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28 février 2005

La colline des singes

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MEDAN - Une partie du contingent a pris aujourd'hui sa première journée de congé depuis belle lurette, et j'ai eu le plaisir de prendre part à celle-ci : un déplacement en car au sud de Medan, à l'intérieur des terres, pour aller dans la jungle et observer des orangs-outangs. Sur la cinquantaine de membres de la Task Force SUMA, onze ont participé à cette journée récréative, pendant que les mécaniciens et techniciens des Forces aériennes travaillaient au démontage des Super Puma ; toutefois, une partie d'entre eux ont déjà vécu une journée récréative entièrement identique, puisque celle-ci a été jugée la meilleure manière de recharger les accus et de changer les idées des militaires suisses. Le commandant du contingent et son remplaçant étaient ainsi du voyage, qui a ravi tous ses participants. Ce d'autant plus que quitter la mégapole de Medan pour voir l'Indonésie des villes moindres et des villages était une occasion unique pour se faire une idée plus juste et plus complète du pays.

Partis à 0700 dans un bus presque trop fraîchement climatisé à mon goût (l'acclimatation se poursuit : une température de 22° commence à me donner froid), nous avons effectué un périple de 86 kilomètres en 3 heures et demie environ ; autant dire que les embouteillages matinaux sont absolument monstrueux, au point d'ailleurs qu'il plane sur les villes indonésiennes une pollution considérable, mais aussi que les routes hors des grandes villes atteignent rapidement un état assez déplorable. Pourtant, la circulation en Indonésie est très fluide : les règles usuelles du trafic ne sont respectées que dans la mesure où elles ne ralentissent pas le trafic, alors que les policiers de la route ont davantage une fonction symbolique qu'autre chose. Le véritable flot de deux-roues et de taxis collectifs (des minivans jaunes de marque Daihatsu ou Mitsubishi) est tout simplement impossible à canaliser autrement que par des constructions ; rouler sur le trottoir n'a rien de déplacé, et la priorité échoit toujours à celui qui la prend - ou à celui qui a le véhicule le plus grand et le plus lourd.

Nous avons effectué deux arrêts sur notre itinéraire afin de mieux mesurer deux activités économiques essentielles pour l'Indonésie : la récolte de l'huile de palme, et accessoirement le travail sur les feuilles de l'arbre pour en faire des balais, et la récolte du latex qui permettra de produire du caoutchouc. Ce sont des plantations gigantesques qui bordent les routes, avec des arbres alignés à perte de vue et des travailleurs - masculins et féminins - qui vont de l'un à l'autre. D'un autre côté, traverser l'arrière-pays indonésien nous a permis de voir que même les plus petits villages ont tous des marchés florissants, dont les étals regorgent de victuailles, de maisons équipées d'antennes pour la télévision, et de petits commerces bien achalandés. Un curieux mélange de modernité, notamment par le biais des téléphones portables (plusieurs opérateurs se disputent la clientèle, même dans des régions peu peuplées) et d'ancienneté, avec le lavage du linge et la baignade à la rivière.

La visite des singes a pris la forme d'une randonnée de 2 heures dans la jungle, sur et autour de collines formant un parc national, sous la conduite de deux guides expérimentés et suffisamment anglophones pour saisir leurs explications amusées. La jungle est définitivement un milieu à part, dans lequel le néophyte est immédiatement perdu : la chaleur et l'humidité extrêmes, les bruits totalement déroutants, l'étouffement dû à la végétation sont très particuliers - et je n'ai jamais autant transpiré de ma vie que cet après-midi. Les 5 singes que nous avons vus, et qui mènent une existence semi-domestique, auraient presque pu vivre dans un zoo : la présence de l'homme ne les dérange absolument pas, bien au contraire, et j'ai eu le petit plaisir de pouvoir donner à manger (quelques bananes, voir la photo ci-dessus) à une femelle orang-outang portant son petit avec force et adresse. Des instants bien sympathiques, et qui permettent d'oublier les images de destruction qui nous ont marqués les jours passés.

Le retour s'est fait sans histoire, malgré une sensation de froid encore plus présente (et le car n'était pas moderne au point de laisser chaque passager régler ses instruments!), et une attente un brin longuette dans les embouteillages du soir. Une bonne journée de repos qui m'aura permis de constater que la pauvreté des Indonésiens n'existe qu'en comparaison internationale, et que le pays leur fournit tout ce qu'il faut pour mener une vie heureuse. C'est d'ailleurs la joie de vivre qui m'a le plus frappé dans mes discussions avec les habitants du village où nous sommes allés pour cette visite, et l'accueil souvent très chaleureux envers l'étranger, avec un intérêt qui dépasse certainement le besoin de revenus. Malgré le malheur (une inondation survenue en novembre 2003 a détruit une partie du village), l'envie de vivre et d'y prendre plaisir reprennent le dessus.

Posted by Ludovic Monnerat at 13h41 | TrackBack

La fin de la mission

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MEDAN - Une cérémonie organisée aujourd'hui 27 février sur l'aérodrome de Banda Aceh a célébré la fin de la mission de l'armée suisse au profit du HCR, après 7 semaines d'engagement. Plusieurs responsables militaires et civils de haut niveau (représentant l'armée indonésienne, le HCR et la DDC) ont pris part à la cérémonie, qui s'est déroulée sous un soleil encore plus écrasant et dans une atmosphère encore plus étouffante que d'habitude - en raison d'une averse ponctuelle, d'une absence totale de vent et d'une température qui approchait les 40°. Après les discours du commandant de la Task Force SUMA, d'un brigadier indonésien qui est le remplaçant du divisionnaire coordonnant toute l'opération d'aide humanitaire, et du responsable du HCR pour les opérations de l'agence à Sumatra, des cadeaux ont été remis et échangés, puis un apéro à base de jus de fruits et de friandises locales a été pris en commun. Enfin, le contingent a pris congé de ses partenaires avec un départ spectaculaire dans les 2 hélicoptères déployés aujourd'hui, suivi d'un survol de l'aérodrome à basse altitude.

Après un retour en duo sans histoire, mis à part quelques manœuvres d'évitement pour des cerfs-volants visibles au dernier instant, la totalité de la TF s'est réunie autour du hangar de Medan pour célébrer la fin de plus de 40 jours d'opérations aériennes menées dans des conditions difficiles sans accident et sans incident majeur. Le soulagement, le sens de l'accomplissement et la joie d'avoir relevé le défi étaient les sentiments le plus partagés, avec la joie pour les pilotes et quelques autres spécialistes de prochainement rentrer au pays. Mais la fatigue est également très présente dans les organismes, et le rapport du contingent qui s'est déroulé ce soir à 1900 dans l'une des salles de conférences de l'hôtel l'a encore souligné, au vu des attaques de paupières qu'il a occasionnées. Les hommes sont très fatigués, en raison de la longueur des journées (en gros, du matin jusqu'au soir) et des conditions climatiques endurées, mais les hélicoptères le sont aussi ; et l'un des mécaniciens m'a par exemple dit que cet engagement confrontait les machines à une usure jamais vue en Suisse, et donc représentait un saut dans l'inconnu - une manière de tester ses limites.

Mais la fin de la mission à Sumatra ne signifie pas la fin de l'opération : le retrait du contingent a déjà commencé, avec la présentation de l'articulation de la TF et de la répartition des tâches pour ce faire, alors que le processus d'évaluation de l'action (autrement dit, l'after action review) débute aussi pour l'ensemble du contingent. La phase à présent amorcée sera difficile à conduire : la fin des opérations aériennes aboutira immanquablement à un relâchement de l'attention, avec un risque de voir les comportements s'en ressentir - notamment en-dehors du travail. Jusqu'ici, l'opération SUMA est un succès éclatant : l'armée suisse a rempli sa mission loin au-delà des attentes fondées sur elle, et sa performance dans l'environnement multinational est un véritable record, d'après le brigadier indonésien qui s'est exprimé. En fait, aucune armée n'a autant volé et autant transporté de cargaisons et de passagers, proportionnellement aux moyens disponibles, que la nôtre. Plusieurs causes expliquent cette efficacité et cette réussite, mais le professionnalisme et l'engagement des militaires suisses reste la principale d'entre elles. Il faut qu'il en soit ainsi jusqu'au bout.

La dernière journée à Banda Aceh marque également le départ de la zone la plus touchée par le tsunami. Les Super Puma ont encore effectué plusieurs rotations aujourd'hui, transportant pour la dernière fois des personnes et des cargaisons selon les directives du HCR. Dès le 28 février, le contingent restera cantonné à Medan, à l'exception de quelques déplacements à Jakarta parmi l'état-major ; mais le spectacle de désolation vu par les équipages et les officiers d'état-major restera encore longtemps dans leurs mémoires. Derrière les sourires et les plaisanteries échangés aujourd'hui, immédiatement après l'atterrissage, se cachent en effet des hommes souvent d'âge mûr qui ont observé avec incrédulité le paysage dévasté de la province d'Aceh. Personnellement, je suis persuadé que la motivation exemplaire du contingent suisse s'explique aussi par le fait qu'il a fourni à ses membres la possibilité d'agir concrètement, d'aider une population en détresse, et même de sauver des vies au début de l'opération. Là encore, cet état d'esprit permet de mieux comprendre pourquoi les Suisses en ont fait plus que les autres : les membres de la TF SUMA ne sont pas des soldats de métier, mais pour l'essentiel des pilotes et des techniciens employés par l'armée et volontaires pour cette mission.

De fait, aucun contingent militaire déployé ici n'est aussi citoyen que le nôtre. La totalité de ses membres a d'ailleurs fait l'objet d'un choix individuel : c'est un assemblage de personnalités et de compétences aussi diverses que complémentaires qui forme la TF SUMA, et non une unité militaire dont on aurait repris tout ou partie de l'effectif. A l'exception des éléments des Forces aériennes, qui ont l'habitude de fonctionner ensemble, la composition de cette force de circonstance interforces (on dirait Joint Task Force en langage OTAN) était totalement inédite, et cela n'a pas empêché un fonctionnement remarquablement efficace. Il y a certainement nombre de réflexions qui peuvent être tirées de cette réalité, notamment au sujet du niveau jusqu'où il est possible d'appliquer le principe de la modularité. Pour l'heure, je me contenterai de noter que rien n'est impossible à ceux qui maintiennent constamment un haut niveau de disponibilité, à ceux qui se préparent tous les jours à remplir leur mission.

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27 février 2005

Le dernier jour de vol

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QUELQUE PART AU-DESSUS DE SUMATRA - Si je pensais commencer à connaître la météo du coin, c'est plutôt raté : une longue averse tropicale s'est abattue hier soir, et elle a duré presque toute la nuit. Apparemment, j'ai vraiment du mal à cerner les événements naturels, parce que je n'ai pas senti plusieurs tremblements de terre qui se sont produits ces dernières nuits, et qui ont réveillé plusieurs de mes camarades ! Il est probable que la fatigue issue de la chaleur explique ce comportement larvaire...

Quoi qu'il en soit, ce matin l'atmosphère est bien dégagée, et le Super Puma dans lequel je me tiens effectue le vol tranquille et un peu ennuyeux entre Medan et Banda Aceh. Ce 27 février est le dernier jour de vol : ce soir, tous les hélicoptères seront de retour à Medan, et les travaux de démontage vont pouvoir commencer. Pour la Task Force SUMA, cela signifie le passage à la dernière phase de l'opération, et 4 mécaniciens des Forces aériennes sont par exemple arrivés hier spécialement pour ce travail difficile.

Celui-ci s'effectuera dans le hangar loué par la TF SUMA, sur l'aéroport de Medan, à une compagnie charter locale dont les petits avions à hélice sont pour le moins délabrés. Deux d'entre eux ont pourtant pris l'air ce matin vers 0720, peu avant notre propre décollage, en transportant avant tout des passagers (c'est dimanche, ceci explique peut-être cela). Même si notre Puma transporte 6 passagers et de nombreux colis estampillés UNHCR, si bien que nous sommes serrés comme des sardines, pour rien au monde ne changerais-je de place !

Survoler la côte nord de Sumatra est un peu monotone, sauf si l'on s'intéresse aux activités économiques visibles : raffineries modernes, dont l'une possède son propre aéroport, plantations à perte de vue pour le caoutchouc, rizières et marais salins forment l'essentiel de ce que j'ai vu. Il existe également des plages superbes, mais cette région reste impropre au tourisme. Avec une mer aussi bleue, c'est d'ailleurs bien dommage !

Toute cette zone n'a que marginalement été touchée par le tsunami. Mais la province d'Aceh reste une zone de conflit, même si la présence internationale contribue à dissuader les rebelles du GAM et la TNI, l'armée indonésienne, de rallumer les hostilités. En tout cas, du 17 janvier dernier à aujourd'hui, les équipages et leurs machines n'ont jamais été inquiétés, et le contingent a pu pleinement se concentrer sur sa mission d'aide humanitaire.

L'image ci-dessus, celle d'un Super Puma au départ de Medan le matin, appartiendra alors à l'histoire!

Posted by Ludovic Monnerat at 12h32 | Comments (1) | TrackBack

La pauvreté de l'Indonésie

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MEDAN - Les victimes survivantes du tsunami, à Sumatra, se comptent par centaines de milliers, entre les personnes déplacées, les orphelins (que l'on estime à 42'000 dans la province d'Aceh) et les gens que la vague géante a dénué de toute possession. Nombreuses sont les familles décimées qui sont montées dans les Super Puma de l'armée suisse, comme celle montrée ci-dessus, pour revenir dans la ville qu'ils ont fui, retrouver des parents éloignés ou même tenter de retrouver un membre disparu. D'autres personnes ont été évacuées par le HCR, en raison de leur état sanitaire ou financier précaire, et ont grimpé avec le sourire dans nos hélicoptères - pour ensuite fondre en larmes lorsque l'appareil survolait leur région dévastée. Regarder ces pauvres gens ne permet pas d'imaginer la douleur qu'ils doivent subir. Et la vie pourtant continue!

Le niveau de cette vie est cependant un sujet qui m'interpelle. La pauvreté est évidemment omniprésente à Medan, et s'exprime dans les voitures brinquebalantes, les deux-roues rafistolés, les échoppes misérables ou encore la mendicité infantile. Lorsque l'on vole au-dessus de la ville, qui s'étend à perte de vue, on est d'ailleurs frappé par son patchwork de maisons aisées aux piscines bien visibles et de taudis aux toits de tôle rouillée. Mais la différence de revenu moyen montre bien le contraste criant entre la Suisse et l'Indonésie, et donc le pouvoir d'achat que détiennent les ressortissants d'un pays riche. Pour donner un seul exemple, le prix journalier de la chambre guère luxueuse que j'occupe correspond grosso modo à un tiers du salaire mensuel moyen des Indonésiens. C'est dire à quel point ceux-ci sont totalement exclus de toute une partie des commerces, des restaurants et des hôtels de leur propre pays. L'établissement où j'ai mangé hier soir n'est ainsi fréquenté que par des Occidentaux et des Chinois - dont une partie d'employés de l'ONU ou de ces multinationales de l'humanitaire que sont certaines ONG.

La roupie est la monnaie nationale indonésienne, et 1000 roupies valent environ 15 centimes (le taux de change pratiqué a naturellement une grande influence, mais le quartier-maître de la TF SUMA sait trouver des arrangements profitables). Lors du repas pris ce soir à l'hôtel, afin de pouvoir conserver l'uniforme et de retourner ensuite au PC, j'ai mangé une entrée et un plat principal tout à fait délicieux et copieux qui ne m'ont coûté que 4,50 francs, mais qui sont simplement inaccessibles comme tels à la majorité des Indonésiens (pour les gourmets, c'était un cocktail de viande de crabe puis un soto medan, soit du poulet cuit dans de la sauce à la noix de coco avec du riz ; la nourriture indonésienne est à mon sens excellente). D'ailleurs, depuis que le contingent suisse est arrivé dans ses murs, l'hôtel a carrément doublé ses prix - sans que ceux-ci ne nous posent de problème pécuniaire. Et les membres de la TF peuvent prendre librement sur la table du QM des pièces de 500, 200 et 100 roupies pour se débarrasser des mendiants !

Il est impossible d'éviter une gêne constante face à de telles disparités. Bien entendu, Medan abrite des lieux témoignant d'une richesse extrême, comme un centre commercial gigantesque qui compte pas moins de 2000 commerces (et que je compte visiter dès que possible). Le fait d'être ici avec un contingent militaire remplissant une mission d'aide d'urgence contribue largement à apaiser tout sentiment de culpabilité, mais l'augmentation des prix consécutive à la présence massive d'étrangers aisés est également un facteur aggravant. Il faut simplement espérer que les échanges commerciaux et la liberté d'entreprendre parviennent progressivement à corriger ces différences monstrueuses, même si les efforts de générations entières sont nécessaires avant d'atteindre un seuil solide de prospérité. Tout en se rappelant que la pauvreté ici n'est pas nécessairement une cause de malheur, d'amertume ou même de rancœur.

Pour ma part, je ne compte plus les mains que j'ai serrées, les remerciements que j'ai reçus et les sourires que j'ai rendus depuis mon arrivée mardi passé. Ces "hello, mister" et ces "thank you, mister" font bien plaisir à entendre, et rappellent la justification incontestable de cette mission, de cette opération ponctuelle - avant de rentrer au pays pour de nouveau songer à défendre et à protéger celui-ci.

Posted by Ludovic Monnerat at 0h06 | TrackBack

26 février 2005

Sous la chaleur de Sumatra

MEDAN - La saison des pluies touche peu à peu son terme : ces derniers jours, les averses ont été rares, et celle qui a brièvement arrosé Medan au début de cet après-midi était plutôt l'exception que la règle. Il n'y a certainement pas lieu de s'en plaindre, puisqu'elle a encore davantage contribué à augmenter l'humidité de l'atmosphère. Plus que jamais, l'impression d'être dans une piscine surchauffée est celle qui convient, d'autant plus que le PC de la Task Force SUMA surplombe justement la piscine de l'hôtel ! A défaut d'avoir testé celle-ci, d'une qualité au demeurant restreinte, je suis néanmoins en mesure d'affirmer que la gestion de la chaleur et de l'humidité reste un élément déterminant pour toute opération en milieu tropical. Y compris sur un plan anecdotique : hier soir, en allant prendre en ville le repas du soir (en tenue civile, comme c'est la règle), j'ai constaté en sortant du taxi - modérément climatisé - que mes lunettes s'embuaient !

L'influence de la chaleur sur la prestation des militaires prend une importance particulière lorsque des tâches exigeant autant de concentration que le pilotage ou l'entretien d'un hélicoptère sont impliqués. Ainsi, si les équipages travaillent dans des conditions tropicales, ils logent toutefois dans un hôtel où les chambres sont climatisées ; et le fait de dormir dans une température oscillant entre 22° et 25°, au lieu de 28° à 35°, influe directement sur la qualité du sommeil. La chose a été démontrée à Sabang : plusieurs équipages, peinant à dormir sous une tente non climatisée, ont eu des problèmes considérables à obtenir suffisamment de repos pour voler le lendemain. Ainsi, le fait d'être stationné dans un hôtel a permis d'atteindre le seuil exceptionnel de 7 à 8 heures de vol quotidiens par équipage, au lieu de 2 à 3 heures pour les contingents européens en Indonésie, qui vivent dans des camps ou sur des bateaux.

La logistique doit également être adaptée aux conditions climatiques : aucun membre du contingent ne se sépare de bouteilles d'eau de 1,5 l que l'on achète par cartons sur place (en fait, c'est de l'eau de mer rendue potable par osmose inversée), et des vitamines ont été distribuées à tous pour compenser la perte en sels minéraux due à la transpiration abondante. A cet égard, si les pièces d'équipements touchées à Stans se révèlent parfaitement adaptées (les souliers en étoffe et le chapeau 2000 sont remarquables), l'équipement traditionnel (tenue de camouflage 90) ne l'est pas vraiment. Les discussions menées avec nos partenaires français montrent que nous avons - fort logiquement - un retard considérable dans le savoir-faire et le matériel nécessaires aux opérations en milieu très chaud. A Sabang, les Français déambulaient vêtus tous ou presque d'un short et d'un T-shirt camouflés du plus bel effet.

