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6 septembre 2005

Une école de planification

La planification des opérations est un thème que j'ai déjà abordé dans ce carnet. Une chose intéressante est la manière de l'instruire et de l'entraîner. Dans le cadre du stage de formation d'état-major général IV et V existe ainsi un exercice qui occupera les participants pendant 2 semaines. Il s'agit d'une planification de défense à l'échelon d'une brigade à dominante blindée, mais dans un environnement largement interforces à des fins didactiques. Je ne peux entrer dans les détails, si ce n'est pour dire que l'on parvient à voir simultanément les effets respectifs des opérations terrestres, aériennes et spéciales (pour prendre un langage international).

Une particularité de cet exercice réside cependant dans la liberté d'action laissée aux 2 états-majors formés pour l'occasion. Ils ont en effet un total de 4 jours pour parvenir à développer des variantes d'emploi détaillées, et ils vont ensuite consacrer une semaine à vérifier ces variantes avec deux méthodes différentes : un jeu de guerre, qui rassemble tout l'état-major autour d'une carte géante avec des pions représentant les unités propres et adverses, et une simulation informatique, avec le simulateur de conduite 95 que l'armée a installé à Kriens. En d'autres termes, chaque état-major aura la possibilité de tester concrètement sa décision potentielle avec 2 outils complémentaires.

Cette manière de procéder est assez nouvelle dans l'armée suisse. Pendant des décennies, les stagiaires finissaient tous par être confrontés à une solution d'école, généralement immuable, qui imposait la Vérité et excluait tous les impondérables du combat. Ce n'est que depuis quelques années que l'on accepte l'incertitude et que l'on privilégie la créativité pour y faire face, au lieu d'en rester à la facilité des solutions toutes faites. Je me souviens par exemple avoir été autorisé à planifier des manoeuvres de déception outrageusement peu conventionnelles, pendant ma propre formation d'officier d'état-major général, et à être suivi dans mes réflexions par le corps enseignant, alors que par le passé cela m'aurait valu une remise à l'ordre immédiate - et certainement une sanction au niveau des qualifications.

L'évolution de l'armée suisse est une chose que l'on perçoit aisément de l'intérieur. Le fait que tout n'évolue pas dans la bonne direction ne signifie pas que tout soit mauvais, mais souligne simplement les difficultés à surmonter.

Publié par Ludovic Monnerat le 6 septembre 2005 à 13:33

Commentaires

Appréciant le gouffre qui existe entre la déception selon Sun Tzu et "les lois et coutumes de la guerre" qui régiraient une action armée de la Suisse, j'avoue voir ma curiosité (eh oui, c'est un vilain défaut) piquée par votre "teaser" relatif au manoeuvres de déception outrageusement peu conventionnelles.

Comment l'armée suisse, bras armé d'un pays signataire de la convention de la Haye résout-elle la quadrature du cercle de pratiquer une déception non conventionnelle tout en ne dérogeant pas aux principes de la convention susnommée alors que les préceptes de Sun Tzu les plus militairement non conventionnels font usage de beaucoup d'éléments et situations que les LCG proscrivent.

Cette question posée sans sarcasmes aucun et subordonnée aux informations que le secret et la classification peuvent laisser transparaître, "if any".

Publié par Sgt. Maeder le 6 septembre 2005 à 15:34

Mon cher sergent, je vais tenter de satisfaire votre curiosité.

En premier lieu, il faut souligner que la déception militaire - c'est-à -dire la tromperie de l'ennemi par des stratagèmes du champ de bataille - est parfaitement légale. On pouvait s'en douter, mais il est bon de le rappeler. Des manoeuvres de déception sont ainsi utilisées de façon systématique par les forces armées US en Irak. Les combats de Najaf et Falloujah, en 2004, ont vu plusieurs actions très efficaces dans ce domaine.

En second lieu, il faut souligner que la meilleure déception consiste à faire croire à quelqu'un ce qu'il croit déjà . L'autosuggestion est le ressort le plus puissant de la mystification. Autrement dit, une déception réussie passe souvent par un grossissement de ce qui est déjà apparent, par la confection discrète d'un mensonge venant camoufler la vérité.

Maintenant, en ce qui me concerne et dans l'exemple que j'avais en tête, j'avais tenté de développer une variante dans laquelle une brigade blindée adverse était amenée à créer les conditions de sa propre destruction en poursuivant des objectifs opportunistes, présentés par une disposition un brin perverse des propres forces qui dissumulait une embuscade mortelle sur les échelons logistiques et du génie. Le tout consistait à spéculer sur la psychologie des troupes blindées adverses et leur propension à la poursuite... sans prendre de risque inconsidéré.

Evidemment, sur une carte et dans un cours d'état-major général, tout est somme toute facile. Raison de plus pour tester les variantes au simulateur ou par le jeu de guerre...

Publié par Ludovic Monnerat le 6 septembre 2005 à 15:47

Permettez mon intrusion :

En quoi ce stratagème aurait pu valoir par le passé une remise à l'ordre immédiate ?
Si l'on part du postulat qu'un affontement de face entre nos forces blindées et des forces attaquantes par défaut supérieures (en nombre) se solderait surement par des pertes importantes de notre côté, se focaliser sur la logistique adverse et éviter le face à face directe semble être une très bonne idée.

Avec une point d'ironie, l'état-major de l'époque en était-il resté au affrontement "chevaleresque" et aux lignes de fantassins napoléoniennes ?

Publié par Un lecteur le 6 septembre 2005 à 16:38

A propos des outils de planification et de conduites des Etats-majors:

L'armée suisse est-elle entrain de développer des systèmes de commandemants comprenenant des postes de commandements aussi développé que le "ROLF 2010" suedois qui presentera le champ de bataille en 3 dimensions et qui sera équipé de visionarium permettant de recevoir des images de drones, de caméras au sol ou encore de chaînes de television ?
Ce genre de technologie permettrait-elle d'inclure plus facilement les nouveaux facteurs qui entrent en comptes dans les conflits modernes ?

Publié par crys le 6 septembre 2005 à 17:07

A un lecteur : votre raisonnement est pertinent. Pourtant, le fait d'abandonner librement du terrain à un adversaire et de renoncer à des passages obligés pour ce faire aurait été considéré comme une hérésie sous l'Armée 61 et une bonne partie de l'Armée 95. Certains réflexes tactiques ont la vie dure, sans parler du carcan propre à la solution d'école. Par ailleurs, spéculer sur les intentions d'un adversaire, voire même sa psychologie, donne des boutons à bien des militaires de carrière. Cela ne se fait pas, point barre. Il est plus simple d'en rester au nombre de chars, à la portée des canons, etc. C'est insuffisant mais tangible. Cela rassure.

A crys : Oui, des projets ambitieux existent dans le domaine C4ISTAR. Ce carnet n'est pas le lieu pour en discuter. En revanche, ces technologies modernes ne sont pas vraiment conçues pour intégrer les facteurs élargis des conflits modernes : elles ont surtout pour effet d'optimiser la manière traditionnelle de combattre... Mais une technologie peut être détournée de son emploi projeté, fort heureusement.

Publié par Ludovic Monnerat le 7 septembre 2005 à 8:53