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21 décembre 2004

Otages et manipulateurs

La libération de Christian Chesnot et Georges Malbrunot semble annoncer les derniers actes d'une pièce tragi-comique qui aura tenu le public en haleine depuis août dernier. On s'attend déjà à l'inévitable réception des « héros » que la République française ne manquera de célébrer, parmi des condamnations unanimes à l'endroit de la coalition en Irak et des marques de compréhension, voire d'approbation, au sujet des preneurs d'otages. Les journalistes français auraient d'ailleurs tort, dans l'environnement médiatique et commercial actuel, de ne pas exploiter leur séjour prolongé dans les geôles islamistes. Quant aux autorités, les bonnes nouvelles sont suffisamment rares comme cela.

Cette affaire doit cependant être recentrée dans son véritable contexte : les actions armées visant directement les journalistes sont aujourd'hui l'une des méthodes les plus efficaces pour orienter la couverture médiatique et influencer les perceptions du public. Non seulement les rédactions témoignent spontanément d'un intérêt marqué pour ce qui touche leurs confrères et consoeurs, ce qui est humain à défaut d'être juste, mais les menaces exercées à leur endroit ont également pour effet - souvent inavoué - de modifier les comportements et les contenus. En d'autres termes, la violence réelle ou potentielle devient une manipulation permanente et discrète.

La réaction des médias à l'enlèvement de Chesnot et Malbrunot aura ainsi précipité les commentateurs dans des extrémités émotionnelles. Le 7 septembre, Kyra Dupont Troubetzkoy accusait ainsi dans 24 Heures la coalition « dont les actions mal à propos - bombardement de Falloujah la rebelle, probable lieu de détention des otages - pourraient s'apparenter à du sabotage », comme si le commandement militaire américain - qui préparait la prise de Falloujah - pouvait se focaliser sur 2 journalistes prisonniers, avant d'appeler à la prudence « pour nos otages. » Un emploi de la première personne du pluriel suffisamment rare pour être significatif.

Mais la détention des reporters français a également eu pour effet de déformer les analyses. Après avoir dénoncé une « insupportable attente », Richard Werly écrit par exemple dans Le Temps, le 6 septembre, que « la guerre qui se poursuit là -bas a transformé le pays en un champ de bataille sans ligne de front », et que « les prises d'otages, a fortiori de journalistes, sont toujours le baromètre de conflits devenus sales et ingérables. » Pourtant, les attaques en Irak sont concentrés à 95% dans 6 des 18 provinces du pays, ne touchent pas la majorité de sa population et n'empêchent pas un redémarrage économique spectaculaire (+52% du PIB en 2004 selon le FMI).

Au-delà de la focalisation émotive et de la dictée rédactionnelle, les violences à l'encontre des journalistes obtiennent cependant leur plus grand succès lorsqu'elles influencent les médias avant même d'être perpétrées, par le seul fait de leur possibilité. L'agence Reuters a ainsi admis en septembre que son refus de qualifier de « terroristes » les groupes qui pratiquent ouvertement des attentats terroristes, comme le Hamas ou le Djihad Islamique, avait pour but de « protéger ses reporters. » C'est donc l'intimidation, il est vrai endémique en Palestine, et non la déontologie qui détermine l'emploi de qualificatifs précis.

De tels aveux devraient naturellement remettre en question les conditions dans lesquelles sont réalisés les reportages et articles livrés au public. Dans les faits, il n'en est rien : les arrangements locaux ou nationaux, comme l'accréditation, l'emploi de traducteurs, la sous-traitance ou les paiements, restent secrets. Il a par exemple fallu la chute de Saddam Hussein pour que CNN reconnaisse les arrangements sordides conclus avec son régime, et leur influence déterminante sur ses reportages, dans le but de simplement poursuivre ses activités sur place. Une forme de censure qui suscite bien peu de dénonciations.

C'est une réalité qu'il s'agit d'avoir à l'esprit en consommant les contenus médiatiques actuels : rien n'est gratuit, rien n'est anodin, rien n'est objectif dans notre monde. Et la transparence que les médias revendiquent sans cesse, souvent à raison d'ailleurs, devrait aussi s'appliquer à eux-mêmes.

COMPLEMENT : Des réflexions remarquablement pertinentes sont faites par Wretchard du Belmont Club au sujet de l'implication des médias dans les attaques en Irak. Elles soulignent ce problème de la transparence quant aux relations entretenues par les journalistes avec les groupes armés avides de publicité.

Publié par Ludovic Monnerat le 21 décembre 2004 à 21:56