Il faut cependant relever que certains équipements de transmission particulièrement sensibles sont engagés au sol dans un container climatisé ; cela permet notamment de maintenir en permanence les liaisons avec les hélicoptères en vol dans tout leur secteur d'engagement. Les hommes peuvent supporter la chaleur excessive, mais pas les systèmes de haute technologie. Même si les Super Puma ont remarquablement bien supporté les 6 semaines d'engagements intensifs qu'ils ont connues, ne connaissant que des avaries mineures et démontrant la robustesse de leur conception ; avant-hier, par exemple, un instrument d'indication de vitesse rotor donnait des signes de fatigue sur l'appareil dans lequel je volais, et le Super Puma venant de Medan a livré le lendemain un instrument de rechange, même si ce dernier était de toute manière doublé dans l'appareil.

En définitive, la chaleur de Sumatra la plus impressionnante reste la chaleur humaine : les gens savent pertinemment que nous sommes venus en mission d'aide humanitaire, et notre présence constitue un sujet d'étonnement et de réjouissances permanent. En début d'après-midi, par exemple, un groupe d'adolescents membres d'un club de sport faisait une séance de photos dans l'hôtel, et après m'avoir vu ils m'ont immédiatement demandé de poser avec eux ; j'ai passé les 10 minutes suivantes à poser pour la photo avec chacun ou presque, en prêtant mon chapeau à l'un de ces jeunes qui en mourait d'envie. Dans la mesure où une grande partie d'entre eux venait de la province d'Aceh, il aurait été inhumain de ne pas leur accorder cette joie.

Posted by Ludovic Monnerat at 10h58 | TrackBack

Les ravages du tsunami

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MEDAN - Voici deux mois que s'est produit le tsunami qui a dévasté une partie de l'Asie du Sud, et nulle part aussi violemment que dans la partie nord-ouest de Sumatra. J'ai eu l'occasion ces 2 derniers jours de constater par moi-même, depuis les airs comme au sol, l'ampleur des ravages subis entre Banda Aceh et Meulaboh, même si ceux-ci dépassent l'entendement. La photo ci-dessus a été prise le 24.2 depuis un pont situé à l'extrémité de Banda Aceh, près de son port totalement détruit ; elle montre ce qui avait été le début d'une rue populeuse et animée, bordée de chaque côté par des bâtiments contigus qui abritaient des échoppes et des appartements. A de rares exceptions près, comme le montre l'image, toutes ces constructions ont été anéanties par la vague géante, et le 99% de leurs habitants ont péri. L'expression qui revient le plus souvent pour désigner le cataclysme est assez révélatrice : Hiroshima.

La ville de Banda Aceh a repris aujourd'hui une vie normale, puisque le tsunami a ravagé des centaines de mètres de quartiers habités, mais de loin pas la totalité de la cité. Lorsque je suis passé avant-hier, un marché particulièrement animé attirait le regard du passant par ses étals chamarrés, alors que les rues intactes rivalisaient d'activité. En revanche, dès que l'on s'approche des lieux touchés, ce sont des travaux de terrassement qui sont entrepris. L'odeur de la mort n'est plus perceptible à Banda Aceh ; on respire celle des déchets brûlés, de la poussière omniprésente, dans des quartiers qui sont autant des zones sinistrées que des buts de promenade - que ce soit pour l'édification des personnes actives dans l'aide humanitaire (il faut voir cela pour comprendre la raison de déploiements aussi importants), mais aussi pour satisfaire la curiosité des Indonésiens.

Les ravages entraînés par le tsunami ont une apparence absolument unique : l'absence presque généralisée de ruines. D'après les témoignages et les estimations des spécialistes, la vague avait une hauteur pouvant atteindre 10 mètres à certains endroits et avançait à la vitesse de 20 à 30 km/h ; c'est donc par une pression constante qu'elle a pu entraîner autant de dégâts, et seules les constructions les plus solides (notamment les mosquées) lui ont résisté. Mais lors du reflux, cette énorme vague a pris avec celle tout ce qu'elle avait entraîné. Le tsunami a littéralement englouti villes et villages dans la mer, comme une sorte de monstrueux prédateur marin ; les images aériennes montrant des villages totalement plats, avec des rectangles blanchâtres indiquant les fondations des maisons détruites, sont les mêmes dans toute la côte nord-ouest de Sumatra. Totalement sidérant.

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Au sud-est de Banda Aceh se trouve une grande cimenterie dont les propriétaires sont suisses (voir la photo ci-dessus) ; ce complexe industriel, situé à proximité des côtes, a naturellement souffert du désastre, mais le plus frappant était l'état des petites collines boisées qui se situaient devant lui : on aperçoit exactement le niveau atteint par la vague, à environ 10 mètres au-dessus du niveau actuel de la mer [en fait, ceux qui y sont alles m'ont entretemps dit que la vague faisait environ 30 metres !], puisque tout ce qui se trouve en dessous a été entièrement arraché, alors que les arbres au-dessus sont totalement intacts. Plus au sud, de nombreux villages ont été intégralement détruits à l'exception de leur mosquée ; il est cependant intéressant de relever qu'autour des maisons englouties se trouvent de nombreux palmiers qui, eux, sont parvenus à résister. Les œuvres de l'homme, sur terre ou sur mer, n'en ont pas eu l'occasion : on voit encore de nombreux bateaux, certains assez grands, échoués loin à l'intérieur des terres ou chavirés dans des ports.

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C'est uniquement en atterrissant à Calang que j'ai vraiment senti l'odeur des cadavres en putréfaction : des corps sont encore extraits dans cette ville, des habits sont alignés et exposés, dans un périmètre sous le contrôle des Forces armées indonésiennes (3 navires amphibies sont amarrés à cet endroit, voir la photo ci-dessus). Comme nous avons effectué un déchargement rapide, rotor en marche, il m'a été impossible d'aller voir de plus près - et de toute façon je n'en avais pas vraiment envie. Dans des situations telles que celles-ci, la seule chose à faire est de se concentrer sur la mission : c'est ce que les équipages ont fait durant toute l'opération, notamment au début, lorsqu'ils devaient décharger des biens de première nécessité dans des zones entourées de cadavres. Je reviendrai d'ailleurs dans un autre billet sur la pression psychologique endurée par le contingent et sur la manière de gérer les émotions.

Je conclus ici par un dernier point : à Banda Aceh, j'ai vu la fosse commune aménagée en urgence après le tsunami et où repose quelque 40'000 corps. Ce cimetière indistinct ne prend pas beaucoup de place, peut-être 1000 m2. Mais ces chiffres et le désastre qu'ils indiquent contrastent avec le sourire des Indonésiens, ceux qui montent dans les Super Puma avec leurs maigres possessions sur eux, ceux qui continuent de vivre et d'espérer malgré un sort inimaginable, et ceux qui - innombrables - nous font des signes amicaux, que nous soyons au sol ou en l'air, à la vue de nos uniformes et de nos hélicoptères. Ces sourires spontanés et ces mains agitées sont des remerciements que les militaires suisses apprécient vivement - et auxquels ils répondent aussitôt. Il faut espérer que ces images parviendront à supplanter dans leur esprit celles des ravages déclenchés deux mois plus tôt.

Posted by Ludovic Monnerat at 3h58 | Comments (4) | TrackBack

25 février 2005

L'opération aérienne suisse

SABANG - La raison d'être de la Task Force SUMA est le transport aérien au profit du HCR ; un transport de personnes et de matériel que l'urgence de la situation et la détérioration des voies de communication normales rendent essentiel. C'est la chose qu'il faut voir pour mesurer l'engagement du contingent : les rotations des hélicoptères Super Puma suisses dans l'espace aérien indonésien, en portant l'inscription UNHCR sur leurs flancs, et ceci entre leur base principale de Medan et la partie nord de Sumatra, qui comprend notamment les villes de Banda Aceh, Meulaboh, Lamno et Calang, ainsi que l'île de Sabang - où les premières lignes de ce billet ont été rédigées.

Les équipages de la TF SUMA quittent l'hôtel entre 0630 et 0645, après avoir pris leur petit-déjeuner ; ils se rendent à l'aéroport dans les taxis loués en permanence par le contingent, dans une circulation déjà intense malgré l'heure plutôt matinale. Dans le hangar utilisé par le contingent suisse se trouvent les responsables des opérations et de la maintenance aériennes, qui briefent rapidement pilotes et soutiers sur les particularités de la journée. Il s'agit également d'embarquer les passagers et le matériel éventuel ; hier à Medan (soit le 24.2), 2 membres de la Direction pour le Développement et la Coopération (DDC) sont montés dans le Super Puma T-314 avec plusieurs tentes devant être transportées à Banda Aceh, qui reste le point logistique central pour les opérations d'aide humanitaire.

A son arrivée sur l'aéroport militaire de Banda Aceh, qui ne connaît plus aujourd'hui que des mouvements aériens réduits, l'équipage du Super Puma reçoit les directives d'un responsable du HCR concernant les transports de la journée. Ces transports sont à présent essentiellement consacrés aux personnes, qui sont soit des réfugiés et personnes déplacées, soit des employés de l'ONU ou d'ONG, mais le besoin en matériel existe encore ; ce matin, par exemple, la première tâche du T-314 a consisté à transporter 1 employé du HCR et 1 tonne d'eau - en cartons de 12 bouteilles - de Banda Aceh à Lamno. Le HCR assure la disponibilité des personnes et des biens à transporter, ainsi que celle du personnel militaire indonésien nécessaire au chargement (même si les militaires suisses, y compris le soussigné, s'en occupent également).

En-dehors de Banda Aceh, où le plein est promptement fait par le personnel de l'aéroport (et sans paiement en argent liquide, grâce à un arrangement bienvenu), les pilotes laissent tourner les rotors du Super Puma : cela accélère le chargement et permet de gagner suffisamment de temps pour effectuer 1 à 2 rotations supplémentaires dans la journée. Dans tous les cas, il est nécessaire de constamment surveiller la population environnante, et notamment les enfants, afin d'éviter que quelqu'un ne vienne à portée des rotors - un membre de la sécurité militaire est embarqué dans chaque hélicoptère pour cette tâche, et fait donc équipe avec les 2 pilotes et les 2 soutiers. Après une pause de midi assez brève (moins de 30 minutes), l'équipage poursuit les rotations jusqu'à environ 1600, heure à laquelle il met le cap sur l'île de Sabang pour y passer la nuit.

C'est la particularité très judicieuse des opérations aériennes suisses : l'hélicoptère qui décolle de Medan le matin pour joindre Banda Aceh, et qui effectue de ce fait un trajet d'environ 1h45, reste le soir sur l'aérodrome militaire au centre de Sabang, à 10 minutes de vol de Banda Aceh - afin de gagner du temps le lendemain et d'accomplir davantage de transports. L'Armée de Terre française a progressivement installé un camp militaire à Sabang, où les équipages suisses disposent d'une tente et peuvent s'appuyer sur la logistique française (celle-ci est toutefois en diminution rapide, le contingent français ayant déjà commencé à quitter la place). Et au terme du deuxième jour de vol, l'équipage rejoint Medan pour prendre un congé d'un jour bien mérité, après avoir volé entre 14 et 16 heures dans les dernières 48 heures.

Il faut souligner que les Suisses sont les seuls à pratiquer un tempo opérationnel aussi élevé ; j'ai par exemple observé un hélicoptère de la marine espagnole, cet après-midi à Banda Aceh, qui est resté en plan sans aucune activité apparente pendant une heure et demie. Ces opérations aériennes prolongées imposent une usure considérable sur le personnel et sur le matériel, de sorte que les équipages sont totalement crevés au terme du deuxième jour (la température de 35° vécue ces jours n'arrange pas les choses !), alors que les hélicoptères exigent une attention soutenue. De plus, Sabang constitue un vrai camp militaire, puisqu'il s'agit de passer la nuit sous tente avec la protection des filets antimoustiques, en bénéficiant des lavabos, des douches et des toilettes mobiles installés par les Français. Une certaine habitude est nécessaire pour avoir une bonne nuit de sommeil !

Le retour à Medan constitue la dernière étape de la journée, un vol rectiligne qui pourrait sembler anodin, mais qui ne met pas les équipages à l'abri des dangers : cette semaine encore, un Super Puma a dû faire des manœuvres d'évitement d'urgence (obligeant à incliner brusquement l'appareil de 90°) après que ses pilotes ont constaté que des cerfs-volants atteignant l'altitude de 200 mètres se trouvaient exactement sur leur route ! Après l'atterrissage, l'appareil est pris en charge par l'équipe technique restée sur place et immédiatement démonté pour effectuer les tâches d'entretien nécessaires. Les pilotes, pour leur part, se rendent au débriefing et expliquent aux responsables des opérations (S3 et chef dispatch) les points importants de la journée. Le deuxième Super Puma ayant volé durant celle-ci, se pose donc à Sabang ; en cas de besoin, l'équipage peut contacter Medan à tout instant grâce à un téléphone satellitaire.

Venant de rentrer d'un tel engagement de 2 jours, je me suis contenté ici de décrire l'activité des militaires suisses. Il y a bien entendu nombre d'autres choses à dire et à raconter, mais cela devra attendre un brin. En espérant que les connexions disponibles ici me permettront de mettre en ligne quelques unes des nombreuses photos que j'ai prises !

Posted by Ludovic Monnerat at 13h32 | Comments (2) | TrackBack

24 février 2005

Un crépuscule islamique

MEDAN - En début de soirée, après un téléphone avec Berne via mon GSM personnel, j'ai pris 20 minutes pour rester sur le toit de l'hôtel et écouter les incantations vibrantes des muezzins, retransmises par les haut-parleurs saturés des minarets les plus proches. Medan est une ville multiconfessionnelle, qui rassemble une grosse moitié de musulmans avec des chrétiens, des hindouistes et des bouddhistes ; de ce fait, les femmes portant le foulard sont rares, la consommation d'alcool est libre, et le nouvel arrivant tel que moi ne perçoit pas ces tensions exacerbées qui caractérisent les sociétés fracturées par la religion. Ce mélange d'influences occidentales, arabes et chinoises que connaît l'Indonésie est d'ailleurs très bien représenté à Medan.

Malgré cela, il est difficile de ne pas écouter les appels à la prière des mosquées sans se dire que les mêmes appels, venant des mêmes mosquées et chantés avec la même passion résonnent dans d'autres régions du monde comme des appels au meurtre de masse. Il y a une telle exaltation, une telle soumission à Dieu, une telle proclamation de sujétion humaine dans ces ondulations vocales à la fois plaintives et ferventes que j'en ai eu des frissons. Les hommes qui entachent la foi islamique des crimes monstrueux commis en son nom en sont peut-être responsables, mais écouter aujourd'hui les muezzins a généré en moi comme un kaléidoscope d'images - un désert balayé par le vent et la solitude, un avion de ligne qui s'écrase dans un gratte-ciel, un soleil ardent qui force à cligner des yeux, une ceinture d'explosifs qu'une main crispée met à feu, une ville antique réduite à l'état de ruine, ou encore un regard halluciné sur un voile noir comme la mort.

Le mysticisme est l'ennemi irréductible de la raison, et des haut-parleurs déversent à pleins décibels 5 fois par jour l'expression mystique par excellence : l'adoration de Dieu. En comparaison, les cloches des églises chrétiennes qui rythment nos contrées helvétiques ne sont qu'un appel symbolique et dépassionné. Cependant, les gens d'ici sont la preuve vivante qu'il est possible de faire la part des choses, de respecter une expression à mon sens outrancière d'une foi effectivement digne de respect, tout en autorisant la poursuite d'activités contraires. Durant la prière, les rues de Medan ne sont pas mortes, simplement un peu moins animées, moins sillonnées par ces deux-roues pétaradants qui semblent par ici le moyen de transport préféré - si possible à deux, sans casque, et le passager en amazone. Si l'on peut désespérer des êtres divins, ou du moins de l'idée que d'aucuns s'en font, on ne peut pas désespérer des êtres humains. La finitude est source de bon sens.

Tout ceci n'a certes pas un rapport direct avec la mission d'aide humanitaire que remplit le contingent dans lequel je suis intégré. Encore que l'on puisse penser différemment : lorsque nous sommes arrivés à Singapour, un employé de la sécurité de l'aéroport m'a rapidement demandé d'où je venais, où j'allais et ce que je faisais ; lorsque je lui ai dit que je partais pour Medan afin de rejoindre le contingent suisse venant en aide aux victimes du tsunami, il s'est immédiatement lancé dans une déclaration passionnée pour dire sa surprise à voir des chrétiens aider des musulmans alors que, musulman lui-même, il ne voyait aucune aide concrète, aucun contingent militaire, aucun moyen lourd provenir des riches nations arabes. Même sans apprécier la représentativité ou non de ces propos, ceux-ci m'ont immédiatement rappelé le contexte stratégique de l'opération SUMA : un déploiement dans le plus grand pays islamique du monde, en portant la croix blanche sur tous nos uniformes, et en accomplissant collectivement un acte de générosité hautement apprécié - et donc hautement séducteur. La concurrence des cultures est une réalité de notre ère.

En même temps, les Suisses passent un peu pour des êtres étranges et déconcertants aux yeux des Indonésiens. L'hôtel dans lequel nous résidons est caractérisé par un nombre impressionnant d'employés inactifs, et probablement inutiles, qui passent leurs journées à attendre, à marcher lentement ou à regarder en souriant ces Occidentaux toujours pressés. Deux employés travaillant à la rénovation d'une porte d'ascenseur ont consacré une après-midi entière à poser trois plaques de marbre mesurant 20 cm chacune ; je le sais, parce que j'ai repassé au moins 10 fois dans le couloir à force de demander sans succès la carte trouée ouvrant la porte de ma chambre à la réception, bien avant que les employés de celle-ci ne se rendent compte qu'elle avait été déposée par eux-mêmes au mauvais emplacement. Il existe un véritable choc culturel entre les Suisses précis, exigeants, organisés, efficaces en diable, et les Indonésiens placides, impénétrables, souriants et un peu décontenancés. Perdre son calme est aussi mal vu dans ce pays qu'arriver en retard au travail l'est chez nous. La maîtrise du temps est une force.

C'est probablement la raison pour laquelle les Indonésiens ne cèdent que marginalement au fanatisme religieux. Je verrai bien demain dans la province d'Aceh comment l'influence wahhabite modifie les apparences et les comportements, mais ce territoire ne représente qu'une périphérie dans ce pays aux 700 ethnies et aux 150 langues. Seules les réserves en hydrocarbures, et le détroit de Malacca tout proche, expliquent son importance. Le crépuscule islamique que j'ai brièvement vécu dans une chaleur rougeâtre et vaguement oppressante ne devrait pas être l'avenir de cette région.

Posted by Ludovic Monnerat at 0h16 | Comments (4) | TrackBack

23 février 2005

La conduite au quotidien

MEDAN - Le contingent suisse effectue aujourd'hui des transports aériens normaux, dans toute la partie nord de Sumatra, comme il le fait depuis le 18 janvier dernier ; la particularité de ces vols est qu'ils se déroulent systématiquement à pleine charge ou presque, et qu'ils durent toute la journée : les Suisses sont les seuls dans toute l'île à remplir des prestations aussi élevées, et d'autres contingents se contentent ou se sont contentés de faire voler leurs hélicoptères largement à vide et un petit nombre d'heures par jour. Cette efficacité, qui rend la contribution des mécaniciens absolument décisive, exige également du HCR la capacité de centraliser et de charger rapidement les personnes et les équipements à transporter. D'un autre côté, les équipages et leurs appuis sont en mesure de se concentrer exclusivement sur leur mission de transport aérien grâce au travail de l'état-major de la TF SUMA, qui compte 11 officiers.

