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2 mars 2005

La gestion des émotions

MEDAN - C'est un point qui mérite réflexion et circonspection, raison pour laquelle je n'en parle qu'aujourd'hui : la gestion des émotions et du stress pour le personnel militaire exposé à la situation dans la province d'Aceh. Les équipages et passagers amenés à travailler et à séjourner dans une zone de catastrophe majeure ont naturellement reçu une préparation préalable à la manière de gérer l'impact des scènes auxquelles ils ont assisté ; mais rien ne prépare entièrement un homme ou une femme à atterrir, à travailler et à évoluer dans une zone pleine de cadavres en putréfaction. A plusieurs reprises au début de l'opération, des pilotes ont ainsi fondu en larmes durant leur débriefing quotidien et exprimé les émotions accumulées durant leur journée de travail. Pour ma part, je n'ai pas constaté de réaction similaire depuis mon arrivée, parce que les équipages alors engagés avaient rejoint une opération dont le rythme de croisière avait été atteint, dans une situation humanitaire nettement améliorée. Cet aspect humain n'en reste pas moins présent, bien que rarement évoqué.

Avant et pendant le vol, les équipages ne témoignent en fait d'aucune émotion particulière au sujet de leur engagement : ils se concentrent sur leur travail, appliquent les procédures réglementaires, maintiennent entre eux un dialogue normal et traversent avec calme des journées pleines d'imprévu. Peut-être parlent-ils d'ailleurs davantage entre eux, en échangeant des plaisanteries et des anecdotes, tout en maintenant des contacts ouverts et détendus avec les Indonésiens (lorsque les rotors sont à l'arrêt !) ainsi qu'avec les militaires d'autres armées. J'en ai parlé avec l'un des pilotes, qui a eu un entretien avec un journaliste suisse portant avant tout sur des questions émotionnelles ; pour lui, les émotions sont tout simplement interdites durant le travail : piloter un Super Puma souvent à pleine charge dans un environnement inhabituel et délabré est déjà suffisamment délicat comme cela. C'est bien entendu après le travail, lorsque les images et les odeurs reviennent en tête, que les problèmes commencent.

Le commandant de la Task Force SUMA a dès le début identifié l'importance de cet aspect de la mission, et plusieurs mesures ont été prises pour gérer au mieux celui-ci, et donc éviter des cas de stress post-traumatique au retour en Suisse. Le dialogue joue d'abord un rôle essentiel : des contacts informels et des échanges de points de vue ont lieu toute la journée, au hangar qui sert de base ou dans l'hôtel qui sert de cantonnement. Le débriefing des pilotes, mené chaque jour par le chef des opérations, est ainsi complété par des débriefings improvisés qui se déroulent souvent au lobby de l'hôtel, et qui permettent aux militaires de parler et de communiquer en-dehors de leur branche spécialisée. Il ne se passe ainsi pas un jour sans que le commandant ne s'asseye avec des pilotes, des mécaniciens ou des policiers militaires pour les écouter. C'est également une manière traditionnelle de prendre le pouls de la troupe, et de savoir au mieux comment évolue l'humeur, la motivation, la fatigue et donc l'efficacité de celle-ci.

Le rythme de travail a également été conçu pour préserver dans la durée cette efficacité. En alternant deux jours de vol (dont une nuit passée dans un camp militaire à Sabang) et un jour de congé, et en interdisant la sortie de l'hôtel autrement qu'en groupe et en civil (ceci aussi pour des raisons de sécurité, respectivement d'accord entre Gouvernements pour la question de l'uniforme), des conditions favorables ont été créées pour un rapprochement entre les membres d'un équipage donné (dont le personnel provient de plusieurs places d'aviation - Alpnach, Dübendorf, Payerne, Sion ou encore Meiringen - et travaille rarement ensemble) et des heures délassantes qui permettent de discuter et de digérer les émotions vécues. En même temps, l'utilité évidente de la TF SUMA pour les conditions de vie - voire de survie - locales a fait beaucoup pour réduire le stress lié à la mission. Le pire aurait été d'être confronté à une situation catastrophique sans avoir la moindre possibilité de contribuer à son amélioration. Les militaires suisses sont des sauveurs à Sumatra, et ils le savent.

