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17 mars 2005

Le pouvoir de l'argent

Le site StrategyPage.com a publié hier une colonne de James Dunnigan consacrée au rôle de l'argent dans les conflits contemporains, et notamment à l'impact que des primes ou des compensations peuvent avoir sur les comportements et les loyautés. La campagne d'Afghanistan a montré combien des forces spéciales disposant d'une porte-monnaie bien garni - et d'un appui aérien rapproché conséquent, couplé à une logistique aérotransportée de premier ordre - pouvaient renverser l'issue d'un conflit et transformer un assemblage hétéroclite de milices rivales, à savoir l'Alliance du Nord, en un rouleau compresseur qui est venu à bout des Talibans, a privé Al Qaïda d'une grande partie de son infrastructure d'entraînement, et a obtenu le premier succès dans la guerre contre le terrorisme islamiste.

Cette dimension a naturellement existé de tous temps, et les services secrets l'exploitent sur une base quotidienne pour obtenir des renseignements ou faciliter des opérations clandestines ; la récente annonce des services russes qu'une prime de 10 millions de dollars avait permis l'élimination d'Aslan Maskhadov rappelle la normalité d'une telle pratique. Ce qui est nouveau, c'est que les armées doivent intégrer au quotidien le domaine financier dans leur action, et gérer des sommes parfois importantes pour influencer les esprits dans leur secteur d'engagement. A ce titre, l'argent constitue d'ailleurs une munition de choix en Irak, et les crédits d'urgence pour la reconstruction ont parfois fait des miracles (à Sadr City, le quartier de Bagdad attribué à la 1ère division de cavalerie US l'an passé, le nombre d'attaques hebdomadaires est passé de 160 à moins de 5 en l'espace de 6 mois).

Le caractère endémique de la corruption, dans de nombreux pays, rend d'ailleurs nécessaire la distribution de sommes parfois importantes sous peine d'indisposer ses interlocuteurs. A elle seule, la différence de pouvoir d'achat entre les puissantes économies occidentales et les pays émergents ou ravagés confère en outre une valeur disproportionnée à des sommes modestes. C'est une réalité dont le contingent suisse à Sumatra s'est rapidement rendu compte : l'argent liquide porté par les premiers détachements a permis assez rapidement de louer des installations et des prestations répondant à nos besoins, mais les mêmes montants auraient pu acheter n'importe quoi - des hommes, des renseignements, des véhicules, des maisons, des armes et des explosifs. On ne mesure pas le poids des devises fortes lorsque les taux de change officieux sont le double ou le triple de ce que les établissements officiels pratiquent.

Ce déséquilibre explique largement pourquoi les revenus gigantesques issus de la vente du pétrole ou du trafic de drogue sont tellement subversifs : ils fournissent à ses bénéficiaires un pouvoir localement équivalent à celui des plus riches Etats de la planète (notamment parce que les populations de ceux-ci rassemblent leurs principaux clients). La surenchère dans la mise à prix des dirigeants d'Al-Qaïda, pour les Etats-Unis, est autant une démonstration d'opulence qu'une volonté de capturer ou d'éliminer ses ennemis. Et la distribution routinière d'argent par leurs formations militaires en fait des acteurs économiques et politiques au-delà de leurs effets sécuritaires, à tel point d'ailleurs que les Provincial Reconstruction Team mis en place en Afghanistan présentent des parallèles indéniables avec l'action des troupes coloniales européennes au XIXe siècle.

L'argent reste naturellement un substitut, même dans son emploi militaire, et il ne peut à lui seul créer des capacités ou des volontés qui n'existent pas. En tant que tel, il joue cependant un rôle de multiplicateur de forces, et permet à une formation d'obtenir des effets similaires avec des effectifs ou des moyens moindres - et donc de réduire les frictions que ceux-ci engendrent. Là encore, rien de bien nouveau sous le soleil : les armées des grandes monarchies européennes avaient coutume d'emmener des fonds pour limiter leur encombrant bagage, en achetant sur place ce dont elles avaient besoin (une méthode à terme plus efficace que la réquisition). Mais un seul individu, doté des connaissances et des finances nécessaires, peut aujourd'hui tisser un réseau et développer des cellules combattantes au sein de n'importe quelle cité majeure.

Les idées restent probablement l'une des rares choses que l'argent ne peut pas acheter, et qu'il complète admirablement.

Publié par Ludovic Monnerat le 17 mars 2005 à 23:45