Le rapport de cet état-major constitue donc l'outil de conduite principal du commandant du contingent (NCC en langage international, pour national component commander) ; il a lieu tous les jours à 0800, sauf le dimanche où il se déroule dès 0900, et permet de traiter la rétrospective et la perspective des domaines de base d'état-major représentés (personnel, renseignements, opérations, etc.). La TF SUMA travaille en effet 7 jours sur 7, et est en activité environ 18 heures sur 24 ; pour tenir ce rythme, les pilotes volent 2 jours successivement avant de prendre 1 jour de repos, et ainsi de suite. Mais l'état-major, fort logiquement, doit travailler en permanence pour assurer la transmission des informations, l'analyse des renseignements, l'appui à l'engagement (c'est-à -dire la logistique) - bref toutes les fonctions que l'on attend d'une formation interforces engagée dans une mission relevant d'une urgence humanitaire.

Le poste de commandement de l'état-major est établi dans une salle de conférences climatisée, au sein de l'hôtel où est basée le contingent. Les officiers d'état-major qui y travaillent en permanence ou presque y ont un bureau, alors que le centre de la salle est aménagé pour accueillir les rapports. Je viens moi-même de passer l'essentiel de la journée au PC, puisque j'ai pris connaissance de tous les ordres et rapports importants liés à la mission - ce qui remplit presque entièrement 4 classeurs fédéraux ; une tâche indispensable pour avoir la vue d'ensemble sur les échanges d'informations entre Medan et Berne, et donc sur les conditions de l'engagement à l'échelon opératif (état-major de conduite de l'armée) et tactique (TF SUMA). A ce sujet, il faut cependant relever que la TF joue bien davantage qu'un rôle militaire, mais contribue notamment à appuyer la politique étrangère suisse - en étroite coordination avec l'ambassadeur suisse en Indonésie et la Direction pour le développement et la coopération (DDC).

Bien que le contingent n'est pas armé, le fait d'opérer avec des moyens militaires sur le territoire d'un Etat souverain et dans le cadre d'une aide humanitaire multinationale mobilisant un grand nombre d'organisations forme en effet une situation complexe, dans laquelle les conséquences politiques, diplomatiques voire économiques des décisions militaires doivent être constamment soupesées. La présence suisse en bien acceptée en Indonésie, parce que le cadre de notre engagement est clair (appui subsidiaire du HCR), parce que notre mission est dépourvue d'arrière-pensées (même si nous savons fort bien qu'elle est pour l'armée l'occasion de rappeler au public ses capacités uniques et essentielles), parce que nos hommes ont l'ordre d'être discrets et respectueux des coutumes locales, et parce que les Suisses ont sans aucun doute la modestie et le sens pratique que la situation exige. D'ailleurs, les Indonésiens nous témoignent fréquemment leur intérêt, en nous interpellant grâce à nos plaquettes nominatives. Hello, Mr Monnerat, I like the Swiss !

Un peu plus d'un jour après mon arrivée à Sumatra, l'acclimatation va bon train. Le décalage horaire de 6 heures a été digéré ; la chaleur n'est plus aussi étouffante, même si sortir d'une pièce climatisée vous donne à chaque fois l'impression d'entrer dans une piscine couverte surchauffée en plein hiver ; les chambres sont particulièrement bien isolées du bruit et de la chaleur, même si le muezzin le plus proche m'a évidemment réveillé avec ses "Allah Akbar" retentissants sur le coup de 0520 (il paraît que l'on s'y habitue, un peu comme le train). A ce rythme, il sera temps demain de quitter la ville de Medan pour voir concrètement l'application des capacités aériennes militaires dans une zone sinistrée, et se faire une idée complète de la mission. En redoublant l'application de la protection contre le soleil et les insectes, naturellement !

Posted by Ludovic Monnerat at 11h53 | Comments (2) | TrackBack

L'introduction se poursuit

MEDAN - S'insérer dans un contingent qui travaille d'arrache-pied ne se fait pas en deux coups de cuiller à pot : c'est uniquement en discutant avec les cadres et les spécialistes déployés que l'on parvient à se rendre compte des tâches effectuées, des défis relevés, des coordinations assurées et des problèmes résolus - processus auquel je m'emploie activement depuis cet après-midi. Toute la problématique des rotations de personnel, au niveau individuel et en cours d'opération, est un domaine relativement neuf qu'il s'agit d'appréhender. L'arrivée de militaires frais est uniquement positive si ceux-ci sont en mesure de rapidement augmenter les capacités du contingent, respectivement remplacer les membres sur le départ. Aujourd'hui et demain devraient me permettre d'intégrer pleinement l'état-major et de voir concrètement l'activité de la composante aérienne, avant de commencer à aller dans le terrain, c'est-à -dire la province d'Aceh, et notamment de mesurer l'ampleur du cataclysme qui a rendu nécessaire cette opération militaire.

L'un des domaines sur lequel aucun délai n'est tolérable dans l'application est bien entendu celui de la santé. Afin d'éviter les nombreux dangers en ce domaine, un certain nombre de principes sont appliqués par tous les membres du contingent : prise d'antibiotiques sur une base quotidienne et de répulsifs anti-insectes toutes les 4 à 8 heures afin de prévenir la malaria ou la dengue ; consommation uniquement de boissons en bouteille, sans aucun glaçon (si possible !), et uniquement de produits cuits ou pelés, avec une désinfection des mains une fois par jour ; emploi minimum de l'eau du robinet (celle des douches est bizarrement de meilleure qualité), et non emploi systématique de verres ; prise régulière d'eau, indépendamment de la soif, avec des bouteilles nominatives. Jusqu'ici, le contingent a pu éviter tout cas sanitaire grave par le biais de ces mesures. Et cela n'empêche pas de savourer la nourriture indonésienne qu'un amateur de gastronomie orientale comme moi ne peut manquer de déguster avidement, à des prix étonnamment bas (un repas complet et excellent pour 40'000 roupies, soit environ 6 francs).

L'état d'esprit du contingent est lui aussi un aspect central. Tout ici est centré sur la mission, sur l'efficacité de l'action dans le cadre des objectifs fixés (opération subsidiaire d'aide humanitaire au profit du Haut Commissariat des Réfugiés de l'ONU). L'urgence de la situation, qui commence seulement ces jours à diminuer sérieusement, a multiplié la motivation du personnel militaire et contribuer à développer des facultés d'adaptation, d'innovation mais aussi de patience (le temps n'a vraiment pas la même notion ici qu'en Suisse !) sur lesquelles reposent le succès. Ce type d'engagement réel et exigeant, malgré les risques sécuritaires très bas qui justifient l'absence d'armement des soldats, confronte ainsi chacun à la réalité et obligent à appliquer avec sérieux et précision les processus de la conduite militaire, tout en étant attentif aux aspects humains. Le fait de mettre gratuitement à disposition chaque soir 2 téléphones satellitaires aux membres du contingent est un exemple de mesure qui soutient le moral, qui réduit l'effet de l'éloignement (3 postes Internet sont disponibles, avec un débit cependant réduit ; et si le GSM fonctionne, son coût peut rapidement s'avérer rédhibitoire).

Autrement dit, l'opération SUMA est pour l'armée une occasion idéale de démontrer son savoir-faire et ses capacités opérationnelles en faisant une œuvre immensément utile, mais aussi de tirer des leçons en matière de personnel, de conduite, de structures, d'instruction, de doctrine, de processus et d'équipement, et donc de s'améliorer de manière drastique en fournissant constamment des prestations de haut niveau au service de la politique du Conseil fédéral. Rien ne remplace cela. Même si plusieurs exercices d'état-major pratiqués avant cette opération ont permis de cerner les solutions que celle-ci a concrétisées. D'ailleurs le succès évident de cette opération augmente la probabilité de rééditions : si l'armée suisse est en mesure de déployer en Indonésie une capacité de transport aérien à voilure tournante en 10 jours, et de l'exploiter pendant 40 jours au profit du HCR, il va de soi que ce dernier ou d'autres instances onusiennes vont songer plus souvent à y faire appel.

J'aurai l'occasion ces prochains jours de constater par moi-même l'étendue de ces capacités, au lieu d'en prendre connaissance en écoutant le commandant du contingent et ses principaux adjoints ou en assistant au débriefing des pilotes pratiqué chaque jour. Mais chaque chose en temps : pour l'instant, il est 2240 à Medan, soit 1640 en Suisse, le murmure un peu rauque de la climatisation tranche sur le calme de ma chambre, que je partage avec un officier spécialisé dans les transmissions, et il est sans doute judicieux de refermer ici ce carnet pour s'accorder un brin de repos. Bonne nuit !

Posted by Ludovic Monnerat at 1h07 | TrackBack

22 février 2005

Dans une piscine géante

MEDAN - Avec un brin de retard, dû à une impressionnante file d'attente d'avions de ligne à Singapour, le détachement est arrivé vers 0900 ce matin à Medan, la ville géante (2,5 millions d'habitants) où est basée la Task Force SUMA. Les formalités administratives ont été réglées assez rapidement, largement grâce aux contacts sur place du responsable de la logistique du contingent (NSE : National Support Element), mais aussi parce que les militaires suisses en Indonésie font l'objet d'un accord entre Gouvernements qui leur confère un statut diplomatique. Ensuite, c'est le déplacement de l'aéroport à l'hôtel qui loge le contingent, le briefing d'introduction donné par le commandant - colonel EMG Yvon Langel - et son état-major (dont je fais désormais partie), puis 3 heures de sommeil bien méritées pour encaisser le décalage horaire. Et le travail commence !

L'arrivée à Medan produit immanquablement un choc. En premier lieu, la chaleur : même si elle avoisine seulement 30°, l'humidité épaisse génère en permanence un effet de sauna, ou plus exactement de piscine ; la même impression qu'autour de bassins surchauffés, l'odeur du chlore en moins. Ensuite, la circulation totalement chaotique, rendue déconcertante par le fait que les Indonésiens roulent à gauche (en règle générale) et ne respectent aucune priorité ; en même temps, le trafic est très fluide et les accidents miraculeusement rares. Sur le bref trajet depuis l'aéroport (environ 10 minutes), notre véhicule a failli en emboutir 2 autres, mais cela ne semble troubler personne. Enfin, la présence toute proche d'une mosquée produit à intervalle réguliers les mélopées caractéristiques du monde musulman : les appels des muezzins, qui se croisent et rebondissent au gré des hauts-parleurs.

Comme l'a annoncé le Conseil fédéral, la mission de l'armée suisse à Sumatra touche à sa fin : les vols s'arrêteront le 27 février. Cela dit, les Super Puma font quotidiennement des navettes dans toute la partie nord de l'île, à raison de 2 appareils engagés - l'un à partir de Medan, l'autre à partir de Sabang, au nord de Banda Aceh, en rotation afin de maximiser la capacité de transport - pendant que le 3e Puma subit des travaux de maintenance. Comme chaque hélicoptère vole en moyenne environ 8 heures par jour, dans des conditions climatiques difficiles pour les machines (pour les hommes aussi, évidemment), cela impose une attention particulière aux équipages et au personnel basé au sol. Limitée à 50 militaires, la TF SUMA emploie pleinement chacun d'entre eux. L'esprit de corps bénéficie naturellement du rythme élevé des activités.

L'hôtel utilisé par le contingent suisse a l'immense avantage d'être partiellement climatisé : le poste de commandement et les chambres permettent de travailler et de vivre dans des conditions normales dès lors que l'on reste dans son périmètre. J'attends naturellement de sortir de celui-ci pour m'exprimer au sujet des conditions dans leur ensemble. En revanche, un point semble d'ores et déjà évident : les Indonésiens sont dans leur grande majorité amicaux, souriants et curieux. Déjà , les comportements - verbaux ou non - à l'aéroport de Singapour montraient un intérêt bien plus grand pour ces militaires suisses qui défilent avec des uniformes verts, bruns et noirs, et le vol Silk Air pris de Singapour à Medan a encore renforcé cette impression. Le personnel à Singapour n'a d'ailleurs pas été très rigoureux dans son contrôle, puisque chaque membre du détachement ne cessait de biper au contrôle individuel ! Apparemment, le petit pansement individuel (PPI) est un objet particulièrement dangereux : j'ai dû m'expliquer quelque peu au sujet de sa fonction!

La suite dans quelques heures.

Posted by Ludovic Monnerat at 12h28 | TrackBack

Un voyage dans le temps

QUELQUE PART AU-DESSUS DE L'INDE - Les vols intercontinentaux sont vraiment l'une des expériences marquantes de notre ère, une situation qui ramène chacun à sa frêle dimension d'être humain, suspendu au flux puissant de 4 réacteurs gigantesques à 11'000 mètres d'altitude. Tout à l'heure, je me suis penché au hublot de l'une des portes d'entrée, et j'ai aperçu distinctement la frontière indo-pakistanaise, ligne brisée et parsemée de lumières oranges ; le Boeing 747-400 de Singapour Airlines qui emmène les 8 militaires suisses venant renforcer le contingent déployé à Sumatra vole à plus de 1000 km/h dans la nuit, et les grandes villes avec leurs artères forment autant d'arabesques lumineuses. La technologie n'est pas ennemie de la poésie.

Nous avons décollé avec un peu de retard, vers 1245, à Kloten. Prendre l'avion en uniforme reste un excellent moyen pour attirer l'attention ; mais alors que la foule se retourne sur le passage des militaires américains sillonnant les aéroports des Etats-Unis, et fréquemment les applaudit pour leur service, les militaires suisses en partance pour Medan suscitent au mieux des regards curieux ou surpris, comme s'ils troublaient une normalité rituelle. Evidemment, il se trouve toujours quelques citoyens helvétiques pour lorgner longuement mes insignes de grade, comme c'est le cas dans les gares. Mais nous aurions tout aussi bien pu partir en vacances au lieu de s'engager dans une mission d'aide humanitaire qui sauve des vies, et la reconnaissance se fait pour le moins discrète.

Pour l'heure, il faut cependant admettre que des vacances ne seraient pas nécessairement très différentes. Certes, chaque militaire du contingent a subi une fouille corporelle, puisque l'uniforme comporte assez de métal pour faire biper les détecteurs même les moins suspicieux ; j'ai même dû y passer deux fois, puisque j'ai fait un aller-retour pour m'assurer de la présence de tous à l'heure, et pour régler des formalités de douane. En revanche, voyager en business class sur Singapour Airlines forme des conditions de déplacement particulièrement confortables. Comme à l'accoutumée, ces vols ont été réservés par le Département fédéral des affaires étrangères, qui centralise et coordonne les voyages des employés gouvernementaux, mais leur choix s'avère particulièrement judicieux.

En parallèle d'un repas savoureux, j'ai profité du temps à disposition pour commencer à lire un ouvrage qui traîne depuis trop longtemps sur ma pile de lectures en attente : The Sling and The Stone, du colonel T. X. Hammes des US Marines. Il s'agit de l'un des penseurs les plus brillants dans le domaine des conflits dits de la 4ème génération, et son propos central - les conflits symétriques de haute intensité cèdent inévitablement la place à des conflits asymétriques, déstructurés et de basse intensité - est en accord avec une grande part de mes convictions. Après avoir dévoré un tiers du livre (qui ne compte certes que 300 pages), force est de constater que son argumentation est très solide : son étude détaillée des stratégies mises en œuvre par Mao, par Ho Chi Minh puis par les Sandinistes montre exactement comment le faible peut s'adapter et vaincre le fort.

Hammes n'hésite ainsi pas un seul instant à démolir sans pitié la pensée officielle du Pentagone, qui tend encore et toujours à faire de la technologie la réponse à tous les défis ; en montrant que la pensée militaire doit se pencher sur les conflits futurs et les réponses à leur apporter, au lieu de se concentrer sur l'emploi optimal de technologies nouvelles, il met le doigt sur une faiblesse majeure de la culture stratégique américaine - et contribue ainsi à la corriger, à ouvrir les yeux de ses lecteurs, à mieux préparer les militaires américains. En même temps, la focalisation sur le XXe siècle n'est pas une bonne perspective pour mesurer la constante et la complémentarité, depuis Sun Zu, du conventionnel et du non conventionnel, du symétrique et de l'asymétrique, de la droite et de la courbe.

C'est une pensée qui m'est venue samedi soir, en pataugeant dans la neige prévôtoise sur le chemin me ramenant chez moi : notre séparation des missions de l'armée entre engagement subsidiaire (coopération dans mon vocabulaire, ou contributions d'appui selon les bases doctrinales 2012), sûreté sectorielle (contention, ou maîtrise de la violence) et défense (coercition, ou emploi de la force) ne doit pas cacher le fait que ces 3 fonctions sont toujours présentes dans chaque mission. Même en temps de paix, n'importe quel soldat a le droit - et le devoir - de faire usage de son arme en cas de menace sur lui-même ou un tiers, au besoin en tuant autrui. Même en temps de guerre, n'importe quelle armée doit appuyer les autorités civiles de son secteur d'engagement et aider la population (à l'automne 1944, la pénurie d'essence qui frappait les armées alliées était largement aggravée par le fait que de nombreux moyens de transport étaient utilisés pour approvisionner la population parisienne !). C'est bien l'importance de chaque fonction qui évolue selon la situation.

Après avoir refermé mon livre et prolongé un instant ces réflexions, j'ai décidé de profiter des installations offertes à chaque passager - dont un siège merveilleusement inclinable - pour revoir le film Master and Commander, dans lequel Russell Crowe incarne un capitaine de frégate britannique chargé d'intercepter un navire français plus rapide et plus puissant que le sien. C'est une impression très particulière que d'être pris dans les vagues et les combats de l'Atlantique Sud au début du XIXe siècle tout en ressentant les légères turbulences d'un Boeing du XXe siècle qui fonce vers l'Océan Indien ! Il y a presque un côté irréel, comme je l'écrivais au début de ce billet, à être ainsi suspendu à un gigantesque avion qui remonte le temps - en le faisant défiler 2 fois plus vite : il est 1933 à ma montre, mais nous sommes au centre de l'Inde, et il est en fait 0003 (les fuseaux horaires ne font pas dans la simplicité). Vivement la suite !

Posted by Ludovic Monnerat at 4h33 | Comments (1) | TrackBack

Arrivee a Singapour

Je profite d'un passage expeditif a Singapour pour signaler que le vol s'est tres bien deroule, et que l'on s'apprete a embarquer pour l'Indonesie. Malheureusement, les bornes Internet de l'aeroport singapourien ignorent largement les accents... Il faudra s'adapter !

Posted by Ludovic Monnerat at 0h36 | Comments (1) | TrackBack

21 février 2005

Le grand départ !

Cette fois, fini de rire ! Après avoir passé quelques heures à préparer des bagages invraisemblablement chargés, passé et repassé la checklist des objets à ne pas oublier, il est temps de prendre le cap de l'aéroport et de s'embarquer pour l'Indonésie. D'ores et déjà , je remercie celles et ceux qui m'ont souhaité bonne chance et plein succès pour cette mission, et j'espère pouvoir régulièrement décrire sur ce carnet des événements, des aperçus et des impressions dignes d'intérêt.

Mon paquetage est plus lourd et volumineux que d'habitude : j'emmène un sac dorsal de combat 90, un grand sac de transport estampillé Swiss Army et une sacoche transportant mon ordinateur militaire, mais aussi une grande caisse-valise sur roulettes (fruit d'un essai avorté, et existant à l'état de prototype unique) dans laquelle je transporte - privilège du chef de détachement - une grande quantité d'objets divers et de médicaments commandés par le contingent sur place. On verra ce que les fonctionnaires à la douane en diront ; pour ma part, je serai particulièrement satisfait de livrer cette valise surchargée à ses destinataires et m'en débarrasser une fois pour toutes !

