du vieux droit germain (du moins pour son origine européenne) ne convient pas forcément à toute les mentalités ou cultures des pays de l'europe. Comme vous l'avez rappelé plus haut: "ce que je suis précède ce que je pense" ce qui met à mal l'aspect prétendument "universaliste" de certaines données... Une Confédération Européenne, soucieuse du principe de démocratie directe ne pourrait donc être que restreinte à quelques Etats et ne pourrait avoir par définition cette vocation à engloutir tout un continent.

Enfin pour conclure sur votre dernière proposition relative à l'histoire des Cantons, il me semble que vous dressez un tableau un peu idyllique...Les différences ethniques ne sont pas si fortement marquée, elles le sont en tout cas moins qu'ailleurs en Europe, y compris sur le plan culturel: En dépit du cloisonnement géographique, les habitudes vestimentaires, alimentaires, festives etc. ne sont pas si différentes entre "alpins", même lorsqu'ils habitent des pays différents (Chamonix, Champex, courmayer etc.) Il est également arrivé que la "volonté d'une défense commune" cède le pas à des intérêts stratégico-économiques particuliers, imposant à la confédération des lignes de fractures encore assez visibles et ayant parfois provoquées des luttes intestines sévères.

Mais je vous le concède sans difficulté, le monde n'est jamais parfait, il existe dans tout systèmes des "viscosités" résiduelles qu'il faut s'attacher à combattre et de tous les modèles européens, celui développé par la Suiise au cours des siècles est à mon sens le moins mauvais!

Publié par Winkelried le 13 novembre 2005 à 14:44

J'ai trouvé ce matin un excellent billet sur The Adventures of Chester (http://www.theadventuresofchester.com/archives/2005/11/globalization_a_2.html) qui aborde la question de la globalisation par rapport aux Etats. Outre ses réflexions très pertinentes, l'auteur mentionne également Philip Bobbit (dont les théories sont résumées ici : http://blog-notes.blogspot.com/2004/09/aprs-letat-nation.html) et sa notion d'Etat de marché. Je crois que c'est un élément à prendre en compte. Mais comme son bouquin patiente depuis au moins 4 mois sur ma pile de livres en attente, je n'en dirai pas plus pour l'instant ! :)

A APG : Encore une fois, merci pour ces réflexions. Le relativisation de l'approche évolutionniste me paraît fort judicieuse, tout comme l'introduction de différents modes. Pour ma part, j'ai essayé de systématiser ce phénomènes en décrivant (dans la Revue Militaire Suisse, mais aussi ici : http://www.checkpoint-online.ch/CheckPoint/Activites/Doc0024-QuadrantPuissance.html) le rôle des enjeux ainsi que leur articulation, entre enjeux individuels, collectifs, sociétaux et civilisationnels. Je vois ainsi une fluctuation constante, et pour tout dire un tiraillement, entre les enjeux propres à une personne, à un groupe, à une société ou à l'espèce humaine. Et face au danger, ces enjeux ont toujours tendance à aller du pluriel vers le singulier (processus bien connu dans les armées : le "chacun pour soi" provoque la débandade, et souvent le massacre, comme l'analysait Ardant du Picq à propos de l'Antiquité). On pourrait tirer de cette information la conclusion selon laquelle les structures sociales ne reposant pas sur des liens identitaires forts ont peu de chances de survivre aux périodes difficiles.

A Winkelried : d'accord pour l'aspect un brin idyllique - et surtout simplifié par manque de place ! - de la construction helvétique. Moi aussi, je pense qu'une Europe des régions, organisée sur un mode fédéral, serait une solution viable. En revanche, je vois mal comment la fin des nations actuelles pourrait survenir de façon parallèle et consensuelle au niveau européen, alors qu'une telle notion doit sans doute paraître étrangère à la majorité des citoyens vivant sur ce continent. Ce n'est pas pour rien que l'on nous bassine tellement, dans le monde commercial, sur la "corporate identity" : même les entreprises à but lucratif se sont rendues compte qu'un élément identitaire était indispensable, ne serait-ce que pour mieux faire face à la concurrence mondiale. Maintenant, une question intéressante à se poser serait celle-ci : est-ce que les processus d'unification au niveau étatique sont réalisables sans l'emploi de la force, que ce soit de façon directe (coercition) ou indirecte (réaction à la coercition) ?

Une réflexion pour conclure : l'équilibre entre forces centrifuges et centripètes doit certainement être un objectif pour chaque société. En Suisse, l'armée de milice est l'un des rares éléments à faire office de creuset, à renforcer ce que l'on appelle le lien confédéral par le grand brassage entre cultures et milieux dû à la conscription (même s'il faiblit au fil des ans). J'y vois d'ailleurs même une fonction stratégique implicite, essentielle mais tue. Pour élargir le sujet, je pense donc que la sécurité était, est et sera un élément-clef dans la viabilité des structures sociétales.

