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30 juillet 2005

Les cartes du XXIe siècle

Un article de Ralph Kinney Bennett sur TCS décrit la transformation du concept « ciel ouvert » depuis 50 ans, entre la proposition du Président Eisenhower de survols mutuels du territoire et l'avènement des cartes satellites accessibles à tout un chacun via Google Earth. La démocratisation des images haute résolution prises depuis l'espace est un sujet qui m'intéresse depuis plusieurs années, et elle illustre effectivement une révolution : les Etats et leurs armées ont perdu le monopole de la cartographie et de l'observation spatiale, c'est-à -dire le contrôle d'informations dont la valeur, du coup, tend à diminuer. Il est aujourd'hui possible à n'importe qui de télécharger librement des cartes et des images qui par le passé auraient nécessité des investissements importants. Avec pour conséquence de réduire l'importance du domaine physique comme espace conflictuel.

En tant qu'officier d'état-major général, j'ai reçu un jeu complet de cartes topographiques à échelle 1 : 50 000 de la Suisse (il n'y en a que 77, c'est pratique un petit pays !). Ces cartes créées par swisstopo sont d'une qualité excellente, me servent régulièrement lors de mes randonnées en territoire peu connu, et sont utilisées de façon systématique par les états-majors (jusqu'au niveau brigade ; après, on change d'échelle). Je garde d'ailleurs des souvenirs émus des longues minutes passées à assembler plusieurs de ces cartes, jusqu'à 9 pour un exercice nocturne! Mais si elles conviennent parfaitement à la localisation de forces, d'axes et de secteurs, elles ne disent rien des intentions, des interactions et des opinions. C'est bien l'une des faiblesses des armées contemporaines : conserver un système de représentation qui date de l'époque révolue des forces bleues et rouges. Elles savent où, parfois quoi et quand, très rarement pourquoi.

Imaginons la cartographie classique d'une ville. Une formation qui s'y déploie sait rapidement où elle peut se déplacer, se dissimuler, s'établir et se ravitailler, quels sont les passages obligés à tenir, les axes à protéger, les points névralgiques à contrôler. En faisant un travail de préparation sérieux, on numérote chaque bâtiment, on donne des noms de code à chaque itinéraire, on identifie les connexions énergétiques, économiques et informationnelles. On comprend comment la représentation matérielle de la ville est articulée. Mais une carte ne fournit pas spontanément d'indication sur les lieux symboliques, sur les opinions politiques, sur les valeurs morales, sur les fractures identitaires, sur les antécédents subjectifs. C'est la représentation immatérielle qui fait défaut, et cette carence empêche de comprendre comment vivent la ville et ses habitants.

En prenant le problème par l'autre bout, celui des êtres individuels au lieu de la vue aérienne ou spatiale, les armées confectionnent patiemment des organigrammes qui montrent les liens entre les individus, les groupes, les tribus ou encore les entreprises. Telle est la méthode qui a été employée pour localiser et capturer Saddam Hussein, qui constitue la règle face aux réseaux criminels ou terroristes, et qui était connue sous le nom de « système Trinquier » durant la bataille d'Alger. Ceci étant, un organigramme comptant des centaines de noms reste particulièrement difficile à manipuler, et fait courir le risque de se perdre dans les détails. Cette vision au ras des pâquerettes est indispensable à toute analyse, mais elle ne suffit pas toujours à fonder une décision. L'alternance entre la vue d'ensemble et l'effet microscope conditionne la compréhension d'un secteur d'engagement.

Les cartes du XXIe siècle seront nécessairement multidimensionnelles, et couvriront tous les espaces des conflits à venir : terrestre, aérien, spatial, électromagnétique, cybernétique et sémantique. Nous avons besoin de cartes interactives permettant à l'utilisateur d'effectuer des corrélations entre les emplacements et les activités, entre les opinions et les individus, entre les identités et les signaux, entre les causes et les effets. Et les logiciels d'intelligence artificielle capables de supporter de telles fonctions seront alors aussi précieux et secrets que les cartes approximatives de la Renaissance.

Publié par Ludovic Monnerat le 30 juillet 2005 à 20:09

Commentaires

La première fois que j'ai utilisé Google Earth, j'ai parcouru la région de mon enfance, le sud d'Agadir au Maroc. 40 ans après et malgré la basse résolution, les images enfouies au fond de mon cerveau refaisaient surface grâce à la précision presque diabolique de ce logiciel. Ma réflexion fut de penser que l'autorisation de divulguer de telles images pouvait avoir comme message : Regardez ce que nous vous offrons, imaginez ce que nous savons sur vous...

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 31 juillet 2005 à 3:10

L'armée suisse est-elle entrain de développer des systèmes de commandemants comprenenat des postes de commandements aussi développé que le "ROLF 2010" suedois qui presentera le champ de bataille en 3 dimensions et qui sera équipé de visionarium permettant de recevoir des images de drones, de caméras au sol ou encore de chaînes de television ?
Ce genre de technologie permettrait-elle d'inclure plus facilement les nouveaux facteurs qui entrent en comptes dans les conflits modernes ?

Publié par crys le 24 août 2005 à 18:27