Le fait de partir en mission pour un pays tropical pose plusieurs questions de détails plutôt amusantes. Il convient certes de porter la veste thermique 90 jusque dans l'avion, sous peine de risquer le refroidissement, mais qu'en faire par la suite ? Faut-il mettre des souliers chauds, au risque d'être bien embarrassé à l'arrivée (surtout si des bagages s'égarent), ou au contraire mettre des souliers légers qui ne seront guère adaptés à la neige helvétique ? Grand voyage, petites préoccupations ! Au moins, j'ai réussi à ne pas placer mon couteau suisse dans sa poche règlementaire : je doute que les contrôles à l'aéroport apprécient ce type d'équipement...

L'heure de descendre à la gare approche. A bientôt !

Posted by Ludovic Monnerat at 6h48 | TrackBack

20 février 2005

La maîtrise du français

On peut lire aujourd'hui dans Le Matin un entretien mené avec Marinette Matthey, une sociolinguiste (le bestiaire académique ne laisse pas de surprendre) enseignant notamment à l'Université de Lausanne, qui dédramatise les lacunes constatées dans la maîtrise du français chez les étudiants, notamment en affirmant qu'elles prouvent la nature vivante de la langue et que les correcteurs orthographiques permettront à l'avenir de remédier largement au problème. A l'en croire, rien de tout cela n'est inquiétant :

Aujourd'hui, les élèves et les étudiants écrivent davantage comme ils parlent. Ils ne se rendent pas compte que l'écrit nécessite le passage à un mode d'expression différent. Mais, à mon avis, ils en ont les moyens. Il suffit de les rendre attentifs à cette contrainte.
[...]
De nos jours, on accorde moins d'importance à l'orthographe et à la grammaire, pour se concentrer sur l'argumentation, sur la cohérence textuelle. Qui se soucie aujourd'hui qu'un e-mail soit mal écrit?
[...]
Si j'estime que certains travaux de mes étudiants sont mal écrits, c'est souvent parce que je ne les comprends pas du premier coup! Alors je leur demande de reformuler, de dire autrement, de prendre soin du lecteur, en quelque sorte... et on finit par se comprendre. L'incompréhension fait partie de la communication.

Dans un éditorial enflammé que Le Matin publie le même jour, Michel Danthe fustige l'irresponsabilité de ces propos en termes particulièrement durs, puisqu'il estime urgent de mettre "hors d'état de nuire ou de sévir" Marinette Matthey et consorts. Son argument central réside dans le fait que l'écrit reste un facteur décisif dans bien des étapes professionnelles, et que renoncer à sa maîtrise aboutit à "envoyer allégrement au casse-pipe des milliers d'élèves". Un point sur lequel je partage son avis, même si Michel Danthe aurait gagné à être moins ambigu dans son jugement sur la sociolinguiste qu'il prend pour cible (on croirait lire un appel au meurtre...).

Un angle différent m'intéresse au sujet du français : leur emploi au sein des armées. La langue est en effet un outil en plein essor dans la planification et la conduite des opérations militaires, car la mise en réseau des formations et la multiplication des systèmes informatiques font de la distribution générale des données écrites la méthode de communication la plus efficace. Et quand Mme Matthey affirme que l'incompréhension fait partie de la communication, j'ai le poil qui se hérisse : la langue écrite est justement le meilleur mode de communication pour éviter confusions et malentendus, hors des facteurs émotionnels qui caractérisent la communication audio-visuelle.

Prenons un exemple simple et concret : l'ordre d'opération de l'armée suisse pour le déploiement et l'engagement d'un contingent interforces à Sumatra prend une cinquantaine de pages, entre l'ordre principal et ses 14 annexes. Ces documents, qui ont été distribués à plusieurs dizaines d'exemplaires, règlent de manière très détaillée une opération complexe, avec des chiffres et surtout des mots précis ; le sens de ceux-ci, ainsi que leur utilisation correcte, doivent être connus de tous les destinataires. Par exemple, un document en français règle la collaboration entre le détachement suisse et le détachement français à Sumatra, et définit exactement les prestations réciproques. La moindre confusion est proscrite de tels ordres.

En Suisse, les officiers d'état-major général apprennent que soigner dans le moindre détail la forme d'un texte, qu'il s'agisse de l'orthographe, de la grammaire, de la syntaxe ou du respect des prescriptions appliquées aux documents militaires, est indissociable de la précision et de l'exactitude de leur contenu. L'action d'écrire représente un effet un processus intellectuel central pour expliquer, structurer, articuler, vérifier, et finalement communiquer avec efficacité. Se tromper dans un ordre ou dans un message écrit, selon la situation, peut coûter des vies. On espère que la sociolinguiste distinguée prônant le recours aux correcteurs orthographiques imagine davantage l'emploi concret d'une langue, dont l'élégance mérite de toute manière un minimum d'efforts.

Posted by Ludovic Monnerat at 14h55 | Comments (15) | TrackBack

19 février 2005

Une journée bien remplie

Impossible aujourd'hui de consacrer la moindre minute à ce carnet. Tout d'abord, j'ai passé une bonne part de la matinée à préparer et à effectuer des achats en vue de mon séjour en Indonésie, dont un appareil photo numérique très compact, et divers objets bien pratiques, comme des chaussettes médicales censées absorber une transpiration abondante des pieds (et ceux-ci, à en croire nos camarades sur place, sont soumis à rude épreuve). Plus inhabituel : un officier à Medan m'a demandé de lui ramener une bouteille dont je tairai le nom et la nature ; j'ai sillonné quelques rayons avant de mettre la main dessus.

A midi, j'ai eu droit à un repas de famille, mes marraine et parrain étant venus spécialement de Genève pour me voir avant mon départ. Peu après, je suis allé mettre mon uniforme - la tenue de sortie, en fait - afin d'aller à Reconvilier pour présenter un exposé sur le Swiss Raid Commando à l'ASSO Reconvilier et environs ; j'ai naturellement partagé un repas au demeurant excellent avec les membres de cette société dynamique. On notera d'ailleurs que pour éviter de donner des informations classifiées à la patrouille de la société qui participera au SRC 05, j'ai montré des cartes avec des emplacements de postes totalement fictifs - et annoncés comme tels !

De retour à mon domicile, je ne vais pas tarder à aller au lit, puisque je me lève de plus en plus tôt pour anticiper le décalage horaire de 6 heures entre la Suisse et Sumatra. Mais je serai davantage présent demain...

Posted by Ludovic Monnerat at 22h22 | Comments (2) | TrackBack

18 février 2005

De retour dans le Jura

Après une journée marquée par de nombreux préparatifs en vue de mon déploiement à Sumatra, et par des tâches supplémentaires liées au fait que j'ai l'honneur d'être responsable du petit détachement qui partira la semaine prochaine, me voici de retour dans mon Jura joliment enneigé. Je suis sûr que cette neige va assez rapidement me manquer...

Posted by Ludovic Monnerat at 19h04 | Comments (1) | TrackBack

17 février 2005

Les soldats du 3e âge

Cet article de Stars & Stripes sur la mobilisation de réservistes et le réengagement de vétérans particulièrement âgés par l'US Army, en vue de les déployer en Irak, mérite le détour. Ce n'est pas la première fois que ce phénomène est signalé : on trouve dans les troupes américaines engagées en Irak un certain nombre d'officiers et de sous-officiers supérieurs qui ont servi au Vietnam, voici environ 35 ans. Demander à un officier de 69 ans de passer quelques mois à Bagdad, en temps que chirurgien des yeux, n'est certainement pas commun. Cependant, cette réalité peut donner lieu à deux interprétations complémentaires, qu'il vaut la peine de distinguer.

D'un côté, ce recours à des hommes âgés de plus de 55 ans, pour des fonctions autres que le commandement, est la preuve de pénuries aiguës en matière de personnel. Plusieurs fonctions-clefs dans le domaine sanitaire ne sont ainsi pas couvertes par les formations d'active et de réserve américaines, qui doivent faire appel à des hommes figurant sur des listes pour le moins anciennes. Les besoins des troupes engagées dans un conflit de basse intensité exigent clairement une articulation différente du personnel que pour un conflit de haute intensité, et l'US Army est obligée de recourir à des solutions limites pour combler les manques. Cela rappelle que rester scotché à la guerre froide a un prix.

D'un autre côté, cette disposition d'hommes âgés à partir en mission indique une mobilisation populaire intéressante : le fait que plus de 12'000 vétérans libérés de toute obligation militaire se soient portés volontaires depuis le 11 septembre 2001 est la preuve d'un mouvement profond, d'un patriotisme bien vivant au sein de la société américaine. Et si l'article de Stars & Stripes se focalise sur 2 médecins, dont les carrières civiles sont également prolongées, il révèle également une activité et un volontariat qui peuvent surprendre de la part d'hommes ayant largement atteint ou dépassé la cinquantaine. La population active reste le moteur d'une nation.

De manière générale, l'âge est un critère important dans les opérations militaires : les armées ont souvent trouvé un bon équilibre en ayant des commandants relativement jeunes et des aides de commandement relativement âgés, alors que l'inverse crée des conditions favorisant les catastrophes. Sauf erreur (je cite de tête), Gamelin avait 69 ans en 1939 [en fait, 68], ayant été chef d'état-major de Joffre 25 ans plus tôt, alors que son successeur Weygand en avait 73 (lui-même CEM de Foch) ; Itzhak Rabin avait 42 ans comme chef d'état-major général lors de la Guerre des Six Jours [c'est faux : il avait cet âge lorsqu'il a été nommé à son poste, 4 ans plus tôt] ; le général Gavin commandait à 36 ans la 82e division aéroportée ; et ne parlons pas de Napoléon ou de Hoche.

A l'inverse, Guisan avait 65 ans lorsqu'il a été élu général, même s'il paraissait "extraordinairement jeune" à l'Assemblée fédéral ; MacArthur avait plus de 70 ans [plutôt exactement 70 ans] lorsqu'il a pensé la manoeuvre d'Inchon en Corée, et Patton était l'un des généraux américains les plus âgés de la Seconde guerre mondiale, mais tous deux avaient une énergie hors norme. Et ces 3 officiers généraux avaient surtout une pensée très moderne lorsqu'ils sont arrivés au commandement d'une armée en temps de guerre. Autrement dit, l'âge n'est pas un handicap lorsqu'il fournit expérience et sagesse à un individu qui n'a cessé de grandir et d'apprendre sa vie durant.

COMPLEMENT I (19.2 2240) : J'ai vérifié les chiffres ci-dessus et apporté quelques corrections. On peut également ajouter d'autres exemples : lors de son entrée en fonctions comme chef de l'état-major impérial britannique, durant la Seconde guerre mondiale, le général Alan Brooke avait 59 ans ; lors de sa nomination au poste de Commandant de la Flotte du Pacifique, l'amiral Chester W. Nimitz avait 56 ans.

Posted by Ludovic Monnerat at 22h17 | TrackBack

Des neiges alpines à l'équateur

Il peut sembler ironique de braver un vent glacé et longer des congères dures comme du béton, tout en admirant des montagnes enneigées, afin de se rendre dans une caserne où l'on prépare la participation à une opération militaire qui se déroule non loin de l'équateur, dans une température et une humidité suffocantes. Une différence thermique de 40° C, soit de -5° C à +35° C, conjuguée à un taux d'humidité avoisinant les 100%, nécessitent apparemment une acclimatation d'au moins une semaine. De plus, l'Indonésie est actuellement en pleine saison des pluies, et il ne se passe pas un jour à Sumatra sans qu'une averse tropicale ne s'abatte et génère un effet de sauna des plus désagréables. Voilà qui promet des journées réjouissantes, sur lesquelles je pourrai discourir plus longtemps dès que j'aurai le temps et l'autorisation explicite de le faire convenablement !

Posted by Ludovic Monnerat at 21h04 | Comments (2) | TrackBack

16 février 2005

En Suisse centrale

Les billets se feront rares aujourd'hui et jusqu'à vendredi : je suis actuellement à Stans, en vue de recevoir demain les informations et l'instruction nécessaires à mon déploiement en Indonésie. Si tout se passe bien, je devrais décoller lundi pour le début de la mission... J'espère pouvoir vous tenir au courant autant que possible de cette expérience.

Posted by Ludovic Monnerat at 19h46 | Comments (3) | TrackBack

Les défis de l'asymétrie

Tel est le titre d'un article écrit par le chef d'escadron Jean-Christophe Bechon et publié par Défense Nationale dans son numéro de février 2005 (non disponible en ligne). L'auteur vise à définir différentes catégories d'asymétrie, dans ce qu'il nomme des systèmes, avant d'en déduire les tactiques les mieux adaptées pour les outils militaires conventionnels, et notamment en France. De la sorte, il confirme l'intérêt que les armées vouent aux conflits de basse intensité impliquant des acteurs non étatiques, et donc l'importance des réflexions visant à adapter les effets obtenus par l'emploi des forces.

Ce texte définit trois types de systèmes asymétiques en fonction de la logique qui les anime : les systèmes de prédation, dont le but est avant tout financier et qui sont illustrés par la criminalité organisée ; les systèmes revendicatifs, dont le but est politique - prendre le pouvoir - et qui regroupent aussi bien les groupes terroristes que les milices ethniques ou les forces paramilitaires ; enfin, les systèmes subversifs visent à détruire tout ensemble de valeurs qui s'oppose à son idéologie, et dont les acteurs, nous dit l'auteur, peuvent être les mêmes que dans le système précédent. Cette articulation, axée sur les intentions et non sur les moyens, est intéressante dans le sens où elle va au-delà des apparences ; cependant, sa prémisse de départ est subjective et erronée, car l'asymétrie est une relation entre deux acteurs, et non un système : dans l'espace cybernétique, comme l'explique par exemple Jacques Baud, les relations sont essentiellement symétriques.

La compréhension incertaine du phénomène est ainsi soulignée lorsque Jean-Christophe Bechon écrit que l'asymétrie « naît d'un sentiment d'injustice ou d'oppression, rationnel ou non. » Il s'agit là d'un raccourci dangereux : il n'existe pas uniquement un lien entre les enjeux et les actions, qui dépendent étroitement des ressources (Clausewitz décrivait cela en termes de fins, moyens et voie ; ces mots sont d'ailleurs repris tels quels dans la doctrine de planification opérative de l'OTAN - voir AJP-3). En revanche, l'auteur a pleinement raison lorsqu'il affirme que les chefs militaires doivent en permanence garder à l'esprit l'état final recherché de leur action : c'est bien la situation à attendre au terme d'une opération, et non la seule lutte contre les acteurs asymétriques, qui détermine le volume, l'articulation et l'emploi des forces. Le Small Wars Manual des Marines explique par exemple que c'est la proportion de soldats par rapport à la population civile, et non par rapport aux ennemis, qui est décisive dans une contre-insurrection.

Le chef d'escadron Bechon cite ensuite des modes d'actions définis par une étude du CSEM, d'une part défensifs (contrôler, protéger, sauvegarder, rassurer, secourir) et d'autre part offensifs (isoler, entraver, conquérir, désarmer, subvertir, saisir, décapiter), pour faire face aux situations d'asymétrie, et permettre aux forces d'abaisser en définitive le niveau de violence. Il remarque cependant que l'action militaire doit nécessairement être intégrée à l'action globale de l'Etat et faire partie d'une stratégie qui imbrique les acteurs politiques, économiques, juridiques, policiers et militaires ; c'est là le Graal stratégique de la pensée contemporaine, codifiée dans les règlements des armées mais épouvantablement difficile à appliquer : concevoir l'action au plus haut niveau comme la synchronisation de plusieurs lignes d'opération - politique, économique, sécuritaire et sociétale - en vue d'atteindre un état final recherché.

Les barrières administratives et la présomption des spécialistes - diplomates ne jurant que par la discussion et la négociation, économistes résumant tout en masses monétaires et échanges commerciaux, etc. - sont ainsi un obstacle majeur à une telle vision. La linéarité des formations professionnelles s'y oppose également. L'auteur explique d'ailleurs crûment ce que l'avenir devra apporter :

Face à l'asymétrie qui prolifère loin de nos frontières, mais dont les effets se font sentir sur notre territoire, il faudra bien que nous parvenions à mener des actions où la Défense, les Affaires étrangères, l'Economie et l'Intérieur marchent main dans la main.

On fera juste remarquer à notre camarade français que l'asymétrie prolifère tout autant sur le sol de sa patrie, et que ce phénomène devrait l'inquiéter encore davantage - et renforcer son appel à une action stratégique conçue et synchronisée au plus haut niveau, avec pour les militaires la nécessité de penser interforces (interarmées en France), intercantonal (interdépartemental), interdépartemental (interministériel) et international. En même temps, comme Défense Nationale est une revue officielle, sanctionnée par les plus hauts échelons militaires, on comprend que tout ne peut pas y être dit!

Posted by Ludovic Monnerat at 10h20 | Comments (1) | TrackBack

15 février 2005

Le fil renoué d'Ariane

Le lancement réussi d'Ariane-5 ECA, samedi dernier, n'est pas seulement la confirmation que la version lourde de la fusée européenne constitue une prouesse technologique. Il permet également de relancer la stratégie spatiale européenne, durement touchée par l'échec du lancement précédent, et de remettre Arianespace sur la direction des chiffres noirs, voire des bénéfices. L'époque où les Ariane 4 étaient tirées à la chaîne en effet s'éloigne : la concurrence des fusées américano-russes - les joint-ventures conclus par Lockheed-Martin et Boeing avec des partenaires russes - rend nécessaire la mise au point d'un lanceur lourd, capable de mettre en orbite des charges à 15 dollars le gramme.

Cependant, l'importance stratégique d'Ariane-5 ECA dépasse les seuls intérêts économiques : comme l'a montré le lancement du satellite d'observation Hélios IIA, en décembre dernier, l'existence d'un lanceur spatial à la fois flexible et confirmant est la condition sine qua non pour participer à la maîtrise de l'espace militaire, c'est-à -dire de l'emploi de la zone orbitale à des fins sécuritaires. Si l'usage commercial et pacifique de l'espace est géré au mieux par des incitations économiques et des activités privées, les Etats doivent en revanche conserver le contrôle d'une dimension qui est devenue essentielle depuis plus de 15 ans à la conduite des opérations militaires, et depuis presque un demi-siècle à l'acquisition du renseignement. La défense antimissile ou les satellites GALILEO en dépendent.

Posted by Ludovic Monnerat at 19h12 | Comments (3) | TrackBack

Les prophètes impénitents

Les résultats des élections irakiennes ont été commentés dans la presse francophone, mais celle-ci n'a pas mené la moindre remise en question - à une exception près - suite aux huit millions de gifles subies dans ce processus. Le ton reste donc au pessimisme revanchard, et ceux qui ont annoncé successivement la résistance acharnée de la population irakienne à la coalition, la plongée dans un chaos infernal de tout le pays puis l'impossibilité d'organiser des élections changent simplement de rengaine : l'Irak devrait donc à présent se transformer en Etat islamiste à l'iranienne, comme le montre le pauvre Chappatte dans Le Temps, dont le coup de patte talentueux est dévoyé par nombre de prédictions et jugements démentis à propos de l'Irak (comme ici, ici et ici, ou encore ici.)

Plusieurs éditorialistes n'ont ainsi pas peur de prendre des libertés stupéfiantes avec la réalité. Serge Enderlin, dans sa colonne pour Le Temps, confond par exemple l'Alliance irakienne unifiée - le groupe de partis chiites modérés qui a remporté 48,1% des voix - avec le total des suffrages chiites, oubliant que d'autres listes comprenaient également des chiites, dont celle mixte d'Ilyad Allaoui, et glosant inutilement sur un chiffre faux avec un taux de participation erroné (56% au lieu de presque 59%) ; il affirme également que le leader religieux Ali Sistani a exigé que la charia forme la base de la constitution, alors que cette rumeur a été immédiatement démentie par son porte-parole. Et Enderlin n'a apparemment pas pris la peine de consulter les résultats des votes régionaux !

