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16 décembre 2004

Le somnambulisme stratégique suisse

L'annonce récente du concept de stationnement de l'armée et le traitement au Parlement du programme d'armement 2004 ont une nouvelle fois mis la chose militaire au cœur du débat politique.

Dans un entretien publié aujourd'hui dans Le Temps (accès gratuit), le conseiller aux Etats valaisan Simon Epiney appelle ainsi à une réforme rapide de l'armée, à son engagement accru dans la sécurité intérieure, tout en reconnaissant que la classe politique est coupable de n'avoir pas fixé des priorités dans les missions de l'armée. Il affirme notamment que la concentration sur la défense, ce cœur de compétence voulu en 1998 par le rapport Brunner, n'a plus lieu d'être :

« Les risques d'aujourd'hui sont liés par exemple à la montée des intégrismes, au commerce d'armes nucléaires, chimiques et bactériologiques ou à de possibles catastrophes écologiques dans les pays de l'Est. Ces menaces sont diffuses mais bien plus réelles que le risque d'une invasion militaire. On devrait donc commencer par dire clairement que la défense du territoire national ne constitue plus une priorité. »

Le même jour, un autre politicien valaisan certes officiellement en retraite, Peter Bodenmann, interpelle Samuel Schmid dans L'Hebdo (le texte n'est pas en ligne) et lui reproche les emplois supprimés par l'armée, sans une seule fois mentionner les coupes budgétaires - exigées par son parti - qui en sont la cause principale. Mais il affirme surtout que l'armée ne sert à rien, puisque personne ne nous menace :

« La grande majorité des Suissesses et des Suisses ne souhaite pas guerroyer à l'étranger, ni faire partie de l'OTAN. [!] L'armée suisse est donc militairement superflue, non seulement pour cette raison, mais aussi parce que nous sommes encerclés par des amis - et allons le rester! »

On comprend aisément la perplexité des responsables militaires contraints de faire face à des discours pareillement opposés, auxquels il convient naturellement d'ajouter la volonté de l'UDC de conserver l'armée d'antan, nombreuse et exclusivement concentrée sur la défense du pays. Entre une gauche qui conserve son obsession antimilitaire malgré l'évolution des conflits, un centre-droit qui se focalise sur l'utilisation quotidienne de l'armée au service des autorités civiles et une droite nationaliste qui refuse tout changement au principe du hérisson militaire fondé sur une stricte neutralité armée, comment obtenir une vision claire et consensuelle du futur ?

Le problème s'avère cependant plus vaste : la division incapacitante de la classe politique n'a d'égale que sa propension à s'estimer compétente en matière de planification stratégique et opérative. Simon Epiney définit à peine les missions devant selon lui être confiées à l'armée, mais il en déduit aussitôt son volume (environ 15'000 hommes) et son alimentation (professionnelle). Nombreux seraient les officiers à souhaiter connaître le raisonnement sans doute profond et détaillé qui sépare ces deux éléments-clefs, les missions et les moyens (la méthode n'étant ici pas abordée).

Il faudrait tout de même un jour expliquer à M. Epiney que 15'000 hommes suffisent à peine à protéger durablement son propre canton, et notamment ses infrastructures en matière de transport et d'énergie, face à une menace terroriste sérieuse. Comment fait-il pour ne pas intégrer le problème de la durée des engagements militaires, et donc de l'endurance qu'ils nécessitent ? Une division de 15'000 hommes permet certainement de protéger les transversales ferroviaires et routières de Bâle à Chiasso, mais pas indéfiniment ; quant au reste du pays, il devrait prendre son mal en patience!

L'aspect le plus inquiétant du discours politique par rapport à l'armée, néanmoins, reste ses certitudes concernant l'avenir. La guerre est exclue, et les militaires doivent faire du maintien de l'ordre, affirme M. Epiney. Aucune guerre ne menace parce que la Suisse arme moins vite, souligne M. Bodenmann. Mais de quelle guerre parlent-ils ? Une guerre conventionnelle entre Etats en Europe occidentale paraît effectivement très improbable ; l'usage de la force armée comme moyen de pression, par exemple sous forme de blocus aérien et terrestre, est moins improbable, mais reste lointain.

En revanche, une guerre civile asymétrique et transnationale, déclenchée par des haines idéologiques ou identitaires, mêlant des populations ostracisées, des réseaux criminels et des groupes terroristes, face à des forces de sécurité civiles et militaires chargées avant tout de conjurer le chaos et de préserver la normalité fragile de bulles sécuritaires, apparaît tout à fait plausible en Europe occidentale dans les 25 prochaines années. C'est d'ailleurs la forme de conflit aujourd'hui la plus répandue, de l'Irak au Cachemire en passant par la Côte d'Ivoire, le Congo ou la Colombie.

Rendre les armées capables de prévenir, de mener et d'interrompre une guerre asymétrique sera probablement le défi militaire du siècle. Et croire que nous pourrons y échapper, blottis au cœur d'une Europe en pleine recomposition économique, sociale, ethnique et culturelle, serait une erreur funeste. Espérons que la classe politique suisse en prendra conscience avant que des événements dramatiques n'interrompent son somnambulisme stratégique.

Publié par Ludovic Monnerat le 16 décembre 2004 à 17:40