Le choix des emplacements a aussi contribué à résoudre ce problème. Durant une journée de travail, les équipages faisaient généralement une courte pause de midi sur l'aéroport de Banda Aceh, où ils mangeaient des rations de secours de l'armée suisse (avec biscuits, fruits secs, pâté, chocolat, chili, bœuf au curry, riz, thé, café, etc.) ; le premier soir, ils logeaient à Sabang et partageaient le repas de l'excellente cuisine du 3e régiment d'hélicoptères de combat, avant de loger sous tente, exposés à la chaleur et entourés de moustiques (les filets ne protègent jamais intégralement). Un cantonnement rustique où bien des pilotes ont passé des nuits difficiles. En revanche, la vie à l'hôtel de Medan les sortait totalement du secteur touché par le tsunami, et leur permettait de dormir dans des chambres climatisées, de prendre un bain à la petite piscine de l'hôtel, d'échanger des courriers électroniques au café Internet, de communiquer gratuitement avec leurs proches par téléphone satellite, et bien entendu de profiter de leur congé pour sillonner la ville et ses nombreuses attractions. En bref, de se changer complètement les idées.

Conjuguées aux qualités des militaires déployés, ces mesures ont permis de maintenir une capacité opérationnelle optimale au sein du personnel navigant. Le retour en Suisse a certes été difficile pour les membres de la première rotation, car l'opération avait à cette époque une intensité émotionnelle maximale, et la routine quotidienne de l'administration militaire ou des Forces se situe à l'exact opposé de ce qu'implique un engagement en situation de crise. Il est toutefois certain que des expériences utiles ont été faites dans le domaine psychologique, et que les leçons tirées de cette opération aboutiront à renforcer la prévention, la gestion et le suivi des cas de stress liés à un traumatisme donné. Les futures opérations de l'armée pourront en bénéficier.

Publié par Ludovic Monnerat le 2 mars 2005 à 3:47

Commentaires

J'ai vécu avec toute la population d'Agadir au Maroc un tremblement de terre extrêmement violent car l'épicentre était peu profond ( 15 000 morts officiels et 25 000 + en réalité ). J'avais 16 ans le 29 février 1960 et 45 ans après je déplore qu'a l'époque l'aide psychologique n'existait pas. L'odeur des cadavres, la poussière des gravas, l'inquiétude entretenue par les répliques, la disparition de notre environnement humain et physique eu pour conséquence que nous avons vécu en fonction de ce choc et je pense que notre façon d'être s'en est ressenti pendant plusieurs années. Le temps fut divisé entre avant et après la catastrophe, une certaine amnésie entretenue par le manque de repaire et la disparition définitive d'un trop grand nombre de personnes dans un temps très court ne favorisa pas la compréhension de ce drame et l'aptitude à une certaine résilience fut notre seule thérapie. Agadir 1960 : http://perso.wanadoo.fr/pylk/

Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 2 mars 2005 à 6:04

Je vous invite à lire « On Killing - The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society" du psychologue militaire américain et lieutenant colonel David Grossman (Éditeur : Back Bay Books - novembre 1996).

Ou encore, de lire ceci : http://www.armees.com/article.php?id_article=351&suite=0

Publié par ZC le 6 mars 2005 à 19:01

on dit que l'intensité d'un traumatisme n'est pas toujours lié à l'ampleur d'une catastrophe mais plutot à la perception de la personne à recevoir le ou les chocs et le soutien qu'elle recoit à evacuer la dureté de l'impacte
j'aimerai savoir si une personne harceller ds son travail depuis longtemps qui n'a pas de vie stable affectivement et qui fait un travail donnant des emotions forte peut continuer à le faire surtout si cette derniere exprime une peur et le desir à ne plus subir
ou est le danger
j'ai moi meme vécu deux tremblement de terre j'étais petite je m'en souviens mais la confiance en mes parents rendait l'evenement moins violent

Publié par blanc le 19 novembre 2007 à 16:59