Cette médiocrité analytique et journalistique est cependant portée à un degré supérieur par Laszlo Molnar dans Le Matin, un éditorialiste que l'on a connu bien mieux inspiré, qui traite par exemple l'Alliance irakienne unifiée (où figure Ahmed Chalabi!) de "parti le plus religieux", alors que l'islamiste chiite Al-Sadr a remporté 3 sièges au niveau national et 9% des voix à Bagdad, et qu'une autre liste islamiste, pro-iranienne, n'a décroché aucun siège. Dans un article connexe, Molnar s'imagine estimer le vote chiite en additionnant simplement la liste Allaoui à l'AIU, sans mesurer un seul instant qu'une partie des listes dépassaient les séparations confessionnelles. Et tout cela dans le but apparent d'annoncer de nouveaux malheurs pour l'Irak :

La paix et la modernisation du Moyen-Orient ne semblent donc pas avoir été mises en route par ce scrutin décidé par Washington. Et il pourrait même être le prélude à de nouvelles violences, déclenchées notamment par des sunnites déjà tournés vers al-Qaida.

Des faits mal compris ou déformés, des nuances tronquées, des réflexions biaisées - et le renouvellement de prophéties enflammées. Il faut rendre grâce à Internet pour la liberté salvatrice consistant à lire les vraies analyses de cet événement majeur, comme celle d'Amir Taheri dans le New York Post, par lequel on apprend par exemple que les sunnites auront environ 50 sièges dans la future assemblée. Mais le travail insuffisant des médias romands commence vraiment à devenir pesant.

COMPLEMENT I (15.2, 1833) : On peut également lire une bonne analyse des élections sur le blog de Patrick Ruffini, qui nombre notamment une corrélation entre la présence de troupes américains et le soutien pour l'actuel premier ministre interiméaire Ilyad Allaoui, décrit comme pro-américain par les médias internationaux, et qui fournit une carte très intéressante (trouvé grâce à Un swissroll).

Posted by Ludovic Monnerat at 11h25 | Comments (4) | TrackBack

Les mythes du 11 septembre

Démasquer les mythes qui tournent autour des attentats du 11 septembre 2001 et les imposteurs qui engrangent de juteux bénéfices en diffusant des théories conspirationnistes : voilà le rôle d'une enquête détaillée publiée par la revue Popular Mechanics, qui a employé 9 personnes et consulté 70 experts ainsi que plusieurs témoins pour démentir les rumeurs les plus folles au sujet de cette journée historique. Il s'agit certainement là d'une oeuvre salutaire, fondée sur la raison et la science :

In the end, we were able to debunk each of these assertions with hard evidence and a healthy dose of common sense. We learned that a few theories are based on something as innocent as a reporting error on that chaotic day. Others are the byproducts of cynical imaginations that aim to inject suspicion and animosity into public debate. Only by confronting such poisonous claims with irrefutable facts can we understand what really happened on a day that is forever seared into world history.

Bonne lecture !

Posted by Ludovic Monnerat at 7h45 | Comments (2) | TrackBack

14 février 2005

Des porte-avions virtuels

Un éditorial du Daily Telegraph se penche sur la question lancinante des 2 grands porte-avions promis à la Royal Navy, et qui restent toujours à l'état de projet. Prévus pour entrer en service respectivement en 2012 et 2015, à l'issue d'un programme de construction mis en commun avec la France qui cherche à compléter le Charles-de-Gaulle, ces deux navires ont reçu un nom provisoire : HMS Queen Elizabeth et HMS Prince of Wales. Mais cela ne garantit en rien leur lancement, puisque les difficultés financières du Ministère britannique de la Défense l'amènent à réduire constamment ses investissements :

Sadly, there is not much prospect of the super-carriers having enough escorts either. Another handful of frigates and destroyers have been cut, so the Royal Navy now has just 28 afloat, half the number it had at the time of the Falklands. Assuming a typical carrier battle group has at least six escorts, the Navy will be stripped bare to provide the minimum support, once these ships are supposedly at sea from 2012 onwards.
All this points to the really serious question: can we afford them? The initial cost estimate, now six years old, was that the carriers would cost £3 billion, plus their air complements. In theory, we should be able to find the money. After all, Britain is the world's fourth largest economy and a global trading nation. The trouble is that, over the past decade, the defence budget has been halved in real terms by both the Conservatives and Labour, to just 2.4 per cent of GDP.

La fière marine de Sa Majesté, qui régnait sur les océans aux XIXe siècle, n'a donc plus vraiment les moyens de s'offrir deux des bâtiments principaux de notre époque - alors que la Chine en construit probablement trois, que l'Inde en construit également un, et que les Etats-Unis en conservent pas moins de 24, entre des porte-avions géants sans rivaux et des navires amphibies qui ont le même déplacement que le seul PAN français. Certes, la situation au niveau européen fournit une perspective un peu différente : en supposant la concrétisation des projets actuels, dont les navires polyvalents construits en Espagne et en Italie, l'Europe devrait disposer de 8 porte-avions en 2015, soit 4 grands et 4 petits.

Mais la chute prolongée des budgets militaires européens - à l'exception notable de la France - est moins due à une volonté d'ignorer la puissance militaire qu'à une incapacité de la financer. On voit mal comment un renversement de cette tendance pourrait se faire sans une transformation et une redynamisation complètes de nos sociétés.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h36 | Comments (5) | TrackBack

Le retour des petites guerres

Le Corps des Marines américains vient de rendre publique [en fait, c'est la version finale qui vient de sortir, je me suis trompé] la première version d'un règlement consacré aux « petites guerres », c'est-à -dire les conflits de basse intensité qui aujourd'hui sont la règle, en procédant de la sorte à une révision du Small Wars Manual de 1940. Rédigé parallèlement aux travaux de l'US Army sur la contre-insurrection, ce document signale une reconnaissance historique : les troupes terrestres américaines admettent enfin que le combat symétrique de haute intensité ne représente plus leur activité centrale, et acceptent d'adapter leur doctrine, leurs principes, leurs tactiques et leurs procédures au combat asymétrique. La chose pourrait sembler aller de soi, mais la culture militaire américaine reste largement axée sur la bataille frontale et décisive ; les leçons de l'une des principales erreurs opératives du Vietnam - mener la guerre que l'on doit, et non celle que l'on veut - sont donc bel et bien tirées.

Ce document rappelle que l'attentat suicide du 23 octobre 1983 à Beyrouth, qui avait entraîné la mort de 241 Marines, a été le déclencheur de cette mutation des esprits ; à l'époque, les Marines posaient la garde au Liban avec des armes sans munitions, parce qu'ils n'étaient pas « en guerre ». Comme toujours, les armées paient leurs erreurs dans le sang, et la définition des petites guerres de 1940 a été réapprise à l'aune de l'échec :

"!small wars are operations undertaken under executive authority, wherein military force is combined with diplomatic pressure in the internal or external affairs of another state whose government is unstable, inadequate, or unsatisfactory for the preservation of life and of such interests as are determined by the foreign policy of our Nation."

Les conflits de basse intensité occupent une place centrale dans la pensée militaire moderne, mais leurs particularités peinent à être intégrées dans des méthodes qui restent axées sur le combat traditionnel. Elles constituent pourtant une phase décisive de toute coercition armée, car elles mènent directement à l'état final attendu, et considérer la phase de haute intensité qui les parfois précède comme décisive est la seule erreur majeure que les planificateurs américains ont commise avec l'opération Iraqi Freedom : concevoir le renversement de Saddam Hussein comme un but en soi, et non comme un point décisif à atteindre pour autoriser la stabilisation de tout le pays. De plus, une petite guerre est tout aussi importante qu'une grande, car elle peut occasionner en cas d'échec une élévation des enjeux précipitant l'escalade et l'extension du conflit.

Ce manuel décrit avec précision ces aspects. Il explique également pourquoi ce type de guerre forme un combat aux points, et non un affrontement autorisant un k.o. rapide :

Whenever possible in an asymmetrical conflict, the "lesser" power will seek to frame the activities to neutralize the advantages of mass, scale, and superior economic output of the "greater" power. Specifically, adversaries will avoid fighting on terms that will attrite them into submission by overwhelming force, or by the short-lived effects of a rapid precision strike campaign. This approach can mean that small wars are potentially long wars, making pre-determined exit strategies and rigid timetables unrealistic and counterproductive.

Les réflexions du Corps des Marines forment ainsi une rupture avec les concepts futuristes élaborés durant les années 90, et appliqués avec enthousiasme par l'Air Force ou par la Navy dans le sens d'une technologie sans cesse plus complexe et performante. C'est précisément parce que l'avantage des forces armées américaines dans une guerre conventionnelle ne cesse de croître que ce type de conflit est devenu de moins en moins probable :

Just as our preeminent large-scale conventional and nuclear capabilities of the 20th century pushed warfare to guerrilla and insurgency warfare, so the information, sensing, and strike capabilities of the 21st century will push the inevitable conflict of this century toward small wars. In these small wars, we may be forced to fight on terms far removed from our traditional way of war where massive firepower and mass production trumped all other capabilities.

Ce manuel comprend nombre de conceptions qui témoignent d'une compréhension approfondie de la nature même des conflits contemporains, et également d'une analyse détaillée des opérations en Irak, en Afghanistan et ailleurs. L'une des plus intéressantes est celle consistant à adopter une articulation matricielle pour décrire les belligérants modernes : des structures éphémères rassemblant des individus et des groupes divers pour une tâche ou un effet donnés. De même, le manuel fait référence à la notion de « lawfare », soit l'usage du droit comme d'une arme - et donc l'avènement d'une classe d'avocats-combattants. Il s'agit donc d'un matériel doctrinal de première qualité, d'autant plus qu'il aborde successivement le problème des petites guerres pour les trois niveaux classiques de la guerre - stratégique, opératif et tactique.

Je ne saurais conclure sans citer un paragraphe qui montre à quel point ce document intègre la dimension sociétale des guerres modernes :

It is our digital culture that makes ours an impatient culture. We want clear results, and we want them now. Fast food and breaking news are our sustenance. Patience is not our cultural virtue, and working in an uncertain environment with fog and deception leads to our critical vulnerability in small wars: resolve. The greatest and most significant danger we have in entering a small war is the potential for an asymmetry of wills.

Une telle conscience de ses propres faiblesses, lorsqu'elle est communiquée à tout un corps d'officiers appelés à mener une guerre longue et difficile, devient une force stratégique.

COMPLEMENT I : Comme me l'a fait remarquer Alain-Jean Mairet par courrier, le lien fourni au début de ce billet pointe vers la version finale de ce manuel, qui est à la fois plus pratique et moins percutante que le draft, dont sont d'ailleurs extraites les citations susmentionnées. Le contenu est globalement repris, mais on sent une relecture un peu politiquement correcte du premier jet...

Posted by Ludovic Monnerat at 19h32 | Comments (9) | TrackBack

13 février 2005

Le suicide de l'Europe

J'ai mis en ligne aujourd'hui sur CheckPoint une traduction d'un article écrit par un économiste tchèque du nom de Pavel Kohout. Il brosse un tableau particulièrement sombre du futur de l'Europe, en étudiant les causes des tendances démographiques actuelles et le danger qui réside dans une immigration qui se transformerait en colonisation. Cependant, son analyse est trop ancrée dans la réalité pour être rejetée d'un revers de manche : le déclin de l'Europe réside bien dans cette conjonction d'impôts élevés, de providence étatique et de raréfaction des enfants.

On peut néanmoins reprocher à ce type d'article de s'appuyer sur des scénarios certes plausibles et probables, mais qui ne tiennent pas compte des décisions politiques pouvant être prises ces prochaines années. Actuellement, le vieillissement de l'Europe continentale est un danger identifié, mais pas pleinement mesuré, et les initiatives pour élever l'âge de la retraite suscitent une résistance considérable. Mais rien ne dit qu'une prise de conscience ne surviendra pas au début de la prochaine décennie, face au gouffre béant de la mort blanche et face aux troubles issus de l'immigration.

Les réformes en cours dans nombre de pays européens pour relancer l'économie en réduisant les impôts pourraient ainsi changer la donne, et redonner aux jeunes adultes l'opportunité de fonder un foyer plus tôt et plus grand. De même, le fait que les enfants soient aujourd'hui désirés presque exclusivement pour des motifs émotionnels devrait logiquement améliorer les conditions de leur croissance, du moins si la disponibilité des parents le permet. Autrement dit, la perspective très sombre de Pavel Kohout n'est qu'un futur possible parmi d'autres. Le plus important est de prendre conscience que le maintien du statu quo en Europe sera une tâche des plus ardues.

Posted by Ludovic Monnerat at 20h47 | Comments (15) | TrackBack

Le besoin de sécurité

Le Matin consacre aujourd'hui un article et un éditorial au renforcement de la sécurité dans les gares romandes : installation d'un réseau de vidéosurveillance, partenariat renforcé avec les polices cantonales et augmentation des capacités d'intervention. Voici quelques années encore, une telle initiative aurait déclenché une véritable levée de boucliers dans toutes les rédactions, qui auraient fermement condamné le "flicage de la vie publique" et "l'obsession sécuritaire" dont témoignent ces mesures. Mais les temps ont changé.

Pour que le quotidien romand au plus fort tirage donne une couverture positive à ce renforcement de la sécurité, il faut vraiment que la perception de celle-ci ait grandement changé dans la population - et qu'un journal populaire comme Le Matin s'en fasse le témoin. Il suffit de lire comment Michel Danthe écarte dans son éditorial les objections classiques aux problèmes de sécurité pour mesurer le chemin parcouru :

Comme à chaque fois, il y a le spécialiste qui vient expliquer que ce sentiment est subjectif. L'argument ne rassurera pas pour autant l'usager réel, qui voit bien, de ses yeux voit, que la violence ne cesse d'augmenter, au milieu d'un sans-gêne généralisé et d'une indifférence qui donne parfois froid dans le dos.
Face au phénomène, il convient de marquer la plus grande fermeté. Et de manifester la présence de l'ordre partout où c'est possible.

Pourtant, la sécurisation accrue des grandes gares romandes permettra uniquement de rassurer les voyageurs et les passants, et ne fait que s'attaquer aux symptômes de la violence urbaine au lieu de traiter le mal à la racine. A cet égard, on notera que le mot "incivilité" continue d'être employé en lieu et place de "délinquance" ou de "criminalité", et qu'il constitue un euphémisme significatif. Les esprits évoluent lentement, très lentement. L'effondrement du civisme et des responsabilités individuelles commence seulement à être pris en compte dans les analyses. On n'ignore plus que l'on va dans le mur, mais on hésite encore à proposer des réorientations radicales.

Le déficit d'imagination est souvent la preuve de tabous inavoués...

Posted by Ludovic Monnerat at 9h07 | Comments (3) | TrackBack

12 février 2005

Les blogs à l'envers

Il faut reconnaître à Bernard Rappaz, de la Télévision Suisse Romande, le mérite d'être l'un des rares journalistes à comprendre l'impact croissant des weblogs sur les médias. Pourtant, il vient de montrer qu'il interprète parfois cette influence à l'envers : au sujet de l'affaire Eason Jordan, le haut dirigeant de CNN qui a accusé les troupes US en Irak de prendre délibérément des journalistes pour cible, il a ainsi dépeint les blogs comme de simples chiens de gardes patriotiques et conservateurs, alors que c'est l'absence de preuve pour fonder une accusation aussi grave qui a scandalisé leurs auteurs, puis le refus de CNN comme du WEF de diffuser la transcription de la discussion au cours de laquelle s'est exprimé Eason Jordan. Le seul commentateur au billet de Rappaz mentionne d'ailleurs ce fait.

Autrement dit, notre blogueur estampillé TSR manque l'essentiel : ce n'est pas l'existence des blogs à elle seule qui provoque un changement dans la vie des médias grand public, mais bien le manque d'honnêteté et de transparence dont ceux-ci font preuve. La démission d'Eason Jordan montre en fait que les représentants des médias sont désormais soumis à la même veille critique que celle qu'ils assurent depuis des décennies à l'endroit notamment de la classe politique, et qu'ils devront s'adapter aux exigences accrues d'une frange active du public. Les blogs sont-ils en voie de devenir un contre-contre-pouvoir ? Plutôt une redistribution de la puissance médiatique des organisations de presse aux individus informés.

COMPLEMENT I (13.12) : On lira avec intérêt l'excellent et bref article de l'analyste des médias Michael Barone sur l'effet des weblogs dans la politique américaine, et notamment la différence entre le parti démocrate et le parti républicain. Sa conclusion :

So what hath the blogosphere wrought? The left blogosphere has moved the Democrats off to the left, and the right blogosphere has undermined the credibility of the Republicans' adversaries in Old Media. Both changes help Bush and the Republicans.

COMPLEMENT II : Mais les weblogs ont encore du travail pour contribuer à rehausser la fiabilité des médias grand public. Cette énumération des manipulations de la BBC à propos de l'Irak fait franchement froid dans le dos...

COMPLEMENT III (16.12 2200) : Bernard Rappaz nous fait le plaisir dans les commentaires ci-dessous d'intervenir pour souligner qu'un de ses billets mentionnait bel et bien "qu'Eason Jordan n'avait, en effet, pas apporté de preuves pour appuyer ses affirmations." C'est tout à fait exact, mais ce billet en question a été mis en ligne le 13 février, soit un jour plus tard que celui-ci ; on peut difficilement me reprocher de ne pas imaginer un jour à l'avance ce que Bernard Rappaz va écrire sur son blog...

Quant à affirmer que "dans la blogosphère comme dans les bons vieux médias l'interpétration un brin sommaire est parfois de mise", j'en conviens volontiers ; encore la première a-t-elle la capacité et la volonté indubitables de corriger et de complèter promptement des faits imprécis, inexacts ou partiels. Dont acte.

Posted by Ludovic Monnerat at 16h52 | Comments (8) | TrackBack

Pourquoi la démocratie ?

L'historien militaire américain Victor Davis Hanson, connu pour certains livres remarquables (j'ai lu Carnage & Culture ainsi que Ripples of Battle), se livre à une énumération des 10 raisons pour lesquelles il est nécessaire de soutenir la démocratisation du Moyen-Orient. Sa conclusion consiste à dire que la démocratie est tout simplement la dernière chance :

Democracy was not our first, but rather our last choice in the Middle East. For decades we have promoted Cold War realpolitik and supported thugs whose merit was simply that they were not as bad as a murderous Saddam or Assad (true enough), while the Arab world has gone from kings and dictators to Soviet puppets, Pan-Arabists, Islamists, and theocrats. Democracy in some sense is the last chance.

Lisez le tout, l'homme le mérite.

Posted by Ludovic Monnerat at 9h20 | TrackBack

11 février 2005

Un passage aux cours EMG

Donner des conférences à un public de qualité, même fatigué, est toujours un plaisir rare. Parmi les 30 participants du stage de formation d'état-major général II qui m'ont écouté pendant 2 heures, j'ai vu bien des traces d'épuisement - à force de travailler plus de 15 heures par jour - mais aussi une attention souvent soutenue et ces réactions qui montrent l'intérêt à découvrir les idées que je leur ai exposées. La prospective est l'un de mes domaines de prédilection, et décrire la menace future - pourquoi, par qui, comment et avec quoi nous serons attaqués - ainsi que la transformation des armées pour y apporter des réponses à tous les échelons - stratégique, opératif et tactique - est une entreprise des plus passionnantes. En même temps, parler avec intensité, précision et concision reste un exercice intellectuel de premier ordre. Surtout en utilisant des folios en allemand, et en respectant à la minute près le temps imparti - Generalstabsmässigkeit oblige !

