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14 février 2005

Le retour des petites guerres

Le Corps des Marines américains vient de rendre publique [en fait, c'est la version finale qui vient de sortir, je me suis trompé] la première version d'un règlement consacré aux « petites guerres », c'est-à -dire les conflits de basse intensité qui aujourd'hui sont la règle, en procédant de la sorte à une révision du Small Wars Manual de 1940. Rédigé parallèlement aux travaux de l'US Army sur la contre-insurrection, ce document signale une reconnaissance historique : les troupes terrestres américaines admettent enfin que le combat symétrique de haute intensité ne représente plus leur activité centrale, et acceptent d'adapter leur doctrine, leurs principes, leurs tactiques et leurs procédures au combat asymétrique. La chose pourrait sembler aller de soi, mais la culture militaire américaine reste largement axée sur la bataille frontale et décisive ; les leçons de l'une des principales erreurs opératives du Vietnam - mener la guerre que l'on doit, et non celle que l'on veut - sont donc bel et bien tirées.

Ce document rappelle que l'attentat suicide du 23 octobre 1983 à Beyrouth, qui avait entraîné la mort de 241 Marines, a été le déclencheur de cette mutation des esprits ; à l'époque, les Marines posaient la garde au Liban avec des armes sans munitions, parce qu'ils n'étaient pas « en guerre ». Comme toujours, les armées paient leurs erreurs dans le sang, et la définition des petites guerres de 1940 a été réapprise à l'aune de l'échec :

"!small wars are operations undertaken under executive authority, wherein military force is combined with diplomatic pressure in the internal or external affairs of another state whose government is unstable, inadequate, or unsatisfactory for the preservation of life and of such interests as are determined by the foreign policy of our Nation."

Les conflits de basse intensité occupent une place centrale dans la pensée militaire moderne, mais leurs particularités peinent à être intégrées dans des méthodes qui restent axées sur le combat traditionnel. Elles constituent pourtant une phase décisive de toute coercition armée, car elles mènent directement à l'état final attendu, et considérer la phase de haute intensité qui les parfois précède comme décisive est la seule erreur majeure que les planificateurs américains ont commise avec l'opération Iraqi Freedom : concevoir le renversement de Saddam Hussein comme un but en soi, et non comme un point décisif à atteindre pour autoriser la stabilisation de tout le pays. De plus, une petite guerre est tout aussi importante qu'une grande, car elle peut occasionner en cas d'échec une élévation des enjeux précipitant l'escalade et l'extension du conflit.

Ce manuel décrit avec précision ces aspects. Il explique également pourquoi ce type de guerre forme un combat aux points, et non un affrontement autorisant un k.o. rapide :

Whenever possible in an asymmetrical conflict, the "lesser" power will seek to frame the activities to neutralize the advantages of mass, scale, and superior economic output of the "greater" power. Specifically, adversaries will avoid fighting on terms that will attrite them into submission by overwhelming force, or by the short-lived effects of a rapid precision strike campaign. This approach can mean that small wars are potentially long wars, making pre-determined exit strategies and rigid timetables unrealistic and counterproductive.

Les réflexions du Corps des Marines forment ainsi une rupture avec les concepts futuristes élaborés durant les années 90, et appliqués avec enthousiasme par l'Air Force ou par la Navy dans le sens d'une technologie sans cesse plus complexe et performante. C'est précisément parce que l'avantage des forces armées américaines dans une guerre conventionnelle ne cesse de croître que ce type de conflit est devenu de moins en moins probable :

Just as our preeminent large-scale conventional and nuclear capabilities of the 20th century pushed warfare to guerrilla and insurgency warfare, so the information, sensing, and strike capabilities of the 21st century will push the inevitable conflict of this century toward small wars. In these small wars, we may be forced to fight on terms far removed from our traditional way of war where massive firepower and mass production trumped all other capabilities.

Ce manuel comprend nombre de conceptions qui témoignent d'une compréhension approfondie de la nature même des conflits contemporains, et également d'une analyse détaillée des opérations en Irak, en Afghanistan et ailleurs. L'une des plus intéressantes est celle consistant à adopter une articulation matricielle pour décrire les belligérants modernes : des structures éphémères rassemblant des individus et des groupes divers pour une tâche ou un effet donnés. De même, le manuel fait référence à la notion de « lawfare », soit l'usage du droit comme d'une arme - et donc l'avènement d'une classe d'avocats-combattants. Il s'agit donc d'un matériel doctrinal de première qualité, d'autant plus qu'il aborde successivement le problème des petites guerres pour les trois niveaux classiques de la guerre - stratégique, opératif et tactique.

Je ne saurais conclure sans citer un paragraphe qui montre à quel point ce document intègre la dimension sociétale des guerres modernes :

It is our digital culture that makes ours an impatient culture. We want clear results, and we want them now. Fast food and breaking news are our sustenance. Patience is not our cultural virtue, and working in an uncertain environment with fog and deception leads to our critical vulnerability in small wars: resolve. The greatest and most significant danger we have in entering a small war is the potential for an asymmetry of wills.

