« Mise à jour de CheckPoint | Accueil | Une barrière bien utile »

25 avril 2005

Entre fantômes et oeillères

On peut lire aujourd'hui dans Le Temps un article de Samuel Gardaz (accès libre) consacré à un rapport de l'International Crisis Group sur l'état de l'islamisme au Sahel. Ce texte est assez typique d'une tendance hélas endémique dans les rédactions : la propagation des messages produits par les ONG en l'absence de sens critique, sans prise en compte des intérêts qu'elles défendent, et sans examiner la position de ceux auxquelles elles adressent leurs sermons. Il faut en effet rappeler que les ONG sont souvent des structures utilisant les ressources morales, l'apparence de la légitimité, pour diffuser et imposer leurs points de vues, généralement directement à l'attention des dirigeants politiques, économiques et militaires. Les propositions de l'ICG s'adressent ainsi au Gouvernement américain, à l'OTAN ou encore à l'UE.

L'article publié par Le Temps reprend sans autre l'analyse de l'ICG et accuse les militaires américains d'exagérer les dangers dus au terrorisme islamiste au Sahel, voire carrément de manipuler les opinions publiques pour favoriser les intérêts US :

Déclarations alarmistes émanant d'officiels américains, programme de coopération militaire piloté par le Pentagone pour contrer la menace, et très nombreux échos dans les médias: tout a concouru à transformer cet ensemble constitué du Tchad, du Mali, du Niger et de la Mauritanie en un «nouvel Afghanistan» où il convenait de toute urgence de traquer les émules d'Oussama ben Laden. Emballement inapproprié? Voire véritable manipulation? Dans son dernier rapport sur le sujet, intitulé «Islamic terrorism in the Sahel: fact or fiction», l'International Crisis Group (ICG) décortique comment ces quatre pays subsahariens sont abusivement qualifiés, alors que la menace terroriste y est jugée très faible.

A priori, on veut bien croire à cette histoire intéressante d'une ONG honnête et travailleuse qui prend la main dans le sac le commandement militaire américain en Europe (EUCOM) et démonte un énième stratagème orchestré par Donald Rumsfeld. Je connais bien Samuel Gardaz, j'ai de l'estime pour lui et traiter un tel sujet sous pression de temps n'est jamais facile, mais son article ne permet pas vraiment de croire à une telle histoire. Le résumé du papier de l'ICG n'est en effet pas contrebalancé par une vérification indépendante ou un aperçu des activités de l'EUCOM ; le clou est au contraire enfoncé par l'interview du responsable de l'ICG pour l'Afrique du Nord, lequel affirme qu'une « réponse strictement militaire est contre-productive » sans voir qu'un tel reproche, au sujet d'un programme de coopération militaire, manque singulièrement de pertinence.

Les indices prouvant que Samuel Gardaz n'a pas pu ou voulu considérer les deux versions de l'histoire sont assez simples à déceler : tout d'abord (c'est ce qui m'a sauté aux yeux), le général Wald n'est pas le chef de l'EUCOM, et il s'agit bien entendu du général James Jones puisque le chef militaire de l'OTAN est également celui des troupes américaines en Europe depuis la fondation de l'alliance (Wald est son remplaçant). Une vérification des actions menées par l'EUCOM aurait certainement permis de corriger l'erreur. Par ailleurs, le programme incriminé - la Pan Sahel Initiative - s'est achevé fin 2004 et a été remplacé par la Trans-Sahara Counter Terrorism Initiative (TSCTI), qui inclut également l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, le Ghana et le Nigeria, et qui fait directement partie de la guerre menée par les Etats-Unis contre le terrorisme islamiste :

Operation Enduring Freedom - Trans Sahara (OEF-TS) OEF-TS is the U.S. military component of TSCTI. EUCOM executes OEF-TS through a series of military-to-military engagements and exercises designed to strengthen the ability of regional governments to police the large expanses of remote terrain in the trans-Sahara.

Par conséquent, il faut bien considérer que l'angle d'attaque choisi par l'ICG est périmé, confine au superficiel et manque l'essentiel - à savoir le fait que les commandements militaires régionaux des Etats-Unis produisent aujourd'hui des efforts pour la stabilisation et l'intégration de toutes les zones sur leur contrôle, y compris celles, largement désertiques, du Sahel. Eviter les vides stratégiques, les zones de non-droit qui profitent tant aux activités criminelles et terroristes, est devenu une priorité des militaires américains.

A dire vrai, la diplomatie militaire est une action préventive dont les ONG et les médias peinent à percevoir le rôle. Lorsque l'ICG recommande à EUCOM de coordonner ses actions avec le programme militaire français visant à renforcer les capacités africaines en matière de maintien de la paix (RECAMP), on mesure bien à quel point les auteurs du texte ignorent tout du sujet. L'objectif principal du Pentagone, par le biais de ces programmes de coopération, consiste à instaurer une présence, à établir des contacts, à obtenir des connaissances qui pourront le cas échéant s'avérer utile, tout en renforçant les outils des Etats concernés par le savoir-faire et le matériel américains. C'est une manière à la fois de désamorcer des conflits potentiels, d'augmenter les effets en cas d'intervention ouverte et d'interdire par avance l'accès à certaines régions. Le produit d'une réflexion stratégique sur les menaces immanentes de notre ère : être présent et diffuser ses idées pour contrer celles de l'ennemi.