A cette occasion, j'ai retrouvé une demi-douzaine d'amis qui en sont à la première semaine de leur stage, et avec lesquels j'ai effectué précédemment des services divers - stage de formation technique I, stage de formation au commandement I (commandant d'unité) et II (commandant de bataillon). Normalement, j'aurais dû revenir à la fin de la quatrième semaine pour faire office d'expert aux « 100 kilomètres de l'esprit » (un exercice sur lequel je préfère garder un brin de discrétion), mais mon départ pour l'Indonésie a rendu cette présence impossible. Malgré cela, il est toujours agréable de retrouver les cours EMG, leur ambiance si particulière, leur forte camaraderie, et de se dire qu'on y était 2 ans plus tôt. Le temps passe vite, mais les souvenirs restent vivaces. Ce n'est pas souvent que l'on s'exclame, en sortant d'une théorie aux alentours de 1600, qu'enfin le cap de la demi-journée est passé !

J'ai profité de mon passage pour proposer au chef d'état-major de l'école une nouvelle conférence, confectionnée durant les vacances de Noël, et intitulée « La vraie puissance - Stratégies du XXIe siècle ». L'article qui fonde cet exposé - j'écris toujours un article au préalable, c'est ce qui permet ensuite de maîtriser le sujet et de s'exprimer librement - sera prochainement publié par la Revue Militaire Suisse, puis mis en ligne sur CheckPoint. Et si j'ai le temps, cet été, je m'emploierai à transformer toute cette démarche en un premier livre!

Posted by Ludovic Monnerat at 21h31 | Comments (1) | TrackBack

Vive la mobilité !

La technologie a vraiment du bon. Je suis en ce moment dans le train entre Berne et Lucerne, où je me rends pour donner deux conférences (la menace future et l'armée nouvelle) au stage de formation d'état-major général II. Et grâce au petit bijou récemment acquis, je reste en mesure de continuer à travailler sur certains dossiers en cours, rendus plus urgents par le fait que mon départ pour Sumatra a été avancé. La connexion GPRS est certes un brin poussive, mais les CFF et Swisscom parviennent à la maintenir sans interruption malgré de nombreux tunnels. En plus, je peux écouter ma musique préférée sur mon ordinateur portable bien que sa batterie était plutôt affaiblie au départ de la capitale, puisque les wagons ont une prise 220 V bien pratique. Le jour où les connexions haut débit seront disponibles aux CFF, ce sera presque parfait !

Posted by Ludovic Monnerat at 14h30 | TrackBack

Le grand silence de L'Hebdo

Comment appelle-t-on un hebdomadaire d'information et d'actualité qui en vient à ignorer l'une et l'autre ? C'est la question que je me pose désormais, puisque L'Hebdo n'a consacré aucun article, aucun éditorial, aucune colonne et aucune brève aux élections irakiennes, qui constituent pourtant l'un des événements charnières de notre époque. La semaine dernière, 4 jours après le scrutin, le journal qui porte toujours le slogan « bon pour la tête » a totalement évité d'en parler. Le rédacteur en chef, Alain Jeannet, préférait se concentrer sur « les médicaments qui tuent », en reprenant une rumeur invérifiable sur le décès de Jacques Villeret pour ancrer son propos dans l'actualité. Rien dans la rubrique « Monde », rien dans les nouvelles en bref, rien dans les commentaires. Cette semaine, rebelote : les Irakiens sont aux oubliettes, et Jeannet parle du déclin de la Suisse faute de libéralisme et simultanément de la « superpuissance » que doit devenir l'Europe. La démocratie en Irak ? Aucun intérêt !

Il est naturellement permis d'en douter. Après tout, si L'Hebdo décrit la tournée européenne de Condoleeza Rice comme une reconnaissance américaine de l'importance qu'est censée prendre l'Europe, cela ne fait que confirmer son orientation pro-européenne et son penchant à influencer les opinions dans ce sens. La rédaction n'a pas peur des contradictions : dans le même numéro, elle fustige le fait que la Suisse renonce à faire des réformes nécessaires à la relance de son économie, et tresse des louanges à l'Union européenne en dépit de sa nature largement antilibérale et de son futur assombri - et soigneusement écarté des statistiques mentionnées. Et le recours à des « intellectuels américains » pour certifier la supériorité de l'Europe prête à sourire, tant ce procédé naïf et sempiternel - se focaliser sur les représentants de « l'autre Amérique », celle de John Kerry, de l'aile gauche du parti démocrate, des quartiers cosmopolites de New York, et qui s'est ramassée aux dernières élections - reflète mal la réalité.

Mais la réalité ne semble justement pas une priorité pour L'Hebdo. Les élections irakiennes n'ont aucune importance parce qu'elles n'ont tout simplement aucune place dans l'Irak virtuel que ses lecteurs découvrent depuis presque 2 ans. A l'été 2003 déjà , le journal faisait sa couverture sur un GI en pleurs et glosait sur la « défaite américaine », en expliquant que les soldats de l'Oncle Sam étaient au bout du rouleau, incapables de remplir leur mission et voués à l'échec. Le chef de la rubrique internationale du journal, Serge Michel, avec lequel j'ai des contacts professionnels, m'a d'ailleurs écrit voici quelques mois que j'étais bientôt le dernier dans le milieu des médias romands à ne pas comprendre que l'Irak était un désastre. Autrement dit, c'est une véritable profession de foi qui est contredite par les élections irakiennes : l'Irak doit être un désastre, parce que la guerre est la pire des solutions, parce que les militaires sont uniquement capables de détruire, parce que les Américains ne comprennent rien au Moyen-Orient et parce que Bush est un pantin menteur.

La foi peut être éclairante lorsqu'elle n'altère pas le raisonnement. Dans le cas présent, elle est aveuglante : comme admettre avoir reçu huit millions de gifles à force de ne pas écouter les Irakiens est un brin difficile, L'Hebdo préfère ignorer les élections irakiennes et le succès incontestable qu'elles représentent pour la stratégie américaine, ce qui l'amène ensuite à percevoir la diplomatie US en situation d'échec alors qu'elle est au contraire en position de force. C'est dire à quel point la perception des médias européens est biaisée par leur opposition à la guerre en Irak, et à la transformation au pas de charge du Moyen-Orient. Même les esprits censés être supérieurement intelligents, comme Jacques Pilet, n'y font pas exception : voilà 8 jours et 2 colonnes que Pilet n'a rien à dire sur la démocratie en Irak, sur la propagation d'idées nouvelles, sur les prémisses d'une transformation historique. Il est vrai que Jacques Pilet, une semaine après le début de l'opération Iraqi Freedom, écrivaient que tous les Irakiens se dressaient contre « les envahisseurs anglo-américains » !

En fait, L'Hebdo parle cette semaine des élections irakiennes : un dessin de Mix & Remix montre un isoloir à caractère religieux pour symboliser la mobilisation chiite. Voilà tout ce que le lecteur de ce journal pourra lire comme analyse et perspective à ce sujet. Mais rien n'est perdu, puisque les mauvaises langues affirment que Mix & Remix est la meilleure partie de L'Hebdo ! Quant à désigner ce dernier comme un hebdomadaire d'opinion et de partialité, l'éditeur devrait y réfléchir.

Posted by Ludovic Monnerat at 9h50 | Comments (2) | TrackBack

10 février 2005

La vérité sur Dresde

Trois jours avant le 50e anniversaire du bombardement de la ville de Dresde par les Alliés, le Telegraph a publié sous la plume de l'historien militaire et journaliste Patrick Bishop une excellente analyse des enjeux représentés par cet événement. Il montre en particulier comment ce bombardement est aujourd'hui décrit par certains partis politiques comme un acte vengeur et gratuit, et comment sa perception évolue dans le public allemand. Lorsque 27% des Allemands de moins de 30 ans voient ce bombardement comme un holocauste, on mesure à quel point la réécriture de l'histoire peut servir des intérêts actuels.

Spécialiste de la Royal Air Force, Bishop rappelle ainsi que la ville de Dresde constituait une cible à la fois légitime et utile :

The historiographical trend, culminating in Frederick Taylor's superb recently published study, dispels any lingering notions about Dresden's innocence. It was an early convert to Nazism. Its factories pumped out high-tech war materials and, alongside the refugees, its buildings were crammed with administrators organising the last-ditch resistance. The railways running through it could funnel troops to the East to block the Russian advance - hence the Soviet request nine days earlier for an Allied attack.
Dresden, then, was a legitimate target within the context of the war as it was being fought, and Bomber Harris set about attacking it in conventional fashion. The 796 Lancasters he dispatched were, by that time, not an outstandingly large force. The fate of the city was ultimately sealed by a combination of the weather (which cleared, giving good bombing conditions), the use of incendiaries and the absence of serious anti-aircraft defences or bomb shelters.

Comme il l'explique, le livre publié ce mois par Frederick Taylor (Dresden: Tuesday, February 13, 1945) reconstitue en détail le bombardement de la ville, montre qu'il a entraîné la mort d'environ 25'000 personnes (et non 250'000) et dément la désinformation qui entoure l'événement. Pour vérifier l'utilité de la campagne de bombardements alliés en Allemagne, dont Dresde n'est qu'un petit élément, on lira avec intérêt le livre exceptionnel de l'historien Richard Overy (Why The Allies Won), qui consacre un chapitre au sujet et conclut à leur importance décisive dans la réduction du potentiel militaire allemand.

COMPLEMENT I (12.2) : Comme l'a relevé Robert ci-dessous, Frederick Taylor a accordé un entretien au Spiegel dans lequel il décrit la complexité consistant à parler aujourd'hui de ce thème. Extrait :

Some people mistake the attempt at rational analysis of a historical event for a celebration of it. My book attempts to be distanced and rational and where possible I try to separate the myths and legends from the realities. I personally find the attack on Dresden horrific. It was overdone, it was excessive and is to be regretted enormously. But there is no reason to pretend that it was completely irrational on the part of the Allies. Dresden had war industries and was a major transportation hub. As soon as you start explaining the reasons for the attack, though, people think you are justifying it.

On notera qu'il rejette fort logiquement toute la récupération dont ce bombardement fait aujourd'hui l'objet.

Posted by Ludovic Monnerat at 16h18 | Comments (23) | TrackBack

Une affaire sans fin ?

Voici 2 semaines, j'ai écrit un bref billet intitulé "La fin de l'affaire Al-Dura", pour décrire l'enquête de 2 journalistes français sur cet instant durant lequel le petit Mohammed Al-Dura a été tué sous les yeux d'un caméraman de France 2, une enquête qui a montré qu'aucune preuve n'existait pour incriminer les Forces de défense israéliennes de sa mort. Je croyais que, le fond de l'affaire étant tranché, les commentateurs allaient peu à peu prendre conscience du mensonge historique et de la manipulation médiatique qui ont entouré cet incident.

De toute évidence, les esprits n'abandonnent pas aussi facilement des conclusions qui correspondent à leurs inclinations, comme le montre Serge Dumont dans un article publié ce matin par Le Temps (accès gratuit ) :

Invité mardi soir par la télévision publique israélienne, le père de Mohamad al-Doura (un enfant palestinien abattu par des tirs de Tsahal au début de l'Intifada) a d'ailleurs résumé l'opinion de ses semblables en exigeant que «les choses bougent enfin sur le terrain».

Serait-ce trop demander à un journaliste de suivre l'actualité de la région dont il est censé être spécialiste, et de lire les enquêtes approfondies qui lui sont consacrées - même si elles sont publiées par d'autres ? Il est vrai que Serge Dumont ne parle jamais de "groupes terroristes" palestiniens, uniquement d'extrémistes. Le choix des mots, dans ce conflit, en dit toujours très long sur l'opinion de leur auteur.

Posted by Ludovic Monnerat at 10h06 | Comments (5) | TrackBack

Les élections en Arabie

Nettement moins médiatisées que celles ayant récemment eu lieu en Irak et en Palestine, les élections en Arabie Saoudite méritent néanmoins une attention certaine, puisqu'elles montrent un début de transformation au royaume des pétro-dollars. L'analyse d'Amir Taheri, publiée dans le New York Post (un "affreux tabloid" conservateur de Rupert Murdoch, qu'aucun correspondant de presse européen et aucun résumé du Courrier International ne va donc citer), consiste à dire - sur place - que ce scrutin est un événement majeur. Même si les femmes en sont exclues :

A taboo has been broken. Even until a year ago, all talk of elections was regarded as almost sacrilegious here. Muslim societies, it was argued, have no need of elections (which imply competition among individual believers). Rather, they can do well with the tradition of shura (consultation), whereby the man in charge sounds out all those with the greatest expertise in any matter and then makes the best decision, endorsed by the most learned of the theologians. There is no need, in this view, to allow every Tom, Dick and Harry a say in decisions that affect the whole community.
The elections deal a blow to that doctrine. They represent at least implicit recognition of a basic principle of democracy: All citizens are entitled to a say in decisions that concern their lives. (The exclusion of the female half of the citizenry this time around does not erase this point.)

Une lecture instructive sur la force de la démocratie, et une preuve supplémentaire des effets de la stratégie américaine depuis le 11 septembre 2001.

Posted by Ludovic Monnerat at 9h24 | Comments (3) | TrackBack

9 février 2005

Irak : le jour et la nuit

Lorsque l'on cherche à comprendre la situation en Irak, les reportages d'envoyés spéciaux fournissent nombre d'éléments de réponse qu'il s'agit de collecter, d'évaluer, de trier et d'assembler afin d'en tirer un certain savoir. Pourtant, il est bien difficile de procéder à cette tâche lorsque 2 journalistes présents dans la même ville et à la même période présentent des événements totalement opposés.

C'est le cas aujourd'hui avec un article publié par Le Monde, intitulé "Des habitants de Fallouja témoignent de la destruction de leur ville" et brossant un portrait apocalyptique de la situation, et un autre article du Christian Science Monitor, intitulé "Fallujans welcome security, await electricity" et donnant une image globalement positive de la situation. On notera que le reporter du CSM fournit davantage de chiffres, décrit des aspects positifs et négatifs, et utilise les sources de la coalition, quand celui du Monde se contente d'interroger des habitants, parfois sous couvert de l'anonymat, refuse toute information de la coalition et désigne uniquement des faits négatifs.

Une contradiction d'une telle ampleur ne laisse pas de doute : l'un de ces 2 journalistes présente une image fausse de la situation. Et le manichéisme dont témoigne l'envoyé spécial du Monde ne plaide pas en sa faveur...

Posted by Ludovic Monnerat at 19h17 | Comments (1) | TrackBack

Les soldats US en héros

Je vous conseille vivement de regarder cette publicité (en choisissant à droite de l'écran votre logiciel vidéo et votre connexion), qui a été diffusée durant le récent Super Bowl aux Etats-Unis. On y voit (je l'écris pour ceux qui auraient des difficultés techniques...) un aéroport américain, avec des gens qui attendent, avant qu'un groupe de soldats en transit n'apparaisse ; et ces gens se lèvent tous pour applaudir ce groupe, qui apparemment arrive ou repart d'un congé. C'est une publicité patriotique, naturellement, avec le bon équilibre en termes de genre et d'ethnie. Mais ce type de scène se produit chaque jour dans les aéroports américains, et les avions qui transportent des soldats en congé d'Irak ou d'Afghanistan ont fréquemment droit à une ovation prolongée lorsque le commandant de bord annonce leur présence.

Lisez maintenant cet article de USA Today, qui montre l'intérêt de Hollywood et des chaînes TV câblées pour les théâtres d'opérations de la guerre contre le terrorisme islamique, et dont les films en préparation se focalisent avant tout sur le soldat individuel pour le décrire de manière héroïque. L'auteur du texte a également eu l'intelligence de mentioner le rôle considérable des jeux vidéos, à commencer par celui de l'US Army téléchargé plus de 17 millions de fois (je l'ai essayé), et qui établissent des liens différents avec un public jeune - là aussi en conjuguant les conflits à la première personne et du point de vue américain.

Quelle conclusion tirer de ces aperçus? Les Etats-Unis qu'ils montrent ne sont certainement pas ceux que l'on voit jour après jour dans les médias européens, cette nation en déclin, à l'économie poussive, à la population bornée, à la culture barbare et à l'appétit aveugle que la désinformation systématique nous décrit. Comme je l'ai déjà écrit, l'antiaméricanisme est un danger pour l'Europe s'il nous empêche de voir que la société américaine, en mutation rapide avec notamment la montée en puissance de l'individu et de ses libertés, développe et restaure des valeurs qui la placent en position de force face aux défis du siècle. Comprendre l'Amérique pour prévoir ses actions devient aujourd'hui une urgence stratégique.

Surtout lorsque les dernières pelletées finissent de combler la tombe des années 60, outre-Atlantique, alors que ses icônes encombrent toujours notre continent...

Posted by Ludovic Monnerat at 18h24 | Comments (7) | TrackBack

Les recrues à l'amende

Le Matin consacre aujourd'hui un article au cas d'une recrue servant actuellement à Payerne, et qui pour un retard de 20 minutes s'est vue infliger une amende de 200 francs ; un autre cas est mentionné, avec une amende de 300 francs pour un retard manifesté à la diane. Malheureusement, le journaliste ne donne pas ou n'a pas pu donner la parole au commandant d'unité qui a puni ces jeunes hommes, de sorte que la version de ceux-ci - et ses relents de victimitude tellement convenus - doit être pris avec des pincettes. Il n'en demeure pas moins que ces cas découlent de l'entrée en vigueur du nouveau code pénal militaire, qui accorde aux commandants la possibilité d'infliger des amendes et des privations de sortie, en plus des 3 punitions existant précédemment - soit la réprimande, les arrêts simples (incarcération uniquement en-dehors du temps de travail, qui n'existe plus) et les arrêts de rigueur (incarcération permanente).

J'ai pris connaissance de cette modification durant mon stage de formation au commandement I en décembre 1999 (anciennement école centrale I, une instruction théorique de 4 semaines pour les commandants d'unité, organisée et conduite par les Grandes Unités dans l'Armée 95), lorsque le projet nous a été présentés par des représentants de la justice militaire. Parmi les quelque 60 commandants présents dans la salle cinéma de Chamblon, puisque la division de campagne 2 et la brigade blindée 1 avaient fusionné leur stage pendant les 2 premières semaines, la plupart - et moi le premier - avaient fait preuve d'un scepticisme marqué. J'avais même pris la liberté de demander quel était l'objectif de cette réforme, et je m'étais alors heurté à un silence un peu gêné, puis des explications plutôt confuses. En fait, cette réforme du CPM vise avant tout à offrir des punitions mieux graduées dans la besace disciplinaire du commandant.

Notre principale opposition aux amendes provenait de ce qui semble mis en évidence dans l'article du Matin : les soldats ne sont pas égaux devant les ponctions financières, et des amendes de plusieurs centaines de francs peuvent poser des problèmes majeurs à des militaires en situation financière difficile, ou rester totalement indolores pour ceux qui au contraire connaissent une situation aisée. Un rééquilibrage des amendes en fonction des ressources pécuniaires des fautifs, à supposer que toutes les informations nécessaires soient légalement et matériellement disponibles, constituerait un non sens parfaitement injuste. En principe, un commandant doit relativement bien connaître les militaires peu fortunés de son unité, et donc pouvoir adapter la sanction à la personne, mais uniquement après un certain temps ; et cela ne résout que la question de la solvabilité du fautif, pas le problème de l'égalité face à l'amende.

Je pense que la révision du CPM part d'une intention louable, qui peut trouver une application utile dans certains cas précis. Mais elle peut également compliquer la tâche du commandant au lieu de la faciliter. En ce qui me concerne, ayant ouvert une quarantaine d'enquêtes disciplinaires en tant que commandement de compagnie (dans les écoles, jamais en service d'instruction des formations) et donc infligé plus d'une centaine de jours d'arrêt (dont une fois 15 jours d'arrêt de rigueur pour consommation de stupéfiants avec récidive), j'étais largement satisfait par l'ancien système. Si j'ai l'honneur un jour de commander un bataillon, je me poserai peut-être la question en des termes différents...