Une telle conscience de ses propres faiblesses, lorsqu'elle est communiquée à tout un corps d'officiers appelés à mener une guerre longue et difficile, devient une force stratégique.

COMPLEMENT I : Comme me l'a fait remarquer Alain-Jean Mairet par courrier, le lien fourni au début de ce billet pointe vers la version finale de ce manuel, qui est à la fois plus pratique et moins percutante que le draft, dont sont d'ailleurs extraites les citations susmentionnées. Le contenu est globalement repris, mais on sent une relecture un peu politiquement correcte du premier jet...

Publié par Ludovic Monnerat le 14 février 2005 à 19:32

Commentaires

Moi, profane que je suis, ce qui m'épate surtout, c'est cette tranquille assurance de la grande puissance qui joue cartes sur tables et n'hésite apparemment pas à publier ses manuels de guerre ... !

Mais aussi apparemment cette hauteur de vue et ce degré d'élaboration intellectuelle (qui suppose aussi des esprits d'un haut niveau intellectuel et qui n'ont pas peur de l'anticonformisme, contrairement à nos hauts fonctionnaires bien formatés et disciplinés ?) dont on a peu l'habitude de ce côté-ci de l'Atlantique pour des choses aussi vulgaires que la guerre ou même la politique extérieure (ou alors nos médias nous les cache bien ?) et qu'on réserve plutôt par chez nous à la philosophie ou aux sciences humaines ... ?

Publié par jc durbant le 14 février 2005 à 22:22

Et c'est d'autant plus ironique qu'on passe notre temps à se gausser de l'indigence intellectuelle des Américains et de leurs ... dirigeants !

Publié par jc durbant le 14 février 2005 à 22:33

Nous dont le monde entier nous envie depuis si longtemps la profondeur et la subtilité de notre ... "politique arabe" ! (je parle bien sûr pour la France)

Publié par jc durbant le 14 février 2005 à 22:35

Il est clair que diffuser ainsi des règlements fournissent des indications utiles à leurs ennemis, bien que ce document reste très général sur bien des aspects. Cependant, les inconvénients sont largement contrebalancés par les avantages : distribution optimisée de l'information interne et externe, avec influence des alliés et neutres dans ce processus ; augmentation du débat et des réflexions critiques, avec amélioration des prochains règlements ; façonnement des doctrines internationales en créant une référence pour tous ; etc.

Publié par Ludovic Monnerat le 14 février 2005 à 22:42

En France aussi, on sort des mémoires et des rapports ;)

-Pourquoi les forces armées Américaines rencontrent elles des difficulté récurentes à conduire des "opérations militaires autre que la guerre"?- 39 pages sur l'histoire récente de l'US
Army et de sa conception radicale de la guerre qui était conditionné pour abattre un ennemi de puissance équivalente (l'Urss) mais peu habitué aux missions "de maintien de la paix". -

http://www.college.interarmees.defense.gouv.fr/03pub/memoire/strategie/m%E9moireCBAGivre11%B0P.pdf

Et ce magazine à télécharget page les leçons que retire l'Armée Français sur la guerre asymétrique trés médiatisé :

LA DEUXIEME INTIFADA : UN CONFLIT ASYMETRIQUE EN ZONE URBAINE

http://www.cdes.terre.defense.gouv.fr/sitefr/publications/revue_DOCTRINE/no_spec_intifada/Sommaire.htm

Bonne lecture ;)

Publié par Frédéric le 14 février 2005 à 23:26

Et je veux m'excusez en méme temps des innombrables fautes de frappes, fautes de grammaire et phrases tronqué qui rendent mes posts quelquefois peu compréhensibles.

Publié par Frédéric le 14 février 2005 à 23:46

"En France aussi, on sort des mémoires et des rapports" sur la doctrine militaire ...

Merci pour les intéressantes références, mais alors ma question aurait dû être:

pourquoi nos médias et journalistes s'y intéressent ... si peu ?

Publié par jc durbant le 15 février 2005 à 6:18

Pas assez porteur, le public préfére les films de guerre aux conditions réelles des conflits :(

Il y a sur le Net des dossiers interresants sur les retours d'expériences des forces françaises sur les théatres d'opérations ou elle sont engagées mais contrairement a d'autre pays, la population Française n'est pas trop interresser par la "chose militaire".

Publié par Frédéric le 15 février 2005 à 10:58

Mais on pourrait envisager (rêver ?) que nos chers (mais si pressés !) journalistes qui s'improvisent analystes militaires et professeurs de morale à longueur de pages et de minutes de reportage pourraient consulter ces rapports pour les aider au moins à ... COMPRENDRE ce qu'ils prétendent nous ... EXPLIQUER ?

Même si on veut bien sûr pas prendre le pain de la bouche d'analystes aussi rares que précieux qu'un Monnerat ... ?

Publié par jc durbant le 15 février 2005 à 11:21