Au demeurant, je me demande bien comment l'ICG est en mesure de vraiment appréhender une coopération militaire menée essentiellement avec des unités non conventionnelles. Déployer des forces spéciales US au Sahel n'est jamais une action innocente : si l'enjeu n'en valait pas la peine, ces soldats hautement demandés seraient engagés ailleurs. Il est vraiment dommage qu'en suivant les incantations moralisatrices des ONG, les médias arborent des œillères qui contribuent à leur masquer la réalité bien plus complexe et passionnante des événements.

Publié par Ludovic Monnerat le 25 avril 2005 à 9:56

Commentaires

Peut-on faire pire que ça : http://www.reseauvoltaire.net/article16781.html ?

Aux secours!

Publié par Ruben le 25 avril 2005 à 13:32

Oui on peut faire pire...ne rien dire !

L'Homme qui se tait sous un régime dictatorial est libre de ses pensées. L'Homme qui se tait sous un régime démocratique pense qu'il ne doit pas parler.

Le premier est libre, le second subit son propre dictat.

Traquer l'imposture devrait être l'activité première des Médias mais peut-on parler encore de Médias ? peut-on encore parler de Citoyens ? peut-on encore parler de morale ? peut-on encore parler...

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 25 avril 2005 à 16:43

"Le premier est libre"

Heu... Vous allez peut-être un peu vite en besogne, là .

Publié par fingers le 25 avril 2005 à 16:55

" vite en besogne " Oui, vous avez raison si l'on s'arrête à la matière mais l'esprit lui est libre. Peut-on asservir l'esprit ? Même quand on vous retranche dans la folie, on ne peut capturer votre esprit. Quand je suis en colère j'aime bien lire ces paroles du Grand Victor Hugo :-)

Quoi que fassent ceux qui règnent chez eux par la violence et hors de chez eux par la menace, quoi que fassent ceux qui se croient les maîtres des peuples et qui ne sont que des tyrans de consciences, l'homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera toujours le moyen d'accomplir son devoir tout entier.
La toute puissance du mal n'a jamais abouti qu'à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l'étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression, elle se réfugie d'une forme dans l'autre. Le flambeau rayonne; si on l'éteint, si on l'engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l'on ne fait pas la nuit sur la parole; si l'on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l'on ne bâillonne pas la lumière. Victor Hugo (1802 - 1885)

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 25 avril 2005 à 19:07

Pour en revenir au Sahel, il est vrai qu'il est difficile de distinger terrorisme et grand banditisme dans cette zone.
La longue détention de touristes Européens et leur échange contre des valises de billets me semble étre à considerer dans la 2eme catégorie.
Il y a aussi l'année derniéres des accrochages entre l'armée Tchadienne soutenues par des FS US et des groupes politiques locaux contre une bande d'Islamistes venue d'Algérie par contre reléve de bien de la lutte anti terrorisme.
Je ne cache pas que voir des GI's trainer dans le pré carré Africain de la France fait grincer quelques dents parmis les militaires Français.
Il y a encore 10 ou 15 ans, cela aurait les Paras ou la Légion qui auraient discrétement fait ce travail.

Publié par Frédéric le 25 avril 2005 à 22:45

Je pense qu'il y a déjà longtemps que le pré carré Africain de la France est visité par les américains. J'ai vu au Québec une carte américaine de plus de cent ans du sud marocain d'une précision incroyable, son origine ne peut s'expliquer que par des relations étroites avec des géographes juifs car à l'époque le Maroc était fermé. Dans les années 60 il n'était pas rare de rencontrer des FS comme on les appelle maintenant dans le sud marocain, habillés en djellaba et parlant couramment l'arabe et le berbère. Tant qu'au grand banditisme, rançonner fait parti de la survie des grands nomades, Rguibats, Chambas ou autres, et cela ne date pas d'hier. Cette façon de faire pour eux est légitime et ne s'est jamais vraiment arrêté durant la présence française comme d'ailleurs l'esclavage " économique ". J'ajouterais que leur grande faculté d'adaptation pour la survie les poussent peut être à se lier momentanément avec la mouvance islamique qui se propage rapidement grâce aux confréries maraboutiques de ces régions et mondialisation oblige elles sont très bien représenté sur le continent américain.

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 29 avril 2005 à 20:24

Monsieur Monnerat,
Il se trouve que je connait la personne qui a rédigé le rapport ICG que vous incriminez, elle a interviewé de nombreuses personnes et c'est rendu sur place (Mali, Mauritanie..., est-ce votre cas ? Par ailleurs, vous relevez des imprécisions mais, votre réponse en contient également, la PSI a pris fin lorsque la TSCTI a commencé,c'est a dire en juin 2005 (par un exercice appelé fintlock 2005). Le Nigeria et le Ghana ne perticipent pas à la TSCTI. Par ailleurs, il est évident que cette présence américaine au Sahel fait grincer des dents à Paris. Et on ne peut pas déconnecter cette présence des enjeux pétroliers futurs (USA veuulent augmenter leurs achat de brut en Afrique pour diversifier l'origine géographique de leur approvisionnement). La lutte contre le terrorisme est vraiment pratique. A ne pas définir précisément ce que sont les terroristes, on peut justifier tout et n'importe quoi, y compris faire passer dans les opinions publiques un rapprochement avec Washington (cf. les analyses à ce sujet sur l'Algérie). Pour résumer, les USA ont besoins d'épouvantails...
Bien à vous et merci de vous intéresser à cette zone dont on parle bien peu.

Publié par Papa Chubby le 21 novembre 2005 à 13:06