Publié par Ludovic Monnerat le 13 novembre 2005 à 21:44

"En revanche, je vois mal comment la fin des nations actuelles pourrait survenir de façon parallèle et consensuelle au niveau européen, alors qu'une telle notion doit sans doute paraître étrangère à la majorité des citoyens vivant sur ce continent."

Je suis entièrement d'accord avec votre remarque, aussi, une Europe confédérale basée sur des régions homogènes, ce n'est pas pour demain. Elle ne pourrait d'ailleurs surgir que de bouleversements bruteaux, dans tous les sens du terme et pour le coups oublierait sans doute au passage la référence au principe de démocratie directe qui nous est chère.

Concernant la question relative au processus d'unification étatique, je crois que le recours à la force à toujours été, d'un point de vu historique, indispensable, sinon nécessaire. Existe t'il d'ailleurs des exemples d'unification, s'agissant d'Etats influents, ayant usé d'une autre voie? Sur l'instant, je n'en vois pas. En revanche, l'histoire de France compte sans doute parmi les plus beaux exemples de ce recours à la force ainsi qu'à la duplicité la plus cauteleuse.

Alors, peut il en être autrement. Difficile de l'affirmer, tant la guerre, pour faire simple, semble constituer "un" sinon "le" facteur de civilisation essentiel des sociétés humaines. A quoi bon les premiers regroupements humains, les premières palissades, enceintes et autres murailles (plus tout le développement connexe: logique de l'incastelamentum) si ce n'est pour ce prémunir de la "coercition" d'autrui? Des données archéologiques récentes constatées en mésopotamie ainsi qu'en Amérique centrale, à différentes époques semblent aller en ce sens. Ces dernières avaient d'ailleurs fait l'objet, il y a plusieurs mois, d'émissions, sur Arte et sur europe 1, où bien sur la conclusion était différente...politiquement correcte oblige (toujours la logique de dénigrement du "military way of life" ou "of think" que vous exposez clairement dans un article de CHECK POINT).

Soyons donc réaliste, tous les processus d'unification sont le fruit d'une action coercitive ou d'une réaction à la coercition. Le monde de l'entreprise et de l'économie n'est d'ailleurs pas moins concerné. Les groupes fonctionnent désormais comme des armées et se livre une guerre commerciale totale. Les concurrents (ennemis) sont étudiés avec soin pour anticiper leurs actions, ils sont espionnés etc. Les entreprises se regroupent également soit pour posséder les moyens financier nécessaire à l'acquisition d'autres entreprises, soit pour se défendre des volontées hégémoniques de groupes concurrents...

Aussi, je ne peux que rejoindre votre conclusion sur "l'universalité" (une fois n'est pas coutume) du facteur sécuritaire dans l'édification des structures sociétales humaines.

PS: Les fourmis elles mêmes possèdent des guerrières...

Publié par Winkelried le 14 novembre 2005 à 12:22

Personnellement, je crois en une double évolution :

D'une part, le rôle accru d'organismes supranationaux. Cette évolution est presque inévitable, en raison de la nécessité de trouver des réponses communes à certains défis de ce siècle (mouvements migratoires, gestions des ressources, changements climatiques).
D'autre part, le sentiment d'appartenance risque également d'évoluer. Ce sentiment sera notamment influencé par l'expérience acquise par les personnes (mobilité, origines diverses, métissages). Dans ce contexte, certaines personnes auront plus de peine ou ne voudront plus se définir au-travers d'un pays ou d'une communauté nationale. Une telle évolution risque également d'amoindrir l'intérêt des citoyens pour la chose publique.
Enfin, si cette transformation se concrétise, il sera encore nécessaire de trouver des solutions pour éviter la création d'un fossé entre citoyens et autorités. Il sera nécessaire (comme le montre les développements en cours au sein de l'UE) de trouver des moyens pour assurer une certaine autonomie locale et pour éviter que des institutions supranationales soient considérées comme de lourdes machines administratives déconnectées de la réalité.

Alex

Publié par Alex le 14 novembre 2005 à 13:02

Pour Winkelried,

Je suis globalement d'accord avec vous, quant à vos réflexions concernant l'UE. Par contre je ne comprends pas très bien la phrase suivante : « Une Confédération Européenne, soucieuse du principe de démocratie directe ne pourrait donc être que restreinte à quelques Etats et ne pourrait avoir par définition cette vocation à engloutir tout un continent ».