COMPLEMENT I (10.2) : Le Matin poursuit sur le sujet, ce qui est suffisamment rare pour être souligné, en annonçant que l'armée a infligé un total de 200'000.- d'amendes entre mars et décembre 2004. Le lecteur n'a toujours pas droit à la version du commandant d'unité pour le cas cité hier, mais le chef de la communication de la Défense, Philippe Zahno, rappelle judicieusement que ces amendes ne font guère de vagues : 4 recours sur 640 cas ont été dénombrés. Evidemment, comme toujours avec les rentrées faites par l'armée (comme après Air 04), les fonds vont directement dans la caisse fédérale...

Posted by Ludovic Monnerat at 17h24 | Comments (3) | TrackBack

Le prix de la victoire

Il devient aujourd'hui extrêmement difficile de nier qu'Israël a gagné la deuxième Intifada, et donc une nouvelle guerre contre ses voisins arabes : la relance spectaculaire du processus de paix, favorisée par l'élection modeste mais claire de Mahmoud Abbas, n'aurait jamais eu lieu si les Palestiniens n'étaient pas majoritairement habités par un sentiment d'épuisement et de lassitude qui sape leur volonté de combattre. Malgré la conscience effarouchée de certains journalistes à l'endroit d'un tel jugement, l'usage offensif et ciblé de la force armée s'est révélé la solution : en un peu plus de 4 ans, il a permis à Israël de mettre au point des tactiques (élimination aérienne ou terrestre de leaders terroristes, raids mécanisés en milieu urbain) et des dispositifs (barrière de séparation, multiplication des checkpoints) contre lesquelles les Palestiniens sont totalement impuissants. La logique paradoxale du conflit a été rompue : cette phase du conflit israélo-palestinien s'achève par une victoire sans appel. Mais il est temps pour les Israéliens de se préparer à la prochaine phase.

Dans un pays où la normalité reprend ses droits, il sera en effet difficile de préserver le degré de mobilisation qui a forgé le succès israélien. Le temps n'est pas loin où la menace des attentats suicides sera suffisamment distante pour réduire les enjeux perçus par le public, et donc la légitimité des actions effectuées par les forces de sécurité. Progressivement privée de bombes humaines à désamorcer et de redoutes terroristes à nettoyer, Tsahal reprend l'image d'un Goliath omniprésent, impassible et haï ; en retrouvant un rapport du fort au faible, et non plus du fort au fou, le conflit peut fort bien repasser de la dissymétrie à l'asymétrie, au fur et à mesure que la population israélienne ne s'estime plus uniformément mise en péril, et donc que la validation morale des mesures de sécurité diminue. Tel est le prix de la victoire pour l'Etat d'Israël : la mise hors combat - littéralement - de ses principaux ennemis le rend plus vulnérable à la division, à la subversion, aux pressions et aux contradictions. Avec le risque de créer des conditions menant directement à une nouvelle offensive palestinienne, après une pause de quelques mois ou quelques années - conformément d'ailleurs à la signification du mot « hudna ».

De nombreux Israéliens croient déjà revivre le cauchemar d'Oslo : l'obligation de mener des négociations de paix difficiles, avec des dirigeants affaiblis, en subissant des attaques terroristes pas assez nombreuses ou visibles pour justifier la fin d'un processus factice. Nous n'en sommes pas encore là , mais la brutale diminution des attaques et des accrochages ne doit pas faire oublier que l'affrontement est inéluctable aussi longtemps que l'on programmera les esprits à nier le droit de l'autre à l'existence, ce qui reste flagrant dans la société palestinienne. L'inclination naturelle des êtres humains pour la normalité risque rapidement de faire oublier aux Israéliens la précarité de leur survie ; malgré les nuages sombres qui viennent de Téhéran ou de Syrie, les sirènes pacifistes gagnent en vigueur, l'ultraminorité autoflagellatrice retrouve un accès disproportionné aux médias, et le temps où la victime redeviendra coupable s'annonce déjà . Le Gouvernement Sharon a gagné une bataille contre les Palestiniens, et assisté à la fin symbolique de Yasser Arafat, mais le conflit continue. Et il pourrait un jour apparaître aux yeux des dirigeants israéliens, étrange et troublant constat, que la guerre est préférable à la paix.

Le temps leur est compté. L'union nationale résultant de la campagne terroriste palestinienne commence à s'effilocher. Les Palestiniens eux-mêmes restent otages de leurs extrémistes, et le resteront tant que ceux-ci n'auront pas été éliminés - par les troupes d'Abbas ou par un pays arabe mandaté pour s'interposer. Seul Israël a la possibilité de gagner la paix, c'est-à -dire de rendre impossible un renouvellement des hostilités en continuant de retirer à ses ennemis les moyens de combattre, et en empêchant la restauration de leur légitimité en supprimant plusieurs causes apparentes de conflits. L'autre alternative est la poursuite d'une guerre sans nom.

COMPLEMENT I : Le meilleur éditorial de la presse romande à ce sujet est celui de Jan Marejko dans L'Agefi. Il met en évidence l'absence de l'ONU et s'en félicite :

Cela signifie-t-il que nous allons revenir au multilatéralisme onusien? C'est peu probable. Hier à Charm el-Cheikh, en Egypte, Mahmoud Abbas et Ariel Sharon annonçaient un accord pour mettre fin aux violences entre Israéliens et Palestiniens. On ne voit pas que l'ONU ait joué un rôle dans cet accord et l'on ne peut s'empêcher de noter avec un certain soulagement la disparition de la funeste expression de «processus de paix».

Lisez le reste.

COMPLEMENT II : Grâce à l'excellent weblog de Melanie Phillips, j'ai découvert un article d'un lieutenant-colonel israélien qui analyse froidement le cessez-le-feu palestinien et montre que ce dernier est avant tout un changement de méthode, et non la fin du conflit.

COMPLEMENT III (10.2) : La télévision palestinienne, totalement indifférente aux discussions et promesses internationales, continue de parler ouvertement de la destruction d'Israël comme but ultime du conflit. Il ne faut donc pas confondre un cessez-le-feu avec une paix durable. D'autant que le feu ne cesse pas, comme le montre le tir de 30 obus de mortier la nuit passée à partir de la bande de Gaza...

Posted by Ludovic Monnerat at 10h15 | Comments (7) | TrackBack

8 février 2005

Prise d'otages : la réaction

La fausse prise d'otages qui s'est déroulée hier au consulat d'Espagne à Berne, dans le but apparent de voler des documents diplomatiques fort utiles à nombre d'activités illicites, était intéressante sur le plan de la réaction des forces de l'ordre. Signalé peu avant 0800, l'événement a vu ces forces être à pied d'oeuvre moins de 15 minutes plus tard, avec l'engagement notamment de l'unité spéciale "Stern" de la ville de Berne pour boucler le périmètre. Plus tard, des éléments de la brigade "Enzian" (ou gentiane, l'unité spéciale de la police cantonale bernoise) ont renforcé le dispositif. Un char de grenadiers à roues 93 Piranha de l'armée a même été engagé pour bloquer une rue, avec un simple "POLICE" inscrit sur le flanc pour indiquer son engagement subsidiaire (un bataillon d'infanterie est actuellement en service à Berne, mais le char peut aussi appartenir à la sécurité militaire).

En définitive, les 15 minutes séparant l'annonce de l'attaque et la prise du dispositif ont été suffisantes pour permettre aux agresseurs de s'enfuir. Mais ce déploiement rapide de moyens civils et militaires montrent certainement une amélioration des procédures, et une meilleure prise en compte des menaces actuelles sur les intérêts étrangers en Suisse. La sécurité déficiente du consulat d'Espagne étant d'abord l'affaire du Gouvernement espagnol (à la différence d'autres bâtiments consulaires, l'armée ne protège pas en permanence ce consulat), cette capacité de réponse va certainement gagner en importance à l'avenir. Il ne faut cependant pas perdre de vue le fait que si une vraie prise d'otages avait eu lieu, avec par exemple des terroristes islamistes équipés d'armes automatiques et d'explosifs, les moyens déployés n'auraient probablement pas été adéquats...

L'antiterrorisme est un dossier particulièrement sensible en Suisse, mais il faudra tôt ou tard se donner les moyens adaptés à notre époque !

COMPLEMENT I (10.2) : Grâce à un courrier de Myriam, je corrige un élément mentionné plus haut, celui de la protection du consulat, car c'est bien à la Suisse de l'assurer, même si le Gouvernement espagnol a une influence sur ce processus (je pensais à la sécurité intérieure, dans le périmètre extraterritorial, en décrivant la responsabilité de celui-ci). Voilà comment la Convention de Vienne décrit cette obligation :

Art. 59 Protection des locaux consulaires

L'Etat de résidence prend les mesures nécessaires pour protéger les locaux consulaires d'un poste consulaire dirigé par un fonctionnaire consulaire honoraire et empêcher qu'ils ne soient envahis ou endommagés et que la paix du poste consulaire ne soit troublée ou sa dignité amoindrie.

Avec un peu de recul, il apparaît donc que la police doit certainement revoir le niveau de sécurité des bâtiments consulaires. Est-ce qu'il ne serait pas temps de reconsidérer toute la mission "AMBA CENTRO", focalisée sur des engagements statiques et permanentes devant des bâtiments clairement définis ? Les commentaires ci-dessous le laissent penser.

Posted by Ludovic Monnerat at 15h40 | Comments (6) | TrackBack

7 février 2005

Le droit de tuer - bis

La polémique sur les propos du lieutenant-général Mattis a suscité des réponses en vue de défendre ce dernier, et par là même le métier des armes. Le Washington Times a publié aujourd'hui une colonne du major-général Robert H. Scales, qui est certainement l'un des meilleurs penseurs militaires des Forces armées américaines (les travaux qu'il a mis en oeuvre sur l'Army After Next sont une référence en matière de prospective). C'est cependant l'aperçu qu'il donne de Mattis qui est intéressant :

For those of you who might have the image of a knuckle-dragging troglodyte, let me assure you that he is one of the most urbane and polished men I have known. He can quote Homer as well as Sun Tzu and has over 7,000 books in his personal library.

Imaginez un instant le savoir que détient un homme capable de lire des milliers de livres sur le sujet de la guerre, de la stratégie ou encore de la tactique, et qui en plus a commandé toutes les formations de la compagnie à la division. Cela permet de mieux mesurer l'éducation des officiers américains depuis 30 ans, et montre que les mots de Mattis sur le combat sont très probablement le fruit de longues réflexions. A titre de comparaison, ma bibliothèque personnelle sur la stratégie et la chose militaire en général compte plus de 400 ouvrages, ce qui est déjà rare...

Posted by Ludovic Monnerat at 17h31 | Comments (8) | TrackBack

Alerte à la folie furieuse (4)

Depuis que François Brutsch avait rappelé que l'éditorialiste François Gross jugeait impossible la tenue des élections irakiennes le 30 janvier, en tirant de ce pays un portrait encore plus apocalyptique qu'à l'accoutumée, je me demandais comment il allait réagir aux 8 millions de gifles que lui ont accessoirement infligées les Irakiens. Eh bien, je ne suis pas déçu : celui qui officie curieusement comme médiateur de 24 Heures (juge et partie, cela existe ?) a rendu une colonne pour Le Temps (accès libre) qui dégouline de fiel et de rancoeur.

Gross commence d'abord par nier en bloc ce que tout le monde a été obligé de voir :

Des élections, ça? C'est galvauder le terme que l'utiliser pour la parodie démocratique que les Irakiennes et Irakiens ont, au risque de leur vie, offerte, il y a huit jours, à un monde lassé au point d'en être crédule. Aucune des conditions requises pour qu'un peuple puisse librement se forger une opinion au cours d'une campagne électorale et exprimer ensuite ses choix n'était remplie. Aucune des garanties fournies par des observateurs indépendants n'était assurée. Les médias, quand ils n'étaient pas emmaillotés par la force armée occupante, n'étaient pas en mesure d'accomplir leur tâche.

De toute évidence, l'opinion des Irakiens et la joie évidente qu'ont suscité chez eux ces élections ne comptent pas. L'extraordinaire mouvement démocratique en Irak, avec les premiers débats politiques télévisés, la multiplication des médias locaux, l'explosion des moyens de communication (antennes TV, téléphonie mobile, Internet) n'existent pas. Gross n'entre d'ailleurs pas dans les détails pour justifier son déni de démocratie ; cela l'aurait obligé à discuter par exemple la présence de 11'000 observateurs nationaux lors de ces élections. Et comme je doute qu'il parle et lise couramment l'arabe, je vois mal comment il peut oser évaluer l'activité des médias irakiens depuis son bureau, en Suisse, sans citer de source précise.

Mais on comprend mieux son aveuglement en lisant le paragraphe suivant :

Et pourtant, des femmes et des hommes n'ont tenu aucun compte des menaces et de ces insuffisances et sont allés jeter un bulletin dans l'urne. Pour user d'un droit, même bancal, mais dont ils ont été si longtemps privés; pour dire leur refus de la violence; pour signifier à l'envahisseur qu'ils souhaitent se passer de sa présence.

Vraiment ? Comment peut-il interpréter le vote de la population irakienne comme une volonté d'exiger le départ des troupes coalisées, qui d'ailleurs ne sont plus occupantes au regard des résolutions onusiennes (mais l'ONU ne compte que lorsqu'elle s'oppose aux Etats-Unis...), alors que précisément les élections semblent avoir eu l'effet inverse ? Comment d'ailleurs peut-il prétendre discerner un message aussi clair sorti des urnes sans contredire le déni de démocratie qu'il dénonce avec rage ? Ou même refuser de s'intéresser à ce que les Irakiens ont effectivement choisi, à savoir - au niveau national - des représentants d'une assemblée constituante... ?

François Gross est très respecté dans le milieu suisse des médias. Sur le base de cet article, ce respect est totalement immérité. Comment tant d'autres, hélas, cet homme préfère son opinion aux faits, sa vision à la réalité, ses propres imprécations à l'écoute des autres. Confronté au démenti de ses propres prédictions, il renonce à toute remise en question et s'enfonce toujours plus dans la folie furieuse. Où cessera cette fuite en avant ? A toute une génération dont la conception du monde est aujourd'hui périmée, je crains que seule la tombe n'apporte enfin un peu de paix.

COMPLEMENT I : On suggère à François Gross de s'intéresser d'un peu plus près à l'organisation indépendante mise en place avec l'aide de l'ONU et de l'UE pour les élections irakiennes, et qui avait - d'après cet article - 8000 personnes dans 80% des 5000 bureaux de vote du pays. Sous peine de figurer une parodie de journalisme face à une démocratie naissante mais réelle.

Posted by Ludovic Monnerat at 9h43 | Comments (3) | TrackBack

Les choix de Bush II

Le Figaro a publié ce matin une remarquable analyse de Laurent Murawiec quant aux choix de l'administration Bush II, qui décrit notamment les nouveaux rapports de force et la ligne stratégique qui va en découler. L'auteur sait de quoi il parle : travaillant depuis des années aux Etats-Unis, il connaît en profondeur le milieu des think tanks américains et possède une vision claire des enjeux futurs, tout spécialement au Moyen-Orient, pour l'avenir du monde. Et de souligner le rôle joué par les récentes élections - notamment en Irak :

Ah ! ce n'est pas la Suisse. L'insurrection n'est pas terminée. Le sang continue de couler. Mais la tournure que prend le jeu montre à quel point il en valait la chandelle. Il n'y a que les benêts pour s'offusquer des laideurs qui entachent la proto-démocratie irakienne. Et les despotes sunnites qui ne peuvent décidément pas avaler d'élection libre, même chez les autres, surtout chez des Arabes, et avec une majorité chiite en surplus. D'où les raisins verts que l'on avale par barriques au Caire, à Amman, à Riyad, à Damas et autres lieux. C'est que Bush tient parole.

On retrouve également les critiques que Laurent Murawiec adressait à l'administration Bush I, celle d'avancer "en crabe" vers ses objectifs, ce qui ne devrait guère changer. Mais cela n'altère pas son jugement quant au Gouvernement américain actuel : celui-ci tiendra la ligne affirmée avec force récemment, celle de lutter contre les tyrannies et de développer la démocratie comme meilleure réponse face aux intégrismes et aux nihilismes les plus violents.

Il serait intéressant, dans ce contexte, d'évaluer les options qui restent aux islamistes pour repousser ou éviter la déferlante démocratique, et la libération de l'individu qu'elle autorise. Mais comment lutter face au souffle de l'Histoire ? L'ambiance doit être plutôt désabusée dans certaines caves d'Afghanistan - ou du Pakistan...

Posted by Ludovic Monnerat at 9h08 | Comments (8) | TrackBack

6 février 2005

L'ombre des forces spéciales

La guerre contre le terrorisme islamiste menée - sans exception - par les nations occidentales est avant tout une affaire de renseignements, d'échanges de savoir-faire et d'actions clandestines. Dans ce cadre, le rôle des forces militaires non conventionnelles ne cesse de croître, et nulle part aussi vite qu'aux Etats-Unis, où le Commandement des Opérations Spéciales (USSOCOM) a été couplé avec le Service de Renseignement de la Défense pour former de nouvelles unités spécialisées dans l'acquisition clandestine de renseignements de source humaine. Ces innovations, qui autorisent des spéculations souvent fumeuses comme celles de Seymour Hersh, élargissent considérablement les capacités des armées.

Une autre facette de l'activité des forces spéciales US reste celle de la formation de troupes étrangères. La construction ou l'amélioration des forces de sécurité d'un Etat sont pratiquées dans le monde entier, si possible avant que des crises ou des conflits s'y déclenchent, et on trouve aujourd'hui des "bérets verts" américains en Mongolie, en Géorgie et d'autres anciennes républiques soviétiques. Ils sont également très actifs en Irak, comme le montre ce reportage rare, réalisé par une journaliste qui jouit de la confiance des forces spéciales grâce au livre qu'elle a écrit (Masters of Chaos).

Cet article tranche avec les erreurs factuelles publiées sur la question de la formation des forces irakiennes, où l'on confond joyeusement forces civiles et militaires, et donc focalisation sur la criminalité ou l'insurrection. Mais il montre surtout que les forces non conventionnelles mènent aujourd'hui une guerre tentaculaire contre le terrorisme islamiste, adoptant une vision globale et cherchant à agir dans l'ombre avant leurs ennemis. Ainsi, on ne sait pas grand chose sur leurs activités dans la Corne de l'Afrique ou en Afrique du Nord, aux Philippines ou dans les Balkans, voire en Syrie ou en Iran. Si l'Irak est aujourd'hui le centre de gravité stratégique du conflit, cette situation peut et va changer ; l'histoire complète de la guerre ne sera pas écrite avant des années.

Quoi qu'il en soit, la meilleure preuve que les forces spéciales jouent aujourd'hui un rôle crucial peut être trouvée dans les bonus époustouflants versés par l'USSOCOM pour les opérateurs qui acceptent de se réengager, avec des primes pouvant atteindre 150'000 dollars. Des hommes expérimentés, polyvalents, polyglottes, discrets, culturellement empathiques, incroyablement résistants et maîtrisant des techniques et des systèmes complexes sont tout simplement devenus irremplaçables.

Posted by Ludovic Monnerat at 16h37 | TrackBack

L'ONU et ses scandales

Le rapport préliminaire sur le programme "pétrole contre nourriture" n'a pas reçu une couverture particulièrement approfondie dans les médias, lesquels se sont contentés de résumer ses conclusions sans tirer des conséquences ou des perspectives sur ce qu'il révèle. On retrouve d'ailleurs la même absence d'esprit critique quant aux propos surprenants de responsables onusiens :

Du côté de l'ONU, le scandale "Oil for food" a rabaissé les prétentions à se poser en exemple. Mais un responsable rappelle que l'ONU a facilité les élections en Palestine, en Afghanistan et en Irak, trois des postes avancés de la démocratisation telle que l'a mentionnée le président [Bush].