Pour moi, le principe de démocratie directe représente, pour le citoyen, le moyen d'influencer la chose politique. En simplifiant à l'extrême, on pourrait dire que la démocratie directe permet aux diverses communautés composant un ensemble de faire entendre sa voix (même si c'est par le biais de démarches individuelles - démarches individuelles qui pourraient se regrouper selon les circonstances). Dans ce contexte, je ne vois pas très bien quels individus seraient contre l'application d'un tel système ; surtout si ce dernier permet de lutter contre des tendances centralisatrices.

Alex

Publié par Alex le 14 novembre 2005 à 13:16

Vous évoquez le déclain de l'intérêt des citoyens pour la "res publica"...associez cela à une sévère crise monétaire, une perte de valeurs morales, une crise institutionnelle et des flux migratoires importants...et vous avez la chute de l'empire romain! Il est clair que dans l'avenir, le "sentiment d'appartenance" que vous évoquez sera un facteur majeur dans l'évolution de nos sociétés occidentales. Plus important dans tous les cas que ce que l'on veut bien en dire ou en penser. Les fameuses Banlieues sont là pour le montrer.

La supranationalité est effectivement une structure de gestion incontournable dans le contexte agité de ce début de XXI siècle, mais:

Le problème que vous soulevez dans votre dernière phrase ne me semble pas être de l'odre de la prospective, il est déjà une réalité. Le referendum en France et dans d'autres pays ayant exprimé leur refus d'aller plus en avant en est la parfaite illustration (même si le NON trouve son origine dans la christallisation de diverses difficultés pas toutes en rapport avec l'Europe). "Bruxelles" est déjà perçue comme une machine lointaine et bureaucratique faisant fi du principe de susidiarité pourtant clairement inscrit en elle. La faute à un élargissement trop rapide, la faute aux hommes politiques acteurs d'un double jeu qui consiste d'une part à cautionner officiellement un système auquel et duquel ils participent et d'autre part à le "mettre en avant" pour masquer les échecs de leurs politiques, notamment en matière d' économie et de chômage. Il y a là un paradoxe redoutable qui par définition empêche toute adhésion réfléchie...de la part d'électeurs qui ne votent plus par "acte de foi": les idéologies sont devenus désuettes!

Conséquence: L'UE, à chacun de ses faux pas, porte atteinte à la crédibilité des Etat membres qui ne sont plus perçus par leurs populations respectives comme un rempart utile. En contre partie, l'UE, trop lointaine, n'apporte aucune garantie de sécurité pouvant "fédérer" sous son nom.

Question: l'UE, et à travers elle, l'ensemble des structures politiques et territoriales à caractère supranationale ne conduisent elles pas manière intrinsèque à la décomposition de l'Etat-nation traditionnel, dès lors qu'elles investissent des champs autres que la défense et la diplomatie?

Publié par Winkelried le 14 novembre 2005 à 13:55

Bien d'accord sur votre définition de la démocratie directe. Notre conception commune de la chose est basé sur une histoire, des philosophies, des concepts à la fois hellénistiques, germains, latin, etc., je dirai même un certain degré d'éducation.

Qu'en est il pour un Bulgare, un Moldave, un Bielorusse... ou même un Roumain, sa définition et son rapport à la démocratie sont ils les mêmes que les notres? Au regard d'expériences dans le domaine de la coopération je réponds non... non, pas pour l'instant. Et il faudra une évolution considérable pour y parvenir.

Pour former un système viable, il faut que les participants soient en accord sur les "règles du jeu" et qu'ils en aient une compréhension et une interprétation commune. C'est pourquoi je pense qu'une confédération régionale basée sur le principe de la démocratie directe ne peut convenir qu'à des entités réduites et prédisposées. Rien ne s'oppose ensuite à la superposition de différents blocs fonctionnant sur ce modèle, au sein d'un ensemble plus large, mais c'est encore une perspective bien lointaine.

Publié par Winkelried le 14 novembre 2005 à 14:16

Question: l'UE, et à travers elle, l'ensemble des structures politiques et territoriales à caractère supranationale ne conduisent elles pas manière intrinsèque à la décomposition de l'Etat-nation traditionnel, dès lors qu'elles investissent des champs autres que la défense et la diplomatie? (Winkelried)

Je ne le pense pas forcément. Car l'Europe s'est avant tout construite sur un axe économique. Pour y parvenir, il était bien nécessaire de mettre en place des règles communes (règles commerciales, administratives, etc.). Cet ensemble de règles n'avaient pas vraiment de lien avec les deux notions citées ci-dessus (défense + diplomatie). Donc, l'établissement d'une zone de libre-échange ne conduit pas nécessairement à la décomposition de l'Etat-nation.