Ne parlons pas de la Palestine, où le rôle de l'ONU est des plus ambigus, ou de l'Afghanistan, où les forces sous commandement multinational en vertu d'une résolution du Conseil de sécurité sont presque 3 fois moins nombreuses que celles sous commandement américain : si l'on entend "faciliter" comme fournir un appui quelconque, on peut s'accorder sur ce point. Mais que l'ONU vienne prétendre avoir facilité la démocratisation de l'Irak quand elle symbolise au contraire le refus de l'opération militaire qui a renversé Saddam Hussein, voilà qui est plutôt osé. Est-ce que l'heure est déjà aux retournements de veste ?

Il faut lire Mark Steyn pour mesurer la vraie ampleur de l'affaire, et également comprendre pourquoi nous ne pouvons pas compter sur les médias grand public pour remonter à la source du problème :

In other words, the system didn't fail. This is the transnational system, working as it usually works, just a little more so. One of the reasons I'm in favour of small government is because big government tends to be remote government, and remote government is unaccountable, and, as a wannabe world government, the UN is the remotest and most unaccountable of all. If the sentimental utopian blather ever came true and we wound up with one "world government", from an accounting department point of view, the model will be Nigeria rather than New Hampshire.

Steyn poursuit en tirant un parallèle entre le rapport Volcker et la décision prise cette semaine au sujet du Darfour :

As you may have noticed, the good people of Darfur have been fortunate enough not to attract the attention of the arrogant cowboy unilateralist Bush and have instead fallen under the care of the Polly Toynbee-Clare Short-approved multilateral compassion set. So, after months of expressing deep concern, grave concern, deep concern over the graves and deep grave concern over whether the graves were deep enough, Kofi Annan managed to persuade the UN to set up a committee to look into what's going on in Darfur. They've just reported back that it's not genocide.
That's great news, isn't it? For as yet another Annan-appointed UN committee boldly declared in December: "Genocide anywhere is a threat to the security of all and should never be tolerated." So thank goodness this isn't genocide. Instead, it's just 70,000 corpses who all happen to be from the same ethnic group - which means the UN can go on tolerating it until everyone's dead.

Toute cette organisation commence franchement à donner la nausée. Et dire que j'ai voté pour l'adhésion de la Suisse à l'ONU voici presque 3 ans...

Posted by Ludovic Monnerat at 9h44 | Comments (6) | TrackBack

5 février 2005

La fiabilité des médias

La valeur cardinale des médias grand public est la fiabilité de leurs informations : tous les journalistes - ou presque - y croient dur comme fer, en vertu d'une déontologie enseignée depuis des décennies, et affichent fréquemment un mépris non déguisé à l'endroit d'Internet et des informations que l'on peut y trouver. Pour mieux se distinguer de l'ivraie, la presse romande a par exemple une charte censée certifier la qualité du contenu mis en ligne par chaque adhérent. Une manière assez élégante de défendre les intérêts d'une corporation par des arguments largement éthiques. La presse est fiable, faites-lui confiance !

En réalité, la véracité des informations vendues au public - ou l'inclination des médias à la rétablir lorsqu'elle a été compromise par une erreur ou une déformation - sont de plus en plus souvent mises en doute. Une telle dérive a déjà été analysée ici sous l'angle des biais que portent en eux les journalistes qui se transforment en combattants de la persuasion. Un autre aspect du problème est la quantité brute d'informations disponibles, qui s'est multipliée sans que les rédactions ne suivent une évolution correspondante - en termes d'effectifs et de capacité de travail. Mais la confiance est bel et bien menacée.

Prenons quelques cas récents de contre-vérités propagées par les médias, et rarement corrigées lorsque leur nature a été révélée. La plupart des télévisions - dont la TSR, qui affiche fièrement une charte d'éthique - ont diffusé en début de semaine les images d'une vidéo tournée par la guérilla en Irak et censée montrer des tirs de missiles ayant abattu un C-130 britannique, puis la carcasse de celui-ci. Plusieurs experts affirment à présent que cette vidéo est un montage trompeur, destiné à faire accroire une embuscade au missile sol-air qui a peu de chances d'avoir eu lieu. Dans un registre presque comique, les agences de presse ont également diffusé les images d'un site islamique revendiquant la prise en otage d'un soldat américain qui n'était autre qu'un modèle réduit.

Secouée par les manipulations qui ont été révélées par l'affaire Kelly, la BBC semble avoir augmenté ses exigences de qualité : récemment, la chaîne publique britannique s'est ainsi excusée pour avoir fait croire, sur la base d'une interprétation erronée, que la majorité des morts violentes de civils en Irak étaient dues aux forces de la coalition. En revanche, CNN est aujourd'hui dans la tourmente, parce que l'un de ses dirigeants a affirmé au WEF la semaine passée que les militaires américains avaient délibérément ciblé et tué de nombreux journalistes en Irak - sans la moindre preuve pour fonder une accusation aussi grave. Lorsque l'on sait que le même dirigeant a avoué que CNN a dissimulé les crimes monstrueux du régime de Saddam Hussein pour continuer à travailler en Irak, on ne peut que s'interroger.

Pourtant, les médias ne semblent pas s'inquiéter au plus haut point de cette perte de confiance ; le souci est là et bien là , mais les habitudes et les réflexes prennent le pas sur la remise en question. Aux Etats-Unis, le paiement de journalistes pour la diffusion d'opinions commence à être un sujet de préoccupation ; deux éditorialistes ont ainsi reconnu avoir été payés par l'administration Bush pour promouvoir des projets précis, et sans rendre publics leurs honoraires. De même, on vient d'apprendre que la correspondante pour l'ONU de la chaîne NBC avait été payée par l'ONU pour écrire un livre très favorable à l'organisation. Le manque de transparence dans la production médiatique explique pourquoi la confiance automatique n'est plus de mise.

Mais ces révélations, qui succèdent au Rathergate, à l'affaire Blair et à d'autres, n'effritent pas les certitudes : les journalistes sont toujours persuadés être l'incarnation même de la vérité, et sont prompts à dénoncer comme une vile propagande toute information diffusée par les organes gouvernementaux - et notamment militaires. En d'autres termes, ils sont en train de passer à côté de la révolution de l'information. Le paysage médiatique va grandement changer ces 20 prochaines années...

COMPLEMENT I : Pour un bref historique de l'évolution des médias américains depuis presque 40 ans, cet article du très conservateur Pat Buchanan mérite d'être lu.

COMPLEMENT II : Concernant l'affaire du soldat en plastique montré comme otage, on notera que le modèle est à présent activement recherché et fait l'objet d'enchères sur eBay.

COMPLEMENT III (6.2) : Une excellente analyse du rôle joué par la manipulation des médias à propos de l'Irak a été publiée sous la plume de Jack Kelly. On notera d'ailleurs avec intérêt que ce dernier cite à plusieurs reprises des weblogs.

Posted by Ludovic Monnerat at 8h39 | Comments (9) | TrackBack

4 février 2005

Le droit de tuer - sans haine

Une polémique a éclaté cette semaine aux Etats-Unis suite aux propos tenus par un général des Marines, le lieutenant-général Mattis, quant « au grand plaisir d'abattre l'ennemi. » Ayant commandé à deux reprises la 1ère division de Marines en Irak, Mattis s'était déjà distingué par des discours à la fois brutaux et énergiques, et il été prié d'être plus prudent à l'avenir dans le choix de ses mots. Plusieurs spécialistes en éthique du commandement l'ont d'ailleurs vertement critiqué pour un exemple pareillement néfaste, en le rapprochant d'un incident survenu à Falloujah, lorsqu'un Marine a abattu un ennemi supposé être mort et qui bougeait encore devant un caméraman de NBC.

En fait, les propos exprimés par le lieutenant-général Mattis lors d'un forum portaient avant tout sur les sensations du combat :

"Actually, it's a lot of fun to fight... It's fun to shoot some people. I'll be right upfront with you, I like brawling," he said at the forum in San Diego. "You go into Afghanistan, you got guys who slap women around for five years because they didn't wear a veil," he added. "You know, guys like that ain't got no manhood left anyway. So it's a hell of a lot of fun to shoot them."

Le plaisir de combattre est une réalité historique connue depuis belle lurette, une composante essentielle de l'être humain : dès lors qu'elle ne tourne pas au massacre mécanique à longue distance, la guerre procure un sentiment de libération, une impression de plénitude et de réalisation qu'un auteur comme Martin van Creveld a parfaitement décrit dans La transformation de la guerre, en s'interrogeant sur les raisons qui poussent à se battre et en les résumant - avec sa plume typiquement provocatrice - de la sorte :

"Plus que toute autre activité humaine, la guerre n'a de sens que dans la mesure où elle n'est pas un moyen mais une fin en soi. Aussi désagréable que puisse être ce constat, le vrai motif des guerres réside dans le fait que les hommes les aiment et que les femmes aiment les hommes qui les font pour elles."

Naturellement, la noblesse du combat a bien diminué depuis que les machines se sont mises à le régir toujours plus, et cette déshumanisation, en provoquant l'impuissance d'un individu réduit à l'état de victime anonyme, a lourdement contribué à l'anesthésie pacifiste des sociétés occidentales, à la dévalorisation de l'affrontement - quelle que soit sa cause. Mais la désapprobation pour le plaisir affiché de combattre n'a rien de commun avec l'opprobre que suscite le ressentiment pour l'ennemi, la pulsion individuelle dans l'acte d'engager, de dominer et de tuer l'autre. On laisse encore aux militaires le droit de tuer, à condition qu'ils le fassent sans haine, sans excitation, sans confusion. On veut des armes non létales, des vainqueurs sans vaincu, des guerriers sans guerre. Des chirurgiens impassibles et masqués face aux métastases de la violence.

Cette vision édulcorée et utilitariste des opérations militaires tend à se répandre au fur et à mesure que les nations cherchent à civiliser les outils qui servent à protéger la civilisation. L'engagement systématique des armées dans des missions autres que la guerre, qui donne bonne conscience aux Gouvernements et reçoit l'approbation si rare des médias, aboutit progressivement à périmer les notions de survie, de paroxysme et de lutte à mort. Dans certains pays occidentaux, et c'est malheureusement le cas en Suisse, les armées ont même biffé le mot « ennemi » de leur vocabulaire : les militaires doivent produire de la sécurité, pas du sang et des larmes. Le stand de l'armée lors de l'exposition nationale 2002, à Morat, a présenté pendant 6 mois des équipements de sauvetage, des moyens sanitaires, des avions pour policer les airs et des hélicoptères pour sauver des vies, et 2 semaines seulement des chars. Aimez-nous, nous sommes gentils !

Voilà pourtant bien longtemps que la haine est indissociable du combat, des soldats qui le mènent, des hommes qui affrontent une mort prenant les traits de l'autre. Même si Rommel comptait publier ses carnets de la Seconde guerre mondiale sous le titre « La guerre sans haine », l'image de divisions blindées exemplaires et commandées par un chef chevaleresque s'est avérée un mythe. Haïr l'ennemi parce qu'il tue vos camarades ou parce qu'il ne respecte pas les règles est naturel. Les militaires américains ont la haine en Irak, parce que leur ennemi est perçu comme lâche et méprisable ; la deuxième bataille de Falloujah a été une revanche personnelle pour de nombreux soldats et Marines, une revanche sur les explosifs improvisés, les tireurs insaisissables, les frustrations d'un long combat aux points - avec la possibilité d'infliger enfin des coups qui portent.

De toute évidence, le lieutenant-général Mattis fait partie de ces chefs qui s'imposent sur le champ de bataille, de ces officiers que leurs subordonnés suivraient jusqu'en enfer - parce qu'ils disent exactement ce qu'ils pensent, et parce qu'ils pensent exactement ce que pensent leurs soldats. La haine est mauvaise conseillère et peut mener aux pires abus, mais la bannir des cœurs et des esprits revient à nier par la même occasion l'amour des siens, et donc la nature même de l'homme.

Seules les machines ne haïssent pas. Pour l'instant...

COMPLEMENT I : Il peut être intéressant de lire les propos de l'analyste américain Ralph Peters, qui a participé comme intervenant au même forum durant lesquels le général Mattis s'est exprimé sur le combat. Comme d'habitude, Peters n'y va pas avec le dos de la cuiller !

Posted by Ludovic Monnerat at 20h22 | Comments (7) | TrackBack

De retour de Lucerne

Après un bref crochet par la capitale, me voici de retour dans ma bonne vallée jurassienne. Pas trop fatigué par ces 3 jours de service, puisque nous sommes restés raisonnables dans notre rythme de travail : on a terminé mercredi soir à minuit et jeudi soir à 2300... Les travaux d'état-major sont plus intéressants que plaisants, et sont la condition sine qua non des opérations et des exercices, mais je serais bien en peine de leur trouver un équivalent dans la vie civile.

En tout cas, c'est plus agréable de travailler avec l'ADSL que le GPRS !

Posted by Ludovic Monnerat at 20h13 | TrackBack

3 février 2005

Un bijou technologique

Je profite d'un bref instant de répit dans mes activités militaires, alors que la plaine de Lucerne est dans le brouillard et sous la neige (rien que de très normal, et de toute façon les fenêtres sont closes), pour vous présenter le splendide petit appareil qui me permet d'être connecté à cet instant : un Qtek S100 doté d'une connexion GPRS Swisscom plutôt honnête (6,5 Ko/s constatées en moyenne). En fait, je l'utilise surtout comme modem pour mon ordinateur portable, puisque le Wi-Fi reste loin d'être très répandu dans notre belle Helvétie...

J'en profite pour remercier celles et ceux qui suivent ce weblog depuis sa création, avec un salut particulier pour les participants aux débats lancés sur les commentaires. Durant le mois de janvier, il y a eu en moyenne 241 visites par jour, avec un total de 34982 hits sur l'ensemble des 31 jours, mais aussi et surtout une augmentation constante de l'affluence - avec de nombreux courriers et contacts intéressants. Pour l'instant, l'expérience de ce nouveau média me convient et me convainc, et je compte poursuivre mes activités par ce biais, que ce soit depuis mon domicile, dans une caserne militaire ou aux antipodes !

Posted by Ludovic Monnerat at 9h56 | Comments (3)

2 février 2005

En terre lucernoise

Les mises à jour seront ralenties en cette fin de semaine, puisque je suis actuellement en service à Lucerne, au Centre d'instruction de l'armée, et que les travaux d'état-major sont suffisamment intensifs pour guère me laisser de temps à disposition. Je continue néanmoins à suivre l'essentiel de l'actualité et les commentaires suscités par mes billets...

Posted by Ludovic Monnerat at 15h32 | Comments (1)

Entre police et armée

Le Temps publie aujourd'hui (accès gratuit) une réflexion de Pierre Aepli, l'ancien commandant de la police cantonale vaudoise et coordinateur suisse pour la sécurité du Sommet du G8 d'Evian, sur la collaboration entre police et armée. Il n'aborde pas vraiment la polémique aiguë lancée par certains syndicalistes policiers, qui affirment envers et contre tout que la sécurité intérieure est une affaire purement civile (l'armée vient d'engager 4700 soldats pour le WEF...), mais propose plusieurs solutions pour harmoniser les forces. Extraits :

La Suisse a un déficit dans sa capacité de maintien de l'ordre. [...] Comme on ne saurait faire intervenir l'armée contre les citoyens, il en découle logiquement, si l'on veut éviter de faire appel à l'aide extérieure, que les polices soient renforcées et qu'à cette fin on convienne d'une réattribution organique des moyens de l'armée, budgétaires et en personnel, à leur profit.
[...]
Le développement d'une force mixte composée de militaires et de policiers pouvant être engagée dans ce cadre [maintien de la paix à l'étranger] mériterait d'être examiné; l'armée y jouerait un rôle prépondérant.
[...]
D'autres convergences sont envisageables entre armée et police [...] pour permettre à des membres professionnels de la sécurité militaire de rejoindre, au terme de leur engagement, les rangs de la police ou à des soldats accomplissant un service long de le faire comme gendarmes auxiliaires dans une police cantonale.

Les arguments de Pierre Aepli ont l'immense mérite de dépassionner le débat et de montrer que des solutions sont possibles. Maintenant, si je vois bien - comme l'armée d'ailleurs - l'intérêt à un rapprochement dans le domaine de l'instruction, je vois mal comment l'armée accepterait de transférer à la police sa sécurité militaire, puisqu'elle en a besoin (et à quelle police, fédérale ou cantonale ?), alors qu'une unité civilo-militaire à l'étranger sera tiraillée entre les chaînes de commandement civiles et militaires - au Kosovo, les policiers CIVPOL sont aux ordres de la MINUK, alors que les militaires - y compris les policiers militaires de la MSU - sont aux ordres de la KFOR.

Il faut se rendre à l'évidence : on ne fera rien d'autre que du bricolage aussi longtemps qu'il n'y aura pas un nouveau Rapport sur la Politique de Sécurité pour définir une stratégie adaptée à notre époque.

Posted by Ludovic Monnerat at 7h50 | Comments (2)

1 février 2005

Au-delà des conventions

L'adaptation des lois de la guerre aux conflits actuels est un sujet de première importance, et un point de vue intéressant a été donné aujourd'hui dans le Los Angeles Times par les 2 juristes américains qui ont écrit en janvier 2002 l'avis de droit sur lequel s'est basée l'administration Bush pour refuser le statut de prisonnier de guerre aux combattants irréguliers capturés en Afghanistan, puis ailleurs. La question qu'ils posent d'emblée est essentielle : comment s'adapter au déclin des Etats-nations comme acteurs principaux des conflits ?

Pour eux, la transformation de la guerre doit naturellement avoir pour corollaire la transformation du droit de la guerre :

A treaty like the Geneva Convention makes perfect sense when it binds genuine nations that can reciprocate humane treatment of prisoners. Its existence and its benefits even argue for the kind of nation-building that uses U.S. troops and other kinds of pressures in places like Somalia, Afghanistan and Iraq; more nation-states make all of us safer. But the Geneva Convention makes little sense when applied to a terrorist group or a pseudo-state. If we must fight these kinds of enemies, we must create a new set of rules.

Voilà un domaine dans lequel la Suisse pourrait lancer une initiative vraiment utile : reconsidérer tout le droit international humanitaire en fonction des conflits contemporains et mettre en discussion de nouvelles conventions, plutôt que des protocoles additionnels supplémentaires, à même de réguler ces conflits au lieu d'en être un facteur dérégulateur. On espère que le DFAE ou le CICR verront l'intérêt général d'une telle initiative.

Posted by Ludovic Monnerat at 15h41 | Comments (31)

Alerte média : Le Temps (2)

La commission de sécurité de Conseil des Etats ayant approuvé hier par 9 voix contre 1 le maintien des 2 petits avions de transport Casa C-295M dans le programme d'armement 2004 (on est déjà en février 2005, mais peu importe ; on va bientôt discuter toute l'année des investissements de l'armée...). Comme je me suis personnellement engagé en faveur de cette acquisition, j'ai été interrogé par Thierry Meyer, pour Le Temps, qui a consacré aujourd'hui un article (accès payant) à cette décision de la commission.

L'article en lui-même fait bien le point sur la situation, et notamment sur les arguments pour ou contre cet achat. Il offre naturellement une large part à mes propres déclarations, puisque nous avons parlé près de 15 min au téléphone, et celles-ci sont très exactement rendues. A une seule et malheureuse exception près :

« Certes, le Casa va moins haut, moins loin et moins vite que le Spartan, mais il convient parfaitement aux types de missions assignées à l'armée suisse, ajoute Ludovic Monnerat. Dans le cadre de leur aide à l'Indonésie sinistrée, les Espagnols viennent d'utiliser trois C-295M. »

Comme le savent les lecteurs de CheckPoint suite à cet article, et comme je l'ai dit à Thierry Meyer, ce sont bien 3 Casa 235 que l'Espagne a déployés en Indonésie, et non des 295. Nul n'est parfait !

Posted by Ludovic Monnerat at 7h43