Sur ce point, un élément est à mes yeux essentiel : il s'agit de créer une situation win-win. Tout le monde doit être gagnant, aussi bien l'organisme supranational que ses composantes. Autrement dit, les Etats (et leur population) doivent être convaincus qu'ils ont plus à y gagner qu'à y perdre.
Mais pour que cela fonctionne vraiment, il faut, comme vous l'avez indiqué, une certaine marge de manœuvre qui ne se limite pas à un simple degré d'application des décisions prises à Bruxelles.
Ainsi, la centralisation du pouvoir doit simultanément s'accompagner par la création de compétences locales. Dans ce contexte, la notion de démocratie directe peut représenter un instrument servant à contrebalancer une certaine centralisation des compétences.

Alex

Publié par Alex le 14 novembre 2005 à 14:19

"dès lors qu'elles investissent des champs autres que la défense et la diplomatie" J'avais pris soin de poser cette restriction, Ô contradicteur.

L'UE fut conçu comme zone de libres échanges, c'est vrai, mais la nécessité d'une diplomatie et d'une défense commune sont très vites apparues...le projet de la CED date de 1950 et devait même intégrer l'Allemagne. Mais le projet échoua en raison de la politique d'une France occupée à terminer la guerre d'Indochine avant d'entrer dans cette d'algérie...

Vous écrivez: "Cet ensemble de règles n'avaient pas vraiment de lien avec les deux notions citées ci-dessus (défense + diplomatie). Donc, l'établissement d'une zone de libre-échange ne conduit pas nécessairement à la décomposition de l'Etat-nation."
C'est bien je crois, ce qu'il faut lui reprocher, à cette UE. Sa proposition est incomplète, elle édicte des règles économiques trop générales pour être applicable à tous selon le principe du win-win que vous expliquez. A ménager sans arrêt la chèvre et le choux pour obtenir des mesures passe partout, elle ne contente véritablement personne, fait preuve de faiblesse, multiplie les "laissés pour compte" et n'apporte aucune garantie de sécurité. Sa diplomatie (si tant est qu'elle en est une!)est une catastrophe et sa "défense", sa composante militaire tient d'avantage du petit théâtre aux armées que d'un outil crédible: les guerres successives des Balkans, de la Bosnie à l'actuel Kosovo en font la triste illustration. ne parlons pas de la crise irakienne.

Bref, la formule actuelle de l'UE n'est pas satisfaisante. Il y en de trop ou pas assez, c'est selon.

Publié par Winkelried le 14 novembre 2005 à 15:00

Bref, la formule actuelle de l'UE n'est pas satisfaisante. Il y en de trop ou pas assez, c'est selon.

Encore une fois d'accord avec vous. Mais il faut tenir compte de plusieurs aspects :
∑ L'UE est encore bien jeune et il faut lui laisser le temps de mûrir
∑ L'histoire s'et nettement accélérée en Europe depuis la chute du mur - nos relations avec nos voisins ont changé de façon spectaculaire (aussi bien avec l'ex-URSS qu'avec les Etats-Unis ou encore avec les anciens satellites de l'URSS)
∑ L'accroissement du nombre des membres de l'UE a augmenté très (trop) rapidement

Face à des bouleversements qui se sont succédés a un rythme effréné, il est difficile de demander à l'UE de développer une politique extérieure cohérente, de mettre en place des instruments de sécurité efficaces ou d'inventer un système politique performant. Personnellement, j'étais contre une ouverture à l'Est. Mais pouvait-il en être autrement, face aux demandes et attentes des ex-pays du bloc soviétique. L'UE ne peut pas continuer à s'étendre constamment, sans repenser son système de fonctionnement interne. Ce vaste chantier se compliquera encore avec l'arrivée de membres ayant accumulés d'autres expériences au cours de leur histoire (niveau économique - politique).

Ce constat n'est pas pessimiste mais a plutôt pour but de montrer que, dans la situation actuelle, il est presque normale que l'UE provoque des frustrations. A nous, citoyens d'alimenter le débat, de façon à créer une certaine identité autour de l'idée européenne, de se réapproprié ce thème et de contribuer modestement à l'évolution du Vieux Continent.

Alex

Publié par Alex le 14 novembre 2005 à 15:27

Ci-dessous un lien vers une discussion très intéressante sur la nécessité même des Etats, avec une perspective fortement libertarienne - et parfois manichéenne.

http://www.leblogueduql.org/2005/11/la_dmocratie_es.html

Publié par Ludovic Monnerat le 14 novembre 2005 à 19:19

Et si l'on imaginait simplement un régime de liberté ? Chaque jour, les états démontrent un peu plus leur inefficacité, leur illégitimité et leur archaïsme. Le monde tel qu'il est et tel qu'il vient ne pourra plus supporter très longtemps le poids de ce système organisationnel hérité d'une époque révolue.

Publié par Gadrel le 15 novembre 